News - 19.04.2022

Tunisie: Une stratégie pour atteindre notre autosuffisance en blé dur ?

Tunisie: Une stratégie pour atteindre notre autosuffisance en blé dur ?

Par Ridha Bergaoui - Le Ministre de l’Agriculture vient d’annoncer, lors de sa visite à Bizerte samedi dernier, que le Ministère a entamé une stratégie pour atteindre notre autosuffisance en blé dur.

Il a fallu des années de chaos, une pandémie et une guerre qui a enflammé le monde entier pour que le Ministère passe à l’action. Bref, vaut mieux tard que jamais.

Les composantes de la stratégie

Selon le Ministre (voir site du Ministère de l’agriculture), cette stratégie repose sur:

Une augmentation du prix des céréales à la production (pour la présente campagne, les prix ont été déjà augmentés et publiés)

Un paquet technologique complet et la disponibilité des intrants nécessaires (semences, engrais, pesticides et herbicides…)

Un programme de financement au profit des agriculteurs

Un programme de vulgarisation et d’encadrement des agriculteurs afin d’améliorer la production et le rendement.

M. le Ministre a souligné l’importance de la vulgarisation et a indiqué la mise à disposition, à plein temps, des vulgarisateurs. Il a également souligné l’importance de la recherche et la nécessité de l’ouverture des chercheurs sur l’environnement professionnel et la réalité du terrain.

Il faut remarquer que cette annonce de la stratégie blé dur vient juste un jour après une rencontre du Président de la République avec des membres du bureau exécutif de l’Union Tunisienne de l’Agriculture et de la Pêche, dans le cadre du dialogue national. Le Président avait souligné les difficultés auxquelles font face les agriculteurs et avait souligné la nécessité d’atteindre notre autosuffisance alimentaire et le retour des semences locales afin de se libérer de notre dépendance en semences hybrides.

Stratégie ou annonce médiatique politique?

Compte tenu des conditions dans lesquelles a été annoncée la stratégie vers une autosuffisance, dès l’année prochaine, en blé dur, en incluant une mesure déjà annoncée au début du mois, il est légitime de se poser la question s’il s’agit bien d’une stratégie mûrement réfléchie et mise au point ou d’une annonce pour rassurer les citoyens et surfer sur la vague du Président.

En attendant de voir par écrit tous les détails de la stratégie, y compris le timing et les moyens humains et matériels qui lui sont consacrés, qu’elle fasse l’objet d’une communication officielle (pourquoi pas lors d’un conseil ministériel en présence du Président de la République), on ne peut que croire Monsieur le Ministre de l’Agriculture et se réjouir d’une telle décision.

Cette stratégie pourrait être une première étape dans un véritable programme d’action national visant l’amélioration de notre sécurité alimentaire et la réduction de notre déficit en céréales. Elle pourrait être suivie d’une stratégie pour réduire notre déficit en blé tendre, dont nous importons de très grosses quantités nécessaires pour la confection du pain du citoyen.

Des informations qui manquent

D’une façon générale, la culture des céréales occupe de nos jours près de 1,2 million d’hectares dont plus de la moitié en blé dur, 40 % en orge et seulement 10% en blé tendre. La Tunisie est déficitaire surtout en blé tendre (80% de nos besoins) et orge destiné à l’alimentation animale (50%). Notre déficit en blé dur n’est que de 20 %.

Il est espéré que cette autosuffisance projetée dans la stratégie blé dur annoncée se fera grâce à une amélioration des rendements et de la productivité des parcelles de blé dur et non d’une extension des superficies aux dépens des cultures fourragères, des légumineuses ou  en se substituant au blé tendre.

Par ailleurs, le Ministre n’a soulevé ni les problèmes de collecte, ni ceux des pertes lors des récoltes et du stockage ou ceux des incendies qui ont représenté à plusieurs reprises des handicaps certains.
Toute stratégie doit tenir compte de toutes les contraintes et prévoir comment y faire face. Les moyens humains et matériels doivent également être réservés pour la concrétisation des objectifs et la réalisation de la stratégie.

La vulgarisation est certainement un maillon fort important. La situation actuelle de la vulgarisation agricole est catastrophique. Les cellules territoriales de vulgarisation (CTV) sont dans un état lamentables et manquent à la fois de personnel et de moyens de déplacement pour aller à la rencontre des agriculteurs.

Il va sans dire que la réussite d’une stratégie suppose l’engagement de tous les intervenants de la filière dont les syndicats comme l’Utap, le Synagri et même le citoyen qui est appelé à rationaliser son comportement et ses habitudes alimentaires.

S’agissant d’une stratégie nationale, une campagne de sensibilisation et de communication doit être prévue dans les médias pour motiver et rappeler l’importance stratégique du secteur des céréales et la nécessité d’assurer notre sécurité alimentaire.

Un déficit endémique en céréales de plus en plus grave

Le déficit en céréales en Tunisie remonte à très loin, toute fois il ne cesse de se creuser. L’augmentation de la population, l’amélioration du niveau de vie, l’urbanisation et le changement des habitudes alimentaires sont parmi les facteurs importants qui ont aggravé notre dépendance vis-à-vis des marchés internationaux des céréales.

Le développement de l’élevage, et particulièrement les élevages intensifs (aviculture et élevage laitier), qui sont de gros consommateurs d’aliments concentrés à base de maïs et de tourteaux, nécessite de très grosses quantités de céréales.

La sécheresse, le changement climatique et l’irrégularité des pluies, surtout au Centre et au Sud du pays, ont nécessité l’intervention de l’Etat et la distribution de grandes quantités d’orge et de son subventionnés.

Une réduction nette des surfaces emblavées en céréales

L’irrégularité des pluies et la variabilité interannuelle entrainent une grande fluctuation des surfaces cultivées et des récoltes qui peuvent varier, d’une année à une autre, du simple au double.

La sécheresse de ces dernières années, les prix du blé à la production, jusqu’ici très peu encourageants pour les agriculteurs, les problèmes de disponibilité et de la hausse continue des prix des intrants et de la main d’œuvre ont entrainé un manque de rentabilité de la culture et ont conduit à l’abandon, par de nombreux agriculteurs de la culture des céréales au profit de l’arboriculture. Le développement rapide des périmètres irrigués qui ont atteint près de 450 000 ha s’est fait également aux dépens de la céréaliculture.

La conséquence fut une diminution de plus en plus importante des surfaces dédiées aux céréales. Celles-ci avaient atteint plus de 2 millions d’hectares en 1996 (blé dur 1190 000 ha, 167 000 ha blé tendre et 760 000 ha d’orge) et ne cessent de se rétracter pour atteindre 1,2 M en 2010 et seulement 1 million d’ha pour l’année en cours.

Cette chute des superficies provient essentiellement de la chute des surfaces emblavées en blé dur. Pour les autres céréales, les surfaces sont pratiquement constantes (soit environ 0,5M d’ha, 0,15 et 0,15 respectivement pour l’orge, le triticale et le blé tendre).

Quoique les rendements soient étroitement liés à la pluviométrie de l’année, sachant qu’il s’agit d’une culture pluviale (les superficies irriguées réservées au blé ne dépassent pas les 50 000 ha), la tendance générale est vers l’augmentation des rendements à l’hectare. L’Institut National des grandes cultures avance un rendement moyen de 19 q/ha, 20, 12 et 22 q/ha respectivement pour le blé dur, le blé tendre, l’orge et le triticale. A titre indicatif le rendement moyen national pour le blé en France est évalué à 73 q/ha.

Consommation et importation de céréales

La consommation moyenne nationale en blé est estimée à 250 kg/habitant/an (moitié blé dur et moitié blé tendre), soit un besoin total de 32 millions de quintaux.

Le besoin en orge varie selon la pluviométrie et l’état des parcours surtout dans le centre et le sud du pays. Suite à la succession des années de sécheresse le besoin en orge est de plus en plus important. On peut l’estimer à 10 M de quintaux.

L’INGC, avance une production moyenne, durant la période 2010-2020, estimée à environ 17 Mqx (10, 2 et 5 respectivement pour le blé dur, le blé tendre et l’orge-triticale). Nos importations en céréales se situeraient, pour l’année 2021, à 25 Mqx (5, 11 et 9 Mqx respectivement pour le blé dur, blé tendre et l’orge) soit 20%, 80% et 50% de nos besoins.

Pour l’année 2022, Aniss Ben Rayana, sur une radio locale privée, a indiqué, samedi dernier, que la Tunisie compte importer 26,83 millions de quintaux de céréales (dont 15 millions déjà importés) pour un montant de 3,3 milliards de dinars. Ceci sans compter la quantité de maïs et le blé fourrager dont l’importation est confiée à des opérateurs privés qui travaillent dans le secteur des aliments du bétail.

La Tunisie dépend ainsi, pour couvrir ses besoins, de l’importation surtout de blé tendre et orge. Elle n’est pas très loin de son autosuffisance pour le blé dur. Elle importe son blé essentiellement de l’Ukraine, mais également de la Russie, France…

Le blé tendre, une culture relativement récente

De tout temps, la Tunisie a été un pays producteur de blé dur. On l’utilisait pour le couscous et autres préparations à base de semoule, des pâtisseries traditionnelles… Ce n’est qu’avec l’arrivée des colons que la culture du blé tendre a commencé à se développer. Elle est restée jusqu’aujourd’hui très secondaire, le blé dur et l’orge (destiné surtout à l’alimentation animale mais également pour certaines préparations culinaires) sont les deux principales céréales cultivées. Le triticale (céréale hybride blé-seigle) n’a connu qu’un développement très limité et est considéré sur le plan commercial à de l’orge.

Il faut souligner que le blé tendre peut être cultivé partout de par le monde alors que le blé dur exige un climat chaud et sec. La production mondiale de blé (2021-22) avoisine, selon le Conseil International des Céréales, 781 millions de tonnes alors que la production de blé dur est à peine de 32 millions de tonnes.

Les habitudes alimentaires du Tunisien ont connu un changement important. D’un consommateur exclusif de pain de semoule, couscous et dérivé, il est devenu également un grand consommateur de pain blanc et pâtisseries à base de farine. Les céréales représentent une composante principale du régime alimentaire, elles apportent plus de 50% de calories et 65% des protéines.

La Tunisie est trop dépendante vis-à-vis des marché internationaux des céréales et doit œuvrer à alléger cette dépendance qui devient de plus en plus dangereuse, couteuse et risquée.

L’exemple Russe

La Russie a été déficitaire en céréales jusqu’en 2014. A la suite du conflit entre l’Ukraine et la Russie et l’annexion de la Crimée par la Russie. Suite aux sanctions financières prises par les pays européens à l’encontre de la Russie, celle-ci a décrété un embargo sur les produits alimentaires à l’encontre de ces pays et a entamé un plan de relance et de modernisation de son agriculture.  

L’agriculture a été décrétée priorité nationale et des moyens financiers ont été réservés pour la modernisation de l’agriculture (renouvellement et modernisation du matériel, aides directes aux agriculteurs, subventions des intrants, primes de qualité, soutien des prix…

En quelques années seulement, la Russie d’un importateur net est devenu le premier exportateur mondial de céréales.

Ridha Bergaoui

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