Tunisie: Le fantasme d’une invasion subsaharienne
Par Habib Touhami - Il suffit de jeter un regard rapide à une carte géographique pour «découvrir» que la Tunisie se situe bien en Afrique et qu’elle constitue un couloir naturel d’accès à la Méditerranée et ses rives. Il suffit de se remémorer les constituants des stocks migratoires (le nombre total d’immigrés qui vivent dans un pays ou une région déterminée) et les pendants des flux migratoires (entrées et sorties de migrants sur une période donnée) pour se douter que les évènements survenus en Tunisie et en Libye à partir de 2011 allaient impacter les mouvements de population en cours ou en gestation. Il suffit de relever la proximité relative de l’île italienne de Lampedusa pour s’attendre à ce qu’elle devienne un pont de passage des migrants, reléguant au second rang Gibraltar ou les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla au Maroc. Lampedusa se situe pour ainsi dire à quelques encablures de plusieurs villes côtières tunisiennes dont Sfax et Zarzis. Quelles en ont été les conséquences sur la démographie de la Tunisie ?
D’après l’enquête menée entre juillet 2020 et mars 2021 par l’Institut national de la statistique (INS), en collaboration avec l’Observatoire national de la migration (ONM), le nombre d’immigrés âgés de 15 ans et plus qui résident en Tunisie depuis une durée minimale de six mois au moment de l’enquête serait de 58.990 individus, qu’ils soient titulaires ou non d’une autorisation officielle de séjour. La population d’origine étrangère rapportée à la population totale du pays (11.708.370 en 2020) représente donc près de 0,5% de celle-ci. Certes, l’effectif des étrangers résidant en Tunisie a enregistré entre 2014 et 2020 un accroissement absolu d’environ 6.000 individus d’après l’enquête, mais cela n’a pas pesé sur la part des étrangers dans la population totale du pays. Depuis plus d’un demi-siècle et le départ massif des Européens dans la décennie qui a suivi l’indépendance de la Tunisie (1956) et le retour des réfugiés algériens chez eux après l’indépendance de leur pays (1962), cette part varie peu en définitive malgré les évènements récents.
Population tunisienne et part des étrangers à travers les recensements
Source : INS
Sur les 58.990 étrangers âgés de 15 ans et plus présents en Tunisie au moment de l’enquête,10,6% sont entrés dans le pays avant 2000, 7,9% entre 2000 et 2010 et 81,5% entre 2010 et 2020. L’accélération des entrées entre 2010 et 2020 est due évidemment aux évènements survenus en Tunisie et en Libye depuis 2011 (relâchement des contrôles à la frontière) mais elle est due aussi au resserrement des contrôles de l’autre côté du Maghreb. Cela explique que les ressortissants des pays africains hors Maghreb soient devenus la principale composante des entrées en Tunisie (la moitié des entrants entre 2010 et 2020). En effet, sur les 21.466 individus originaires d’Afrique hors Maghreb présents sur le territoire tunisien au moment de l’enquête, le tiers est originaire de Côte d’Ivoire ; le reste du Mali, de la RDC, de la Guinée et des autres pays africains hors Maghreb.
Les résidents étrangers âgés de 15 ans et plus selon la période d’entrée en %
Source : INS, Enquête nationale sur la migration internationale 2020/2021 (Tunisia-HIMS)
Les étrangers résidant en Tunisie au moment de l’enquête proviennent majoritairement de trois zones géographiques, le Maghreb (37%), les autres pays africains (36,4%) et l’Europe (18,5%) ; mais c’est bien la population originaire des pays africains hors Maghreb qui a plus augmenté entre 2014 et 2020-2021, passant de 7 200 en 2014 à 21 446 individus. A l’inverse, l’effectif des étrangers européens a baissé, passant de 15 000 en 2014 à 11 000. Outre les conditions politiques prévalant en Tunisie depuis 2011, il semble que les conditions économiques et le Covid aient pesé sur les effectifs et la composition de la population étrangère au cours des dix dernières années. A titre de comparaison, lors de la période avril 2009/ avril 2014, le nombre des entrants non Tunisiens âgés de 15 ans et plus s’est élevé à 11 557 individus seulement. Ils provenaient essentiellement du Maghreb (35,9%), des pays africains hors Maghreb (19,5%) et de la France (14,0%)
Etrangers résidant en Tunisie par zone géographique de provenance
Source : INS, Enquête nationale sur la migration internationale 2020/2021 (Tunisia-HIMS)
Les étrangers présents sur le territoire tunisien au moment de l’enquête se sont installés essentiellement dans deux régions, le Grand Tunis (50,2%) et le Centre-Est (27,7%). S’agissant des étrangers d’origine africaine non maghrébine, l’enquête a montré qu’ils travaillent majoritairement dans les services (60,0%) et plus particulièrement dans les services domestiques (21,2%) ; la construction (20,5%) et l’agriculture (10,5%). Cette répartition géographique et sectorielle n’est pas anodine quant à ses impacts sur le ressenti puisqu’elle a rendu les Africains hors Maghreb plus « visibles » dans leur lieu de résidence et davantage «concurrentiels» sur le marché de l’emploi.
Est-ce à dire que la Tunisie est devenue pour les Africains non maghrébins une terre d’immigration ou reste-t-elle pour eux une étape dans leur parcours migratoire? A cette question, les intéressés eux-mêmes répondent à 40% qu’ils ont l’intention de quitter le pays, soit pour des raisons qui tiennent à la fin des études (18,6%), soit pour des raisons familiales (14,9%), soit pour migrer ailleurs. Près des deux tiers (65,7%) déclarent avoir l’intention de quitter la Tunisie dans les deux années à venir. Parmi eux, les deux tiers déclarent vouloir retourner à leur pays d’origine, un quart veut aller vers un autre pays et un dixième se déclare indécis. La raison avancée est que les conditions d’entrée et de séjour sont devenues plus restrictives et les conditions de vie (travail, prix) plus difficiles.
Dans ces conditions, pourquoi fait-on de la présence des Africains non maghrébins un sujet de débat et qu’en est-il de son impact sur l’emploi et le chômage en Tunisie?
Commençons d’abord par rétablir certains faits. La population étrangère en âge de travailler présente sur le territoire tunisien au moment de l’enquête a été estimée à 53 306 individus, soit près de 90,4% du total. Parmi la population immigrée en âge de travailler, le taux d’occupation varie sensiblement entre 23,6% pour les immigrés d’origine européenne, 29,1% pour les immigrés d’origine maghrébine, 42,2% pour les immigrés d’origine africaine, 54,1% pour les immigrés d’origine moyen-orientale et 73,3% pour les immigrés issus des autres pays (Chine, Canada, USA, etc.). Au total, la population étrangère occupée représente 36% de la population étrangère totale présente sur le territoire tunisien au moment de l’enquête, soit 19 190 individus.
Population étrangère résidente âgée de 15 ans et plus en %
Source : INS, Enquête nationale sur la migration internationale 2020/2021 (Tunisia-HIMS)
Tenant compte de ces données, on peut estimer le nombre d’actifs d’origine africaine (hors Maghreb) en concurrence théorique avec les actifs nationaux établis dans les mêmes régions qu’eux à 7 000 individus au maximum. A supposer que l’emploi soit interchangeable, thèse absurde, que l’on puisse remplacer au pied levé tous les actifs occupés d’origine africaine hors Maghreb par des actifs nationaux en chômage, scénario inenvisageable, le taux de chômage en Tunisie au troisième trimestre 2021 par exemple passerait de 18,4 à 18,2% seulement.
En réalité, la seule question qui vaille est de savoir si la Tunisie s’estime avoir un devoir d’assistance vis-à-vis des populations subsahariennes en déshérence et si elle est prête à renier une partie de son histoire et de sa propre composition ethnique en adoptant vis-à-vis d’elles une attitude xénophobe, voire carrément raciste. La multiplication d’incidents mettant en danger la vie ou la dignité des Africains subsahariens au cours des dix dernières années le laisse à penser malheureusement. Or près d’un dixième des Tunisiens vivent à l’étranger dans des pays dont une partie de l’opinion fait des immigrés la source de tous ses malheurs. Comment acceptons-nous alors d’avoir avec les immigrés africains présents sur notre territoire les mêmes attitudes iniques et scandaleuses que nous dénonçons quand elles touchent de près nos propres concitoyens établis en Europe et ailleurs ?
Habib Touhami
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Merci pour cet article. Arrêtons de "stigmatiser", d'avoir un esprit étroit, de "détester". Ces hommes et ces femmes sont nos frères et nos soeurs en l'humanité d'autant plus que nous sommes, qu'ils sont Africains. Dignité et travail pour tout le monde. Honte à tous ceux qui font de l'exploitation, du racisme, de la traite une banalité. Merci à tous ceux qui travaillent pour un pays coloré, mitissé aimant le partage.