Opinions - 03.05.2021

Mohamed Salah Ben Ammar: Pas en mon nom !

Mohamed Salah Ben Ammar: Pas en mon nom !

A l’heure où certains réclament la reprise des exécutions des condamnés à mort, le témoignage d’un ancien condamné à mort m’est revenu douloureusement à l’esprit « Ce n’est pas à ceux qui m’ont torturé que j’en veux le plus. C’est au médecin qui assistait à ces séances ! C’est lui qui leur indiquait à quel moment il fallait arrêter et à quel moment il fallait reprendre…». Tortures sur ordonnance, expertises psychiatriques bâclées, avocats désignés d’offices, disparité entre les régions et les tribunaux dans le recours aux articles 201-202-203 et 204 du code pénal, voilà certains aspects qu’illustrent l’excellent travail mené par S ; Ghorbal et son équipe sur la peine de mort en Tunisie. (Ghorbal S. Le syndrome de Siliana - Pourquoi faut-il abolir la peine de mort en Tunisie ? Cérès éditions 2013).

Depuis l’indépendance la Tunisie a exécuté 135 personnes, 129 sous Bourguiba et 6 sous Ben Ali. En 2012 le président Moncef Marzouki a gracié 122 condamnés à mort en commuant leur peine en réclusion perpétuelle. Déjà en 91, Ben Ali avait décidé l’arrêt des exécutions des condamnés à mort, sans toutefois aller jusqu’à commuer leur peine en réclusion perpétuelle. De fait, ils ont continué à être traités comme l’étaient les condamnés à mort qui attendaient leur exécution. Ils ont été détenus 20 ans au secret sans aucun contact avec l’extérieur dans un isolement horrible dans ce qui a été appelé les couloirs de la mort, dans l’attente d’une éventuelle exécution ! Ce qu’ils décrivent ressemble étrangement à ce que rapporte Ahmed Marzouki dans son livre Tazmamart Cellule 10.

En lisant son témoignage j’ai toujours pensé qu’il avait vécu le summum de ce que pouvait endurer un être humain. Des hommes maintenus dans un isolement total pendant 18 ans dans des cellules à peine plus grandes qu’un placard, dormant sur une banquette en ciment ne disposant que d’une couverture sans matelas, sans aucune hygiène, pas de douche, pas de vêtements, interdits de sortie, ils n’avaient pas vu le ciel pendant des années, laissés à la merci des gardiens, tiraillés en permanence par la faim, le froid ou la chaleur, les poux, les punaises, coupés de tous contacts avec l’extérieur, leurs proches ne savaient pas où ils se trouvaient ou même s’ils étaient en vie. L’agonie de ces enterrés vivants a été lente parce qu’ils étaient au départ jeunes et en bonne santé. Inhumains, atroces, insoutenables les récits de ces suppliciés mais ce que j’ignorais c’est qu’à quelques détails près, plusieurs années après ce témoignage, les mêmes scènes se déroulaient dans les couloirs de mort de nos prisons. En Tunisie, une fois la sentence prononcée, le condamné à mort était laissé dans des couloirs de la mort (pavillon E à la prison civile de Tunis), dans un isolement total, dans un cachot individuel, dépouillé de ses affaires personnelles, enchaîné nuit et jour, sa famille et son avocat n’avaient plus aucune information sur lui. Sévices, punitions, brimades et humiliations étaient quotidiens. « Il n’y avait pas de loi, pas de règlement qui tienne dans notre cas, analyse FBD. Tout était arbitraire. Chacun appliquait ses règles : le chef de pavillon avait ses règles, le directeur avait les siennes et l’administration centrale avait ses propres règles aussi. Les gardiens savaient qu’ils pouvaient se conduire comme ils le souhaitaient, car il n’y avait aucun contrôle, et nous n’avions aucun recours. ».

Un sinistre gardien surnommé « Mloukhia » s’en est donné à cœur joie. Plusieurs sont morts faute de soins. D’autres se sont suicidés ou ont sombré dans la folie. Au pavillon E le cliquetis de clés au petit matin leur glaçait le sang. Hmed puis Hassen, les bourreaux pendaient dans une froide routine administrative, presque lassante, les condamnés. Une fois exécutés, ils étaient enterrés à la hâte dans des fosses communes, ils n’avaient même pas droit à une sépulture. A ce jour les sépultures de certains exécutés n’ont pas été encore localisées. Comment qualifier une société qui tolère ces dérives ?

Qui étaient ces condamnés exécutés ? La moitié était des droits communs, des marginaux qui savaient à peine lire ou écrire, un sous prolétariat, peu de récidivistes, ils ont commis des crimes crapuleux, sordides, impulsifs, passionnels parfois. La banalité des histoires ne peut en aucun atténuer la douleur des victimes et de leurs familles. Les crimes commis doivent être punis là n'est pas le sujet. Mais force est de constater que le plus souvent ces crimes ont été commis sans préméditation suite à la découverte d'un adultère, un viol, un braquage qui a mal tourné ou lors d'un accès de paranoïa. Ces condamnés sont d’abord et presque exclusivement issus de régions du pays exclues, ignorées du progrès, terreau de la misère, de l’ignorance et de la violence. Une population oubliée, victime elle-même d’une violence d’Etat inouïe, latente mais bien réelle. La plupart ont été défendus par des avocats désignés d’office qu’ils ont à peine aperçu, pourtant dans bien des cas les grands noms du barreau auraient pu changer la donne ! Leurs familles, des pauvres gens qui n’avaient même pas le prix du billet de bus pour assister au procès, sans moyens de défense ont vécu dans la honte et l’exclusion le restant de leur vie. Ces condamnations ont été d’autant plus impitoyables et rapides que la victime provenait d’une classe sociale plus élevée.

L’autre moitié des exécutés en Tunisie depuis l'indépendance a été jugée et condamnée par une justice d’exception pour des crimes politiques. Le régime a eu recours à cette peine pour asseoir l’autorité de l'État, disaient-ils. Bourguiba qui n’a presque jamais gracié un condamné à mort disait le 01 juin 1959 « Seule la force de l’État peut garantir la sécurité et le bien-être des individus et donner un contenu réel aux notions de progrès et de civilisation. […] L’homme, pour s’élever et prospérer, doit vivre à l’abri d’un pouvoir juste et fort. ».

Aujourd’hui encore, une grande partie de la société, et notamment sa frange la plus conservatrice défend bec et ongles au nom de la religion, de la culture, de la préservation de la paix sociale et même parfois au nom de la justice le maintien de la peine de mort. De bonne foi ? Certainement, mais ont-ils pris la peine d’aller plus loin que leurs émotions au-delà du dégoût et de la colère, sentiments par ailleurs légitimes que je partage ? Sur ce sujet particulièrement, chaque citoyen doit assumer ses choix. La  justice est rendue au nom du peuple tunisien, en mon nom, en votre nom.

Le vécu des six dernières décennies pourrait peut-être faire changer d’avis quelques-uns sur l'existence même de cette peine dans notre code pénal. L'existence ne serait-ce que d'un exécuté, un seul qui l’aurait été par erreur ne justifierait-elle pas son abolition ? L’instrumentalisation de la peine à des fins politiques n'est pas un risque pour la démocratie ? Les témoignages des suppliciés peuvent laisser indifférent. Nous le savons depuis longtemps, cette peine n’est pas dissuasive. Elle n’est pas exemplaire non plus. Elle n’a jamais arrêté la main d’un criminel et inversement la criminalité n’a jamais augmenté dans les pays qui ont aboli la peine de mort. En réalité, cette forme de vengeance communautaire pérennise la violence. Punir le meurtre par le meurtre « Mais qu'est-ce donc que l'exécution capitale, sinon le plus prémédité des meurtres auquel aucun forfait criminel, si calculé soit-il, ne peut être comparé ? » disait Albert Camus. La soif de vengeance, l’émotion ne peuvent être considérées comme des éléments de justice. « Au fond de chaque homme civilisé se tapit un petit homme de l’âge de pierre, prêt au viol et au vol, et qui réclame à grands cris un œil pour un œil. Mais il vaudrait mieux que ce ne fût pas ce petit personnage, habillé de peaux de bêtes, qui inspira la loi de notre pays. » A. Koestler. Nul ne conteste le fait qu’il faille tenir les délinquants les plus dangereux à l’écart de la société et il est possible de le faire sans les exécuter.

Elle est fantasmée à tort comme la justice suprême ordonnée par Dieu. Ce n’est pas faux mais comme pour d’autres débats actuels, la lecture des textes sacrés doit être complète et adaptée au contexte. La peine de mort est contraire à l’esprit de l’islam et toute la philosophie de l’Islam le prouve. Nul n’est infaillible et Allah nous dit à la S5 V32 qu’ôter la vie à un innocent est le pire pêché, or le maintien de cette peine expose forcement à l’erreur : « Nous avons prescrit pour les Enfants d'Israël que quiconque tuerait une personne non coupable d'un meurtre ou d'une corruption sur la terre, c'est comme s'il avait tué tous les hommes. Et quiconque lui fait don de la vie, c'est comme s'il faisait don de la vie à tous les hommes. En effet, Nos messagers sont venus à eux avec les preuves. Et puis voilà, qu'en dépit de cela, beaucoup d'entre eux se mettent à commettre des excès sur la terre. »

Comme pour d’autres sujets en Islam, la dialectique entre ce qui est permis et la raison nous incite à réfléchir. Voilà ce qui est permis mais vous n'êtes pas obligés d'y recourir. C'est une énorme responsabilité que Dieu a fait porter aux humains. Tout en rappelant la loi du Talion Allah précise que renoncer à recourir à cette loi équivaut à s’amender de tous ses péchés. « Nous leur avons prescrit dans la Thora, vie pour vie, œil pour œil, nez pour nez, oreille pour oreille, dent pour dent. Les blessures tombent sous la loi du Talion. Quiconque renonce à ce droit obtiendra la rémission de ses péchés. Et ceux qui ne jugent pas d’après de qu’Allah a fait descendre, ceux-là sont des injustes » S5 V45. Les vertus du pardon ne sont pas assez souvent rappelées. Pourtant Al Ghafour, le Miséricordieux est cité 91 fois dans le Coran. L’Islam offre la possibilité à tout humain de s’amender jusqu’à la dernière seconde de sa vie or la peine de mort interdit toute possibilité d’amendement. Enfin, l'attente de l’exécution est une souffrance intolérable infligée à des êtres humains. La cruauté et les châtiments inhumains sont contraires à l’esprit de l’Islam.

Et pour être dans le sens de l’histoire, un rapide survol de la carte du monde nous apprend que déficit démocratique et peine de mort vont de pair. En dehors de trois exceptions, la carte de la démocratie est celle de l'abolition. Le droit international nous encourage à l’abolir. La justice internationale y a renoncé, même pour les crimes les plus graves car à plus d’un titre elle est contraire aux droits de l’Homme. Elle est la face la plus hideuse d’une justice de classe. La Tunisie que nous aimons, celle qui a aboli l'esclavage, celle du code du statut personnel, pionnière dans les droits de l'Homme devrait ouvrir le chemin aux pays arabes, car tôt ou tard parce qu'elle est inhumaine, la peine de mort sera abolie. Notre société ne se porte pas bien en ce moment, abolir cette peine qui s’applique de manière disproportionnée à ceux qui ne peuvent pas se défendre, ceux que le hasard a fait naître du mauvais côté, ceux qui n'ont jamais eu droit à l'erreur, les pauvres, les analphabètes, les simples d'esprit...parce qu'on veut bâtir une société juste et équitable, pour eux mais aussi pour vivre notre citoyenneté pleinement, abolir cette peine serait, contrairement à ce que pensent certains, un message d'espoir très fort.

Dr Mohamed Salah Ben Ammar

 

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