Le décret-présidentiel n°2022/310 relatif au télétravail des agents de l’Etat: Réalité et faisabilité?
Par Najet Brahmi Zouaoui. Professeure à la faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis. Avocate près la Cour de cassation. Secrétaire générale de l’Alliance Internationale des Femmes Avocates près de Genève.
1- « Autres temps, autres mœurs »(1). Et pastichant ce proverbe français, on dira autre réalité sociale, autres règles de droit. Cette affirmation serait d’autant plus justifiée que le législateur tunisien s’est engagé depuis des années dans une voie de réformes tous azimut. Il en est particulièrement de son engagement à la mise en place d’un processus servant de cadre légal à la numérisation de l’administration tunisienne. Son action vient répondre au souci d’une adaptation avec les impératifs de l’évolution de la société tunisienne appelée à répondre des besoins de la mondialisation. Le Covid-19 a activé le processus de la numérisation et plusieurs décrets –lois ont vu le jour en 2020(2). Le télétravail a alors été retenu comme une alternative au travail au sens classique du terme. Une introduction de la technique a été dans le secteur public y compris l’administration judiciaire. Cela ne s’est pas fait sans hésitation et tracas. L’expérience du procès pénal à distance(3) a heurté plusieurs difficultés. En saisissant le fait, le droit numérique semblait alors faire figure d’un intrus qui n’avait pas encore sa place vu le défaut d’initiation à la technique du numérique. Initiée au besoin de contourner le risque d’une suspension obligée du travail des tribunaux, le procès judiciaire à distance était très limité dans le temps et dans l’espace. L’expérience devait prendre fin sitôt le pic de la vague 4 du Covid-19 était dépassé.
2- L’Etat d’exception en Tunisie décrété depuis le 25 Juillet 2021 aurait obligé à de nouvelles mesures(4). Le télétravail n’y échappe pas ! Et l’on trouverait dans le décret présidentiel n°2022/310 relatif au télétravail des agents publics de l’Etat et établissements publics(5) la marque de l’intérêt porté par le législateur tunisien au télétravail en tant que mode alternatif au travail.
3- Composé de 25 articles, le décret présidentiel n°2021/310 se compose de 4 titres portant respectivement dispositions générales(6), télétravail permanent(7), télétravail provisoire(8) et mesures de suivi et d’évaluation(9). Le texte viendrait exaucer le vœu pieux d’une partie de la population active en Tunisie empêchée pour une raison ou une autre de se rendre aux locaux du travail.
4- Sa mise en œuvre, si elle était faisable(II), n’en serait pas moins sans révéler plusieurs limites. Le texte semble réellement(I) se heurter au contexte !
I- Réalité du télétravail
5- De par son domaine, le décret présidentiel semble s’accommoder d’une conception stricte et exceptionnelle du télétravail. Et de par ses alternatives, le télétravail semble être loin de l’être.
A- Le télétravail: Quel domaine?
6- Le décret présidentiel définit le domaine juridique du télétravail(a). Il passe sous silence son domaine chronologique(b). Il doit donc faire l’objet d’une application immédiate. Les règles de l’application de la loi dans le temps dont l’effet immédiat de la loi devant s’appliquer face à l’absence de toute règle dérogatoire. En fait, il n’en est rien ! L’application du texte ne semble pas être de mise.
a) Domaine personnel
7- Aux termes de l’article 4 du décret Présidentiel « le télétravail profite aux agents de l’Etat exceptés les agents suivants :
• Les agents des établissements publics de l’éducation, l’enfance, la jeunesse, la formation professionnelle et l’enseignement supérieur et dont la nature de leur travail exige la communication directe avec les élèves ou les étudiants et ce sur la base d’une liste qui sera fixée par arrêté du ministre concerné.
• Les agents qui ne peuvent exercer leur travail qu’en présentiel. Une liste de ces fonctions sera fixée par des arrêtés ministériels.
• Les agents de l’Etat chargés de fonctions qui requièrent le traitement et l’accès à des données critiques contenues dans un support papier ou électronique y compris les données personnelles ou les données qui peuvent nuire aux relations extérieures du pays et ce conformément aux lois et règlements en vigueur et en tenant compte de la disponibilité et de la possibilité d’utiliser des programmes sécurisés en vue de garantir ces données dans leurs différentes catégories.
Au besoin, ces exceptions peuvent être révisées intégralement ou partiellement. Il peut aussi y avoir ajout d’autres exceptions par voie d’arrêtés ministériels et après avis de la commission consultative prévue par l’article 25 du présent décret Présidentiel ».
8-Ainsi rédigé, l’article 4 du décret Présidentiel serait source de plusieurs réserves. Et pour cause, l’absence de critères précis pour l’exclusion de certaines personnes du domaine du télétravail d’une part et le renvoi à un pouvoir souverain des ministres concernés pour définir l’assiette des activités soustraites au télétravail de l’autre. A cela s’ajoute la possibilité d’agir sur le domaine des exceptions dans le sens de la révision intégrale ou partielle.
9- S’agissant tout d’abord de l’absence de critères précis pour l’exclusion de certains agents publics du domaine du télétravail, elle trouve sa marque dans la formule de « données critiques » retenue dans l’article 4 alinéa susvisé. Que faut –il en effet entendre par donnée critique ? La réponse n’est pas aussi aisée qu’on le pense. Du coup, un pouvoir souverain du chef de l’établissement public sous la tutelle duquel travaille l’agent public postulant au télétravail se trouve établi. C’est de la bonne volonté du chef que dépendra le sort de la demande du télétravail. Deux demandes similaires peuvent déboucher sur des sorts différents car répondant de deux interprétations différentes du terme « critique ». Il va sans dire que par cette façon de procéder, le législateur aurait brisé le principe de l’égalité entre les citoyens garantis par l’article 26 de la constitution tunisienne. Aussi et si le terme critique était réellement incontournable pour le législateur tunisien, il lui aurait dû lui donner le sens qu’il entendait pour éviter tout abus et garantir une application du texte dans les mêmes conditions à tous les agents publics.
10- S’agissant ensuite du renvoi au ministre concerné pour définir les activités qui doivent échapper au télétravail, il semble tenir d’un choix peu réfléchi. En effet, la liste des activités aurait à changer d’un ministre à l’autre selon la conception que chaque ministre se fera de l’activité. La réserve serait d’autant plus justifiée que le poste de Ministre est marqué par une grande précarité. Etre Ministre ne tient pas d’un acquis. Et si l’affirmation est historiquement établie, elle n’en est pas moins justifiée à présent vu l’Etat d’exception. Dans les deux secteurs de l’éducation et de l’enseignement supérieur, le sort de la demande de télétravail va dépendre alors de la notion d’activité obligeant à un contact direct avec les élèves et les étudiants. Et c’est le ministre de l’éducation ou celui de l’enseignement supérieur, selon les cas, qui en décide. Le risque serait moindre si le Ministre était inchangé. Mais tout est possible car tout est précaire ! Aussi et en vue de contourner le risque, le législateur aurait songé à prévoir une définition de la notion de l’activité qui oblige à une communication directe avec les élèves ou les étudiants. Le législateur aurait mieux gagné à définir les notions clés en vue d’une bonne application du texte. Malheureusement, il ne l’a pas fait !
11- S’agissant enfin de la possibilité de réviser, au besoin, le domaine des exceptions par voie d’arrêtés ministériels, elle semble tenir d’un choix critiquable. Notre réserve est d’autant plus justifiée que le décret Présidentiel passe sous silence la notion du besoin. Le Ministre concerné peut procéder à la révision du domaine des exceptions quand bon lui semble. Deux demandes similaires, peuvent, en raison du besoin défini par le Ministre, déboucher sur deux décisions différentes. !
b) Le domaine chronologique
12- Le décret Présidentiel n°2022/310 ne réserve aucune disposition spéciale à son application dans le temps. Il sera donc d’une application immédiate. Le principe de l’effet immédiat de la loi étant de mise. Paradoxalement cependant, l’application immédiate du décret Présidentiel n° 2022/310 semble heurter plusieurs obstacles. Mieux encore et nonobstant la volonté avouée du législateur de donner un effet immédiat au décret Présidentiel, celui –ci reste loin de pouvoir réaliser ses effets escomptés d’emblée. Deux séries d’écueils peuvent être relevés. Les uns sont d’ordre légal et les autres sont d’ordre logistique.
13- S’agissant des obstacles légaux à l’application immédiate du décret Présidentiel, ils tiennent du recours du législateur à la technique du renvoi à des textes d’application. Il en est particulièrement, et à titre d’exemple, du renvoi de l’article 6 du décret Présidentiel à un arrêté ministériel qui aura pour objet de fixer la composition et les attributions de la commission spécialisée chargée d’examiner la demande de révision de la décision du rejet de la demande de télétravail. La commission est prévue par l’article du 6 du décret Présidentiel et œuvre au sein de l’Établissement de tutelle de l’agent contestataire de la décision de refus du télétravail. Elle tiendrait d’une composante indispensable du processus du télétravail. Celui-ci ne saurait donc réaliser ses effets escomptés sans la mise en place de la commission de révision au sens de l’article 6 susvisé. A dix jours de la publication du décret Présidentiel n°2022/310, la commission n’est toujours pas mise en place. Le décret-loi continu à être in opérationnel. Sa mise en œuvre dépendra, entre autres, de la mise en œuvre de ladite commission. Tarderait-elle à venir ? Quelle que soit la réponse, elle demeure loin de contourner tous les obstacles liés à la mise en œuvre du décret Présidentiel. Cela tient du fait qu’au-delà des obstacles d’ordre juridique, la mise en place du télétravail serait freinée par des obstacles d’ordre logistique.
14- S’agissant des obstacles d’ordre technique et logistique, ils tiendraient de la difficulté voire l’impossibilité à l’administration publique à son état actuel de pouvoir aménager les bureaux du télétravail de la façon dont le décret Présidentiel prévoit. Pour s’en convaincre, il y’a lieu de rappeler les exigences du texte avec une confrontation à la réalité de l’administration tunisienne. Sauf à croire à des changements radicaux et imminents de ladite réalité. Deux dispositions du décret Présidentiel seraient en mesure de venir à l’appui de notre réserve. Il s’agit respectivement des articles 12 et 13 du décret Présidentiel régissant les obligations du Chef de l’Etablissement de tutelle de l’agent autorisé au télétravail. Le premier oblige à un aménagement spécial du milieu de travail convenu et le second à des obligations du chef de l’établissement. L’article 12 renvoie à un cahier de charge qui fixe les différents critères et conditions liés à l’hygiène et à la logistique. Le cahier des charges est élaboré à la demande du chef de l’entreprise et après concertations techniques et pratiques et selon la nature de l’activité. L’avis du l’institut de la santé et de la sécurité professionnelle. Le processus du télétravail. Le télétravail dépendrait donc et en grande mesure de la bonne volonté du chef de l’entreprise qui reste maitre de la situation faute de critères objectifs bien déterminés.
II- La faisabilité?
15- Telle que conçue par le décret Présidentiel n2022/310, le télétravail interpelle le juriste quant à sa faisabilité ! Celle-ci serait d’autant plus critique que le législateur semble inverser l’ordre de priorité du processus législatif (A) d’une part et subordonner le jeu du télétravail à des conditions logistiques et techniques peu réalisables dans la pratique. (B)
A- La faisabilité du télétravail ou lorsque le processus législatif se trouve inversé!
16- Aux termes e l’article 23 du décret Présidentiel n°2022/310 « L’instance de contrôle général des services publics avec l’instance générale des finances et l’instance des contrôleurs des dépenses publiques, sont chargées de la réalisation d’une étude d’impact une année après la publication du présent décret dans le but d’une amélioration régulière du télétravail ». Il en découle une étude d’impact qui devra se faire une année après la publication du présent décret Présidentiel !
17- Ainsi conçue, l’étude d’impact devra se faire en aval de la mise en œuvre du télétravail et dans l’année qui suit son application. Elle aura pour objectif d’évaluer en vue de l’amélioration du télétravail des agents publics en Tunisie. Paradoxalement et à bien vouloir confronter ladite étude d’impact au sens de cet article avec la notion même d’étude d’impact, on serait amené à émettre des réserves quant à la faisabilité même de cette étude. Celle-ci devant se faire en amont du projet et non en aval(10). Le législateur tunisien aurait d’ailleurs gagné à mettre en place une étude d’impact préalable à la mise en œuvre du télétravail. Il aurait alors mieux évalué les difficultés qui risquent de freiner la réalisation du télétravail. Le législateur aurait mieux apprécié les capacités logistiques et techniques de l’administration tunisienne à accueillir et réellement le télétravail. Il aurait mieux interrogé la politique législative en matière de numérisation et surtout le programme de réalisation progressive de cette dernière. Le télétravail des agents publics aurait dû être rattaché au programme national de la numérisation et n’y aurait pas échappé. Maintenant qu’il y échappe et viendrait devancer ledit programme, nombreuses sont les limites qui s’y attachent et qui rendent le télétravail des agents publics un processus marqué par un manque de visibilité regrettable.
B) La faisabilité du télétravail ou lorsque le présentiel doit impérativement l’emporter
18- Il est tout d’abord à souligner que le décret Présidentiel n°2022/310 accorde à l’agent de l’Etat autorisé au télétravail les mêmes faveurs que celui qui travaille en présentiel(11). Le décret Présidentiel ne serait pas moins sans traduire la méfiance du législateur quant à ce mode dérogatoire du travail. La période d’essai, la possibilité de retirer l’autorisation du télétravail et le risque d’une perturbation du cours normal de l’administration ainsi que le risque de réduction du rendement de l’agent de l’Etat sont autant d’indices révélateurs de cette méfiance. Ils sont tous prévus par l’article 9 du décret présidentiel. Au terme de cet article : « L’agent public peut être soumis à une période d’essai qui ne dépasse pas trois mois lorsqu’il s’agit d’une première demande de télétravail.
Il est possible de mettre fin à l’autorisation du télétravail lorsqu’il s’avère une perturbation du cours normal de l’administration ou une réduction du rendement de l’agent ». L’agent public est alors appelé à reprendre le travail à titre présentiel. Réellement, le télétravail va tenir d’une expérience qui peut être heureuse ou malheureuse. L’échec du télétravail serait pour le législateur une fin envisageable qui appelle au retour au travail en présentiel ! En termes économiques, il serait fatal pour l’établissement public dont le fonctionnement a été perturbé. Des dommages et des manques à gagner seraient donc à enregistrer. L’agent public serait alors couvert par la technique du télétravail qui lui aurait joué un mauvais tour. Son stage serait ou non concluant au vu de la technique du travail et non de ses capacités à s’y mettre ! En cas de manquement à ses obligations professionnelles ou de retards répétés, l’agent public en période d’essai ne risque rien sauf à se voir retirer l’autorisation du télétravail. L’administration publique aurait en revanche à subir les inconséquences d’un télétravail qui se voulait d’emblée risqué faute de techniques sophistiquées et de formations poussées de l’agent public. En bref, faute des préalables techniques et logistiques suffisamment garanties. Se pose alors la question de savoir pourquoi courir le risque alors qu’il est évident ? Pourquoi ne pas avoir eu à travailler sur une limitation au maximum que possible de ce risque avant de mettre en place le présent décret présidentiel ?
19- Maintenant que le décret présidentiel tient d’une réalité, le législateur devrait intervenir en aval pour contourner les inconséquences de son choix pris en amont. Il devrait veiller à une garantie réelle des conditions techniques et logistiques de la mise en œuvre du télétravail. Ce ne serait pas évident vu la complexité du processus général de numérisation de l’administration tunisienne. Aussi, la meilleure façon de contourner ces risques serait d’activer ce processus de numérisation d’une part et d’en faire une des priorités du législateur tunisien. Le législateur devrait rattraper en aval ce à quoi il a manqué en amont. Mais serait-ce sa mission alors qu’il légifère pour un Etat d’exception s’accommodant de pouvoirs limités et exceptionnels ?
Najet Brahmi Zouaoui
Professeure à la faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis.
Avocate près la Cour de cassation
Secrétaire générale de l’Alliance Internationale des Femmes Avocates près de Genève.
(1) Le Grand Larousse, Paris 1995/Proverbes
(2) Sur une étude d’ensemble des décrets –loi rendus en période de Covid-19 voir, Najet Brahmi Zouaoui, Lecture dans la législation spéciale Covid-19 in Covid-19,La Tunisie abasourdie, Collection Leaders 2020,P325 et suivants
(3) Le procès pénal à distance a été retenu par le législateur tunisien dans le décret-loi du 27 avril 2020.Le 02 Mai 2020, Le ministre de la justice a supervisé le premier procès à distance en Tunisie
(4) Sur une lecture d’ensemble des mesures d’exception, voir Najet Brahmi Zouaoui, Le décret-Présidentiel n°2021/117 relatif aux mesures exceptionnelles : Le droit est à l’épreuve, Leaders News du 26 Septembre 2021.
(5) JORT du 5 avril 2022
(6) Titre 1 du décret Présidentiel
(7) Titre 2 du décret Présidentiel
(8) Titre 3 du décret Présidentiel
(9) Titre 4 du décret Présidentiel
(10) Etude d’imact, Wikipidia
(11) Article 4 du décret Présidentiel n°2021/310.
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