News - 03.06.2021

Naguib Mahfouz : "Le voyage d'Ibn Fattouma", la quête de la cité vertueuse

Naguib Mahfouz : "Le voyage d'Ibn Fattouma", La quête de la cité vertueuse

Par Rafik Darragi - «L’art religieux est parfois excellent, parfois atroce… Pour l’artiste dans l’exercice de sa profession, la religion est importante parce qu’elle lui offre une grande richesse de sujets intéressants et de nombreuses occasions d’exercer son talent. Elle n’a que peu ou point d’influence sur la qualité de sa production. L’excellence d’une œuvre d’art religieux dépend de deux facteurs, dont ni l’un ni l’autre n’a rien à voir avec la religion. Elle dépend primordialement de la présence chez l’artiste, de certaines tendances, de certaines sensibilités, de certains talents ; et, subsidiairement, elle dépend de l’histoire antérieure de l’art qu’il a choisi, et de ce qu’on peut appeler la logique de ses rapports formels».

C’est cette réflexion du philosophe Aldous Huxley sur l’art religieux qui semble avoir balisé le cheminement de Naguib Mahfouz, un cheminement très ardu, mais qui illustre le profond sentiment religieux qui n’a cessé d’animer le lauréat arabe du prix Nobel 1988. 

Ce sentiment religieux est un thème central dans son œuvre. On sait combien le souci religieux, les méditations sur Dieu, sur la mort et sur l’existence humaine se retrouvent en filigrane tout au long de la période «réaliste» où le célèbre romancier  fit feu de tout bois — Le Nouveau Caire  date de 1945 et Le voleur et les Chiens, de 1962 — ou, encore, la période «philosophique» ponctuée par d’innombrables œuvres dont Le Voyage d’Ibn Fattouma (Rihlat Ibn Fattouma),  paru au Caire en 1983 et que Sindbad/Actes Sud vient tout juste de publier, dans une traduction de Martine Houssay.

Le titre de ce roman, Le Voyage d’Ibn Fattouma, rappelle, évidemment, le célèbre voyage d’Ibn Battûta (1304-1368), mais contrairement à cet audacieux explorateur marocain, Naguib Mahfouz n’a pas bougé du Caire. Son roman est un voyage dans le temps, depuis les premières civilisations (DârAl-Machrek, Dâr Al-Hayra, Dâr Al-Halba, DârAl-Amân, et Dâr Al-Ghoroub).

La destination finale prévue, Dâr Al-Gabal, la Demeure de la Montagne, est une cité lointaine, réputée vertueuse, dont on parle beaucoup, mais que, paradoxalement, selon le cheikh Maghâgha al-Gibeilî, le précepteur et maître spirituel du jeune Qindil, surnommé Ibn Fattouma, personne n’a encore visitée:

Je n’ai jamais rencontré dans ma vie quelqu’un qui s’y soit rendu, et je n’ai trouvé aucun livre ni aucun manuscrit sur elle… (p.10)

Or, comme la plupart des héros de Naguib Mahfouz, en particulier Othmân Bayyoumi, le personnage central de  Son Excellence (Hadhrat al mouhtaram), Ibn Fattouma souffre d’une aliénation qui date de la prime enfance: «Depuis mon jeune âge, je recevais les plus douces paroles tout en étant confronté aux comportements les plus laids. Mon père me nomma Qindil, mais mes frères me donnèrent le nom d’Ibn Fattouma, le fils de Fattouma, désavouant ainsi ma lignée et la mettant en doute». (pp. 6-7)

Toutefois, rien ne disposait le jeune homme à quitter les siens, à vingt ans, même pas le remariage de sa mère avec le cheikh Maghâgha al-Gibeilî, ou son amour déçu pour la charmante Halima. Rien, sinon un secret bien gardé, qui enflammait son imagination: «Chaque fois que me blessait une parole ou un geste, mon esprit s’envolait vers DârAl-Gabal.» (p.10)

Animé d’une extraordinaire détermination, une ambition, une sorte de feu sacré qui l’habitait depuis l’enfance; s’en remettant constamment à Dieu comme ultime recours, il reste conscient de ses ambitions et de ses rêves sacrés, confiant en lui-même: «Je regardai mon maître un moment.

J’irai à Al-Machreq, à Al-Hayra, à Al-Halba, mais je ne m’arrêterai pas comme toi, qui a été stoppé à cause de la guerre civile à Al-Amân. J’irai à Al-Amân, à Al-Ghoroub et à Dâr Al-Gabal. Combien de temps cela me prendra-t-il?

Il te faudra un an au moins, si ce n’est plus, dit le cheikh Maghâgha al-Gibeilî, en regardant ma mère avec compassion.

Ce n’est pas beaucoup pour celui qui cherche la sagesse, affirmai-je résolument. Je veux savoir, et retourner avec le bon remède dans ma patrie malade…» (p.17)
Ainsi, pour rendre compte de la subtile gradation dans les divers états d’esprit de son personnage, Naguib Mahfouz ne se coupe pas de la réalité. Les pays visités par Ibn Fattouma ont bel et bienchacun, son  histoire et son système social. Dâr Al-Halba, par exemple, est le pays de la liberté ; il représente à la fois l’Occident et le capitalisme tandis que le pays suivant, DârAl-Amân, le pays de l’oppression, l’Union soviétique où règne le socialisme, qui lui tire cette réflexion:

Je me rappelai ce que m’avait dit mon maître le cheikh Maghâgha al-Gibeilî, au sujet de son voyage interrompu en raison d’une guerre civile qui avait éclaté à Dâral-Amân. Je me souviens aussi de la sanglante histoire d’Al-Halba luttant pour la liberté. L’histoire de l’islam chez nous était-elle moins sanglante et moins douloureuse? Que cherche l’être humain? Est-ce le même rêve ou y a-t-il autant de rêves que de contrées et de patries? La perfection se trouve-t-elle vraiment à Dâr al-Gabal?

Venant d’un écrivain connu pour être l’un des romanciers les plus prolifiques et les plus mordants du monde arabe, ce roman n’a pas, en réalité, de quoi surprendre tant par sa forme et sa concision que  par le message qu’il est censé délivrer. Comme on s’y attend, si l’auteur a associé la réalité à la fiction de cette manière, c’est bien parce que, au-delà de l’identification et du dédoublement de l’être, il y a indéniablement une intention de conférer à ce roman, non seulement une dimension didactique, mais également une portée sociologique.

Or évoquer ainsi, indirectement, le sentiment religieux et la réalité socio-politique de l’Egypte de l’époque, «la patrie malade», et par extension, le monde musulman, comme l’a fait Naguib Mahfouz dans ce roman, n’était pas sans danger. D’où cette technique narrative prudente qu’on lui connaît, cette attitude ambiguë qui s’accommode de toutes les interprétations possibles, mais aussi ces subtils coups de pinceau qui laissent habilement entrevoir la trajectoire finale.

Le Voyage d’Ibn Fattouma est un ouvrage à lire et à relire.

Naguib Mahfouz, Le Voyage d’Ibn Fattouma, roman traduit de l’arabe (Egypte) par Martine Houssey, Sindbad/Actes Sud, Paris, juin 2021, 144 pages.

Rafik Darragi





 

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