Le rôle des banques coopératives dans le financement des institutions de l’économie sociale et solidaire
Par Mongi Mokadem - Aujourd’hui, on parle de plus en plus des changements qui doivent toucher le secteur bancaire pour préparer la transition vers la banque de demain. Celle-ci ne peut être qu’une banque citoyenne, c’est-à-dire une banque qui doit être proche des citoyens et qui doit contribuer à la réalisation de leurs objectifs en matière de développement économique et social.
En Tunisie, cette question ne manque pas de susciter de l’intérêt et de préoccuper les décideurs. C’est dans le cadre de cette évolution qu’il faut envisager l’instauration d’un nouveau type de banques, à savoir les banques coopératives dont la création prochaine est annoncée par le gouverneur de la Banque Centrale de Tunisie qui a déclaré à cet égard que ces banques : « peuvent enrichir la place financière. Mais requièrent une clarification de leur modèle d’affaires. Ainsi qu’une concordance avec les normes de gouvernance et de gestion prudentielle ».
Qu’est-ce qu’une banque coopérative ? Quelle place doit-elle occuper dans une économie sociale et solidaire ? Quelles sont ses chances de réussir en Tunisie ? Telles sont les questions auxquelles on essaiera de trouver des éléments de réponses.
I - Qu’est-ce qu’une banque coopérative?
I – 1 - Définition
Une banque coopérative (ou banque mutualiste) est une banque qui appartient à ses clients et n’a pas d’actionnaires. Elle est détenue par ses clients qui peuvent être des personnes physiques ou morales. Elle a deux principales caractéristiques, à savoir qu’elle est la propriété de ses clients et que ceux-ci sont en même temps associés et usagers. Il s’en suit que devenir client d’une banque mutualiste permet d’avoir le statut d’associé de la banque et d’acquérir des parts sociales qui composent le capital social de la banque. Par ailleurs, la détention des parts sociales dans la banque coopérative donne droit à des dividendes et à la participation aux prises de décisions au sein de la banque.
Dans une banque, l’associé n’a pas d’existence propre dans la mesure où les profits réalisés ne sont pas appropriés de manière privée, mais destinés au collectif et réinvestis dans la banque.
En outre, la gestion des banques coopératives est gouvernée par des principes démocratiques, à savoir une personne = une voix au lieu du principe classique et non démocratique : une action = une voix.
Il est à souligner qu’une banque coopérative est souvent présentée comme étant une institution fondée sur un ensemble de valeurs, notamment la solidarité, la participation, la responsabilité et la proximité.
Ce qui différencie une banque coopérative d’une autre banque, c’est qu’une banque coopérative est une institution qui appartient à ses clients-sociétaires. Ces derniers sont à la fois propriétaires et clients de leur banque, contrairement à une banque ayant un statut de société par actions classique.
I–2 - Histoire de la banque coopérative
C’est dans la littérature du socialisme dit « utopique » que les banques coopératives trouvent leur origine, avec les socialistes dits utopiques, notamment Charles Fourier et Joseph Proudhon. Leur création constituait une réaction contre le capitalisme et l’élitisme pratiqué par les banques commerciales du 19ème siècle.
La création des banques coopératives avait pour objectif de lutter contre l’usure et de rendre les services bancaires et le crédit accessibles aux populations qui sont exclues du système bancaire, notamment les paysans pauvres, les artisans, les commerçants et les ouvriers ; populations qui sont souvent contraintes de subir les effets néfastes de l’usure. C’est ainsi que Proudhon a procédé à la création, lors de la révolution de 1849, de « la banque du peuple » dont l’objectif est de rendre le crédit accessible aux pauvres. Ce qui, selon lui, mettra fin au capitalisme et permettra au peuple de devenir son propre banquier et de s’accorder les crédits dont il a besoin. Malgré l’échec de cette expérience, l’idée de se doter d’un vaste projet coopératif et mutualiste commence à prendre son chemin parmi les associations des travailleurs.
On peut dire que jusqu’aux années 1960, la séparation entre banques commerciales et banques coopératives était assez nette du fait que chaque type de banques avait son propre territoire et sa propre clientèle. Et c’est à partir de cette période que les deux types de banque commencent à renoncer à leur spécialisation et à toucher une clientèle plus large et plus diversifiée. Ce qui se traduit par le fait que les clivages sociaux et géographiques entre les banques commerciales et les banques coopérativescommencent à disparaitre progressivement et les services qu’elles offrent sont quasiment les mêmes.
Mais, il y a lieu de préciser qu’il y a toujours une différence principale qui sépare les deux modèles bancaires. Les mobiles, les objectifs, les valeurs et la gouvernance des banques coopératives ne sont pas identiques à celles des banques capitalistes classiques orientées vers le seul objectif de la maximisation des profits dans le court terme.La confiance suscitée par les banques coopératives auprès du public constitue un atout pour celles-ci. Elle s’explique par leur souci constant de faire passer le service avant le profit et de répondre aux attentes et aux besoins des citoyens.
Durant la crise financière internationale de 2008, les banques coopératives dans le monde ont connu des flux importants de capitaux au détriment des banques classiques et qui s’expliquent par la confiance qu’elles suscitent auprès des épargnants et par la stabilité dont elles font preuve face aux conséquences de la crise.
Depuis les années 1980 et avec la globalisation financière (libéralisation commerciale, dérégulation financière, entrée en bourse et introduction d’actionnaires), les banques coopérativesjouent la carte de l’internationalisation et sont de plus en plus tentées de copier les banques classiques et de s’engager dans des dérives financières contraires aux principes du modèle coopératif bancaire. Ce qui explique les tentatives menées depuis pour recadrer ces banques et faire en sorte à ce que les dépôts et l’épargne de ces banques soient utilisés en faveur de l’intérêt général.
I –3 - Les avantages des banques coopératives
Quand on opte pour une banque coopérative, c’est pour bénéficier des avantages suivants :
• Grace à leur gestion locale et décentralisée, les banques coopératives sont très proches de leurs clients et, par conséquent, répondent mieux à leurs attentes et à leurs besoins concernant les produits et les services bancaires.
• Les banques coopératives se caractérisent par leur gestion prudente et ne prennent pas beaucoup de risques, notamment en ce qui concerne leurs opérations sur les marchés financiers.
• Les banques coopératives, contrairement aux banques classiques, n’ont pas comme objectif la maximisation des profits. Elles sont fortement impliquées dans les divers projets de développement durable et assument une responsabilité sociétale et environnementale les conduisant à s’engager dans la lutte contre l’exclusion sociale et contre le chômage.
• Dans les banques coopératives, les clients ne sont pas considérés comme de simples numéros, mais des copropriétaires qui assistent aux assemblées générales et participent à la prise des décisions et à l’élection des administrateurs selon le principe : une personne = une voix. Ils profitent des profits réalisés en bénéficiant de certains services ou de taux d’intérêt avantageux. Ils subissent également les pertes essuyées par la banque, avec la précision que les banques coopératives sont rarement déficitaires.
II - Les banques coopératives et l’économie sociale et solidaire
II – 1 - L’économie sociale et solidaire, de quoi s’agit-il ?
L’économie sociale et solidaire (ESS) n’est pasun secteur d’activité mais toute une économie qui touche tous les secteurs d’activités (agriculture, industrie, artisanat, services,banques, finances…) et qui regroupe les coopératives, les associations et les mutuelles qui ont toutes en commun un seul objectif, à savoir concilier les valeurs de la solidarité, les performances économiques et l’utilité collective.
Les composantes de l’ESS doivent remplir les conditions suivantes :
• L’objectif recherché ne peut pas être la réalisation et le partage des bénéfices, mais la recherche d’une utilité collective,
• Les bénéfices réalisés doivent être réinvestis au service des projets collectifs.
• La gestion de l’entreprise doit être démocratique avec notamment le droit des salariés à l’information et à la participation,
L’ESS est dite sociale parce qu’elle liée étroitement au développement du mouvement coopératif et mutualiste. Elle est caractérisée comme étant solidaire parce qu’elle est fortement impliquée dans le développement durable, autrement dit dans la recherche de nouveaux modes de régulation permettant de corriger les conséquences fâcheuses des inégalités sociales et les dégâts causés à l’environnement. Elle s’oppose, de ce fait, au modèle économique traditionnel dont le seul mobile est la recherche du profit et de la rentabilité.
L’économie sociale et solidaire est basée principalement sur les principes suivants :
• La liberté d’adhésion dans les institutions de l’économie sociale et solidaire pour les personnes physiques et morales,
• La gestion collective, participative et démocratique : les dirigeants sont élus et la prise de décisions se fait selon le principe coopératif : une personne égale une voix,
• L’absence d’objectifs lucratifs : les excédents réalisés sont, dans leur quasi-totalité réinvestis dans les projets sociaux de l’entreprise,
• Les prises de décisions se font d’une manière solidaire et responsable dans le cadre d’une approche de développement durable.
II – 2 – La place des banques coopératives dans l’économie sociale et solidaire
Les institutions de l’ESS doivent impérativement bénéficier des motivations financières et des mécanismes de financement fournis par les banques coopératives. En effet, l’économie sociale et solidaire a besoin de banques ayantune logique liée étroitement aux principes coopératifs avec notamment comme finalité non pas la rémunération du capital et la réalisation de profits, mais l’amélioration des conditions de vie des populations. Néanmoins, le profit n’est pas interdit à ces banques et il faut admettre que leur pérennitérevêt une grande importance et doit être prise en considération dans toute stratégie des banques coopératives.
Dans une économie sociale et solidaire, les banques coopératives adoptent des modes de financement destinés à satisfaire les besoins non satisfaits par les banques classiques et la finance de marché.
Ce qu’il faut préciser, c’est qu’avec la déréglementation et la financiarisation de l’économie, les banques coopératives, surtout dans les pays développés, ont connu certainsdérapages. Ce qui impose le retour aux idéaux coopératifs et solidaires et le dégagement de celles-ci de la domination actionnariale étouffante.Il est, par conséquent, nécessaire de créer l’environnement adéquat et de définir les règles de comportement de ces banques qui sont capables de favoriser la coopération et la solidarité tout en atténuant la compétition et la concurrence destructrices.
II – 3 - Quels sont les modes de financement social et solidaire de l’économie?
Les formes de financement social et solidaire ne peuvent pas se développer dans un contexte régi par la logique du profit et de la rentabilité des capitaux. Certes, le profit constitue une contrainte pour toutes sortes d’entreprises, mais pour les institutions de l’économie sociale et solidaire, les règles de jeu sont différentes et l’objectif prioritaire pour ces entreprises est de poursuivre une utilité sociale, en soutenant des personnes fragiles, en luttant contre les inégalités et les exclusions et en contribuant au développement durable.
Le financement des entreprises de l’ESS passe nécessairement par la création de banques coopératives qui obéissent à des stratégies non tributaires des exigences du profit et de la rentabilité du capital.
La création d’une banque coopérative a pour objectif principal le financement des entreprises appartenant à l’ESS. Mais, le problème qui se pose avec acuité est relatif au comportement de ce genre de banques agissant dans un environnement concurrentiel et aussi à la façon de procéder pour concilier entre leurs actions pour l’utilité sociale et la réalisation de performances économiques nécessaires à leur pérennité.C’est à ce titre que des questions sur l’efficacité des banques coopératives et sur leur capacité de servir l’intérêt social tout en assurant leur pérennité continuent de se poser avec acuité.
En matière de financement de l’économie, les banques coopératives constituent de plus en plus une piste à explorer, dans la mesure où leur création est motivée par la participation au financement des activités et des secteurs d’intérêt général. Elles contribuent au financement de l’économie réelle selon les modes de financement social et solidaire nécessitant de:
• Développer le microcrédit au profit des porteurs de projets rencontrant des difficultés financières, notamment les PME et les TPE.
• Trouver un compromis entre les pressions exercées par le marché et la satisfaction des besoins sociaux.
• Assurer une meilleure maîtrise des risques grâce notamment à l’atténuation de l’asymétrie d’informations, puisque la gouvernance des banques coopératives permet la réduction de la sélection adverse et du risque moral.
• Etablir un ancrage et une insertion dans les régions marginalisées et les zones rurales et intensifier leurs relations avec les collectivités locales et régionales et avec les associations et entreprises de l’ESS. Ce qui leur permet de jouer les rôles de conseillères dans les domaines de l’apprentissage et de l’innovation, d’apporteuses de projets et de détectrices d’opportunités d’investissement en direction des PME et TPE.
III - Cas de la Tunisie
En Tunisie, en dépit du nombre élevé des banques, il y a une carence considérable en matière de financement du développement dans les régions de l’intérieur. Cette carence est expliquée souvent par le manque de rentabilité bancaire et les risques élevés des investissements engagés dans ces régions. Ce qui rend primordial la création d’une nouvelle race de banques, différente des banques classiques et ayant une vocation régionale très nette.
Une banque est dite régionale parce qu’elle appartient à sa région. Son atout majeur est son solide ancrage dans sa région et les rapports de confiance qu’elle est en mesure d’établir avec ses clients. C’est une banque qui se distingue des banques classiques par ses objectifs, son organisation et sa gouvernance.Elle a toutes les caractéristiques d’une banque coopérative.
La Tunisie a d’énormes besoins en matière de financement de l’économie qui ne sont pas satisfaits par les banques classiques. Celles-ci procèdent souvent par une sélection sévère de leurs clients, par l’abandon des régions rurales et par leur concentration dans les villes et les zones littorales. C’est la raison pour laquelle il est aujourd’hui primordial de favoriser la création de banques coopératives appelées à se consacrer au développement régional, notamment de l’agriculture et des TPE/PME, à promouvoir la collecte de l’épargne, à élever le taux de bancarisation de l’économie et, en définitive, à réduire l’exclusion bancaire.
Ce sont ces banques qui sont en mesure de répondre aux besoins de financement de l’ESS du fait de leur connaissance des spécificités des acteurs de cette ESS et de leur aptitude à leur fournir les instruments de financement adéquats.
L’article 15 de la loi du 30 juin 2020 relative à l’économie sociale et solidaire prévoit, en faveur de l’ESS,la création de mécanismes de financement spécifiques, l’affectation de lignes de financement préférentielles, mais aussi la création de banques coopératives.
Cette loi est complétée par la finalisation des mesures réglementaires et organisationnelles liées à la création des entreprises de l’ESS et portant sur:
• Les conditions d’attribution et de retrait du label ESS,
• Les statuts des entreprises de l’ESS (société anonyme ou société à responsabilité limitée),
• La création du conseil supérieur de l’ESS,
• La création de l’instance tunisienne de l’ESS,
• L’institution du système d’accompagnement de financement spécifique au secteur de l’ESS.
Ce qu’il faut souligner c’est que la réussite de l’expérience des banques coopératives en Tunisie sera tributaire d’un certain nombre de conditions. Parmi ces conditions, il faut que la banque coopérative soit à même de concilier entre sa vocation sociale et sa pérennité qui exige un minimum de rentabilité. Il faut également une stratégie et une politique claires de la part de l’Etat en ce qui concerne l’ESS, une gouvernance efficace et un accès facile des banques coopératives au financement.
L’ESS doit disposer de sources de financement stables et suffisantes pour pouvoir répondre favorablement aux besoins des différents opérateurs de ce secteur. La création de banques coopératives constitue l’une des solutions auxquelles il faut faire appel pour faire de l’ESS un véritable levier de croissance économique permettant la création des richesses et des emplois. Autrement dit, faire de l’ESS une composante essentielle du nouveau modèle de développement économique tant souhaité pour la Tunisie.
Mongi Mokadem
Professeur d’économie
Université de Tunis El Manar
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