Tunisie: A quand une stratégie pour surmonter les effets dévastateurs de la guerre en Ukraine ?
Par Ridha Bergaoui - Après un Ramadan relativement calme, le tunisien s’est réveillé sur une augmentation très sensible des prix des produits d’origine animale, surtout le poulet et la dinde. Œufs e viande blanche sont considérés des produits stratégiques et représentent les principales sources protéiques pour la plus grande partie de nos concitoyens.
Cette augmentation, dénoncée par les organisations de défense du consommateur, est justifiée par les producteurs par une augmentation très sensible (environ 300 dinar/tonne) de l’aliment concentré. Cette augmentation, prévisible dans un contexte mondial de crise et de guerre, semble avoir été reportée, à la demande des autorités, après Ramadan compte tenu de l’importance que revêt le mois de jeune en
Tunisie et les habitudes alimentaires de nos concitoyens qui ont tendance à de la surconsommation en cette période particulière de l’année.
La guerre en Ukraine, un véritable tsunami sur le plan économique
Affaibli par une pandémie qui a paralysé l’économie mondiale et a commis de multiples ravages, la guerre en Ukraine a conduit à une déstructuration totale du commerce international et déstabilisation des filières de production.
Les experts prédisent des conséquences graves, surtout pour les pays fragiles et dépendants des marchés mondiaux de l’énergie et des produits alimentaires, avec famine et inflation sans précédent. L’impact de cette crise pourrait durer longtemps même après l’arrêt de la guerre.
C’est que l’Ukraine et la Russie sont de gros exportateurs de produits alimentaires, d’énergie et que la mer noire représente une plaque tournante dans l’économie internationale et les échanges commerciaux.
La Russie et l’Ukraine sont parmi de gros exportateurs de blé, de maïs, et de tournesol. La Russie est un fournisseur important de gaz et de pétrole. L’embargo sur les produits russes et la paralysie des ports de la mer noire ont entrainé de fortes pressions sur les exportations mondiales et des perturbations du transport maritime et ont conduit à réduire les disponibilités et une flambée des prix de l’énergie, des matières premières, des produits alimentaires et des engrais. Pour ces derniers, surtout les engrais azotés, l’énergie (gaz ou pétrole) est une composante essentielle et importante dans le processus de fabrication.
La crise va directement impacter l’alimentation humaine et animale et va toucher tous les secteurs en premier l’agriculture et l’élevage, l’industrie et le transport. Les effets de la guerre vont certainement durer des années. C’est que, occupées à faire la guerre et suite à la destruction de nombreuses infrastructure vitales, l’Ukraine et la Russie ne pourront désormais et durant quelques temps, cultiver les terres et exploiter leurs richesses traditionnelles comme en temps de paix. Elles vont s’investir certainement dans des efforts de guerre, renforcer leur arsenal militaire, mobiliser les jeunes en âge de combattre…
Quoique le monde a connu ces dernières années de nombreuses guerres meurtrières (Irak, Syrie, Libye…), c’est la guerre en Ukraine qui va certainement marquer le plus l’histoire de l’humanité. Désormais, il y aura certainement un avant et un après la guerre Ukraine-Russie.
Des stratégies pour limiter les dégâts
Depuis les premiers jours de la guerre, de nombreux pays ont essayé d’évaluer les impacts socio-économiques de cette guerre et arrêté des stratégies pour limiter ses incidences sur les filières de production.
Dans le domaine agricole et agro-alimentaire, en France à titre d’exemple, des mesures immédiates et à moyen terme ont été prises pour soutenir les agriculteurs et les éleveurs (voir site du Ministère de l’agriculture et de l’alimentation, France).Des enveloppes financières ont été consacrées pour enrayer l’augmentation du prix du carburant, prendre en charge une partie du surcout des aliments concentrés du bétail, soutenir et venir en aide des exploitations qui connaitront des difficultés suite à la crise. D’autres mesures ont été également décidées : ouvrir de nouvelles négociations commerciales, assurer l’approvisionnement en engrais, produire plus de protéines végétales et enfin œuvrer pour une souveraineté et une indépendance alimentaire et énergétique.
La crise, qui a en réalité démarré bien avant la guerre, va certainement durer et les prix vont encore augmenter. L’énergie, les matières premières, le transport, les produits industriels… tout va augmenter et rien ne sera épargné. Certains experts prédisent même des famines et des faillites. Une recomposition du paysage économique mondiale sera en cours. La Chine et l’Inde pourront émerger, le dollar perdra de sa valeur et sa symbolique… et bien d’autres perspectives pas toujours agréables.
Attentisme, immobilisme et Improvisation
En Tunisie, rien ne laisse penser que les autorités et nos politiciens sont conscients de la gravité de la situation, sa durée et ses impacts sur la vie du quotidien et la détérioration de son pouvoir d’achat. Le Ministère de l’Agriculture avait annoncé une augmentation du prix du blé à la livraison aux centres de collecte compte tenu de l’augmentation des prix des intrants. Une stratégie d’autosuffisance en blé dur a été également annoncée afin d’atteindre 800 000 ha de blé dur à partir de l’année prochaine. Il faut souligner que la superficie réservée aux céréales (blé dur, blé tendre et orge) pour l’année en cours est estimée à seulement 1 million d’ha en raison des craintes des agriculteurs suite à la sécheresse en début de campagne et que la superficie moyenne est estimée à 1,700 million d’ha. Les opérateurs privés ont également augmenté le prix à la réception des graines de colza.
La Tunisie est étroitement dépendante à la fois de l’importation. Pour l’alimentation humaine et pour l’année 2021, nous avons importé 25 Mqx de céréales (5, 11 et 9 Mqx respectivement pour le blé dur, blé tendre et orge) soit 20%, 80% et 50% de nos besoins.
L’élevage avicole (poulets, dindons et œufs) est entièrement dépendant de l’importation du maïs et du soja, minéraux et vitamines et autres additifs. Les élevages laitiers utilisent massivement des concentrés industriels également à base de produits importés (tourteau de soja, orge, minéraux, maïs…). Pour les régions du Centre et du Sud, l’Etat est obligé d’intervenir en distribuant à prix subventionnés de l’orge et du son également importés.
Les prix des concentrés ne cessent d’augmenter. Les prix à la production du lait, œufs et viandes blanches ainsi que de nombreux autres produits agricoles, étant généralement fixés par l’Etat, l’agriculteur et l’éleveur se trouvent coincés entre l’enclume des prix bas fixés par l’Etat et le marteau des augmentations répétitives des prix des intrants (semences, engrais, désherbants et produits chimiques, aliments concentrés, main d’œuvre…).
Les agriculteurs et les éleveurs ne cessent de bloquer les routes, de manifester leur colère et demander l’intervention de l’Etat. Quant au consommateur, son pouvoir d’achat ne cesse de se dégrader et doit affronter chaque jour la flambée des prix et la pénurie de certains produits alimentaires.
L’Etat pratique la politique de l’autruche et fait la sourde oreille au risque de voir éclater un jour des soulèvements et mouvements sociaux très graves.
Urgence pour la mise en place d’une stratégie multisectorielle
Les effets de la guerre en Ukraine se font de plus en plus sentir. Des problèmes de disponibilités avec une flambée des prix des matières premières et des produits alimentaires vont entrainer un ralentissement des investissements et de la croissance économique mondiale.
Confrontée à des crises multiples et à des difficultés budgétaires très graves, la Tunisie est directement impactée par la guerre en Ukraine. Elle dépend aussi bien pour l’alimentation humaine qu’animale de l’importation de grandes quantités de produits. La hausse du prix du pétrole, le glissement de la valeur du dinar et la politique de subvention des matières stratégiques ne font qu’aggraver le déficit budgétaire et la situation pourrait devenir critique si non dramatique.
Depuis le mois de mars et juste après le déclenchement de la guerre, l’Institut Arabe des Chefs d’Entreprises (IACE), a essayé de présenter les risques de cette guerre sur l’économie tunisienne et faire un ensemble de proposions pour surmonter les effets de la crise. Le rapport concluait que « Les différentes crises que le monde a connues doivent être prises comme des signaux pour la nécessaire révision de nos approches économiques dans divers secteurs, il en va aujourd’hui de l’indépendance du pays et de sa sécurité ».
Presque trois mois après le déclenchement de la guerre, la situation, le constat et les perspectives restent toujours valables. Il est plus qu’urgent pour la Tunisie de disposer d’une stratégie multisectorielle pour prévenir et surmonter les effets, malheureusement qui risquent d’être durables, de cette guerre et les bouleversements tragiques qu’elle occasionne à l’économie mondiale et l’avenir de l’humanité.
Intensifier notre agriculture et réduire pertes et gaspillage pour réduire notre dépendance alimentaire, aider les agriculteurs, les éleveurs et les entreprises fragilisées, aider les familles nécessiteuses les plus touchées, réformer le système de subvention, relancer la production locale de phosphate et de pétrole et bien d’autres actions sont nécessaires pour faire face à la crise et nous en sortir avec le moins de dégâts possibles. Tout en tenant compte, bien sûr, de la menace du changement climatique et de la sécheresse auxquelles la Tunisie est exposée de plein fouet.
Ridha Bergaoui
- Ecrire un commentaire
- Commenter