Les nouvelles mesures gouvernementales du 17 avril 2021 de lutte contre la propagation du Covid-19: Faisabilité, cohérence, efficacité et force obligatoire?
Par Najet Brahmi Zouaoui
1- Après une longue gestation, le porte- parole de la Présidence du gouvernement, a rendu public hier samedi 17 avril 2021 en début d’après-midi les nouvelles mesures de lutte contre le Covid-19. Quelques heures plus tard, des mesures conséquentes ont été prises par certains ministères dont notamment le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique en vue d’une application aux établissements sous leurs tutelles des mesures nouvellement prises. Les premières notamment n’ont pas tardé d'interpeller les commentateurs aussi bien directement sur les chaines télévisées et radiophoniques que sur les réseaux sociaux. Et sur ces derniers notamment, une réaction quelque peu sceptique et même humoristique a été notamment enregistrée ces dernières heures(1).
2- Les mesures sus-indiquées ne sont pas moins sans interpeller le juriste pour au moins deux raisons. D’une part, l’autorité qui a rendu ces mesures obligeant à l’interrogation sur leur caractère obligatoire d’une part(I) et le contenu (II) de ces mesures source de plusieurs réserves.
I- L’autorité des mesures ou la mesure-norme juridique?
3- L’intérêt porté à la nature juridique des mesures est si important qu’il permet d’identifier l’impact lié à sa violation ou tout simplement les sanctions qui s’y attachent. Il va sans dire que la prévision d’une sanction de ladite violation est à l’état actuel de la propagation du virus une voie de droit incontournable. Paradoxalement, la présidence du gouvernement a choisi de proclamer les mesures de la commission nationale de lutte contre le Covid-19 sans pour autant les ériger au rang d’une norme juridique au sens technique du terme. Ce qui n’est pas sans se répercuter sur la force obligatoire de ces mesures. Une meilleure compréhension de cette idée passerait par une double analyse de l’autorité des mesures d’une part (a) et de la sanction qui s’attacherait à leur violation de l’autre. (b)
a) Les mesures : Quelle autorité?
4- Telles que prononcées par le porte-parole officiel de la présidence du gouvernement, les mesures de lutte contre la propagation de la nouvelle vague du Covid-19 ont été présentées sous la forme d’un compte-rendu ce qui a été décidé par la commission nationale de lutte contre le Covid-19. La présidence du gouvernement ne semble donc pas vouloir décider via des décrets lois et des décrets gouvernementaux sur la base de l’avis de la commission nationale de lutte contre la propagation du Covid-19. Pourtant, ce fut le cas pour les première et deuxième vagues de covid -19 en Tunisie. Et pour s’en convaincre, il y a lieu de rappeler la panoplie de décrets lois et de décrets gouvernementaux tous pris par le chef du gouvernement notamment au cours de la première vague de la propagation du Covid19 rattachée à la période du 12 Mars 2021 au 15 Juin 2021(2). La présidence du gouvernement assumait alors son devoir de mettre en place des textes de lois en période exceptionnelle. Elle devait toujours s’appuyer sur les consignes et mesures prises par la commission nationale de lutte contre le Covid-19. Quant à la forme, c’était toujours le chef du gouvernement qui parlait aux tunisiens pour leur présenter ses propres décisions sur la base des consignes de ladite commission. Une suite devait être donnée à son discours dans un texte de loi sous forme soit de décret-loi soit de décret-gouvernemental. De ceci, il n’en est rien dans le cadre de cette troisième vague du Covid-19. La démarche est autre cette fois-ci. La troisième vague de Covid-19 ne semble pas justifier la même implication de la présidence du gouvernement. Pourtant, elle serait et de loin plus grave que les deux première et deuxième vagues.
5- Ainsi et loin de tenir de véritables normes juridiques, les mesures prises par la commission nationale de lutte contre le Covid-19, adoptées par la présidence du gouvernement et proclamées par son porte-parole invitent à s’interroger sur leur force obligatoire. La question serait si importante que le sort sanitaire de la société tunisienne en dépend. C’est en effet le degré de conformité du tunisien aux mesures nouvellement prises qui va conditionner le succès de l’œuvre de la lutte contre le Covid-19.
6- Réfractaires à la norme juridique au sens technique du terme(3), les mesures prises par la commission nationale de lutte contre le Covid19 n’ont rien d’obligeant sauf la conscience du tunisien. A elle seule, celle-ci serait-elle suffisante à l’état actuel de l’évolution du Covid-19 pour en permettre la lutte ? Le spectre de la mort ravageant les quatre coins de la Tunisie devrait-il dépendre de la seule conscience du tunisien contraint le plus souvent à en faire table rase pour sortir travailler et joindre les deux bouts ? La norme juridique s’identifie sur la base d’un double critère lié à la forme et au fond. En la forme, la norme juridique doit procéder d’une hiérarchie telle que définie par l’échelle Kelsen (Loi organique, loi ordinaire, décret, décret-loi…etc). Au fond, la norme juridique est obligatoire et assortie d’une sanction en cas de son inobservation.
7- Une réponse négative semble s’imposer surtout qu’à elle seule, la conscience du tunisien n’était pas suffisante pour permettre la lutte contre le Covid-19 dans les deux premières vagues de Covid- 19, moins graves que la troisième, mais qui ont obligé le tunisien à une rigoureuse conformité à la loi en terme de norme juridique obligatoire. Le tunisien serait cette fois-ci livré à son sort alors qu’il était et de loin soutenu et appuyé par le législateur tunisien. D’où l’intérêt de s’interroger sur le pourquoi de cette décharge ou du moins cet assouplissement dans la position des autorités publiques en Tunisie.
b) Les autorités publiques et les mesures peu mesurées !
8- Appelée à prendre la parole Juste après le porte-parole de la présidence du Gouvernement hier samedi 17 avril 2021, Mme Nissaf Ben Alaya, directrice du comité national de lutte contre le Covid- 19, a attiré l’attention des tunisiens sur le « caractère très grave de la propagation à présent du virus » les appelant à davantage de précautions et d’engagement ». La révélation serait alarmante et première de son genre depuis la propagation de la troisième vague de Covid-19.
9- Cette révélation serait malheureusement en décalage par rapport aux mesures prises qui semblent préserver la santé de l’entreprise économique sur celle de l’être humain. Et pour s’en tenir à la pure forme de ces mesures, il ya lieu de souligner le caractère très symbolique de l’absence d’un discours direct du chef du gouvernement au peuple tunisien. Un tel discours aurait eu un effet plus imposant et mieux obligeant surtout que dans leur substance, les mesures prises suscitent la réserve à plus d’un égard.
II- Le contenu des mesures: Faisabilité, efficacité et stratégie?
10- A bien vouloir les examiner, les mesures prises par la commission nationale de lutte contre la propagation du Covid-19 invitent à s’interroger sur leur faisabilité(a) et du coup efficacité(b). Elles invitent 5 derechef à repenser la conception du télétravail(c) et témoignent d’un aveu tacite d’échec du télétravail dans le secteur public(d). a) La faisabilité ?
11- Arrêtées à sept, les mesures prises par la commission nationale de lutte content le Covid-19 interpellent
12- le juriste à plus d’un égard. Au regard de la faisabilité, c’est surtout la mesure N 2 qui interpelle le plus. Elle est libellée comme suit : « Fermeture de tous les espaces en contravention avec les règlements de lutte contre la propagation du Covid-19 et de ceux qui ne respectent pas les horaires du couvre-feu ».
13- Ainsi formulée, cette mesure suscite des réserves quant à sa faisabilité dans ce sens où elle suppose un potentiel de contrôle par l’Etat de tous les centres et espaces que la mesure ne définit pas. Réellement, le contrôle suppose la mobilisation sur tout le territoire national d’autorités de contrôle. Mais cela n’est pas du tout évident. La réserve serait d’autant plus justifiée que la mesure est d’une généralité telle qu’elle évoque « la fermeture de tous les espaces » sans spécification aucune ni de la nature de leur objet ni même de leur activité. La généralité du terme « espace » devrait être prise dans sa généralité au sens de la règle d’interprétation contenue dans l’article 533 du COC. Les espaces dépassent donc les seuls espaces commerciaux et s’étendent à tous les autres espaces toutes activités combinées. Le contrôle de la conformité aux mesures de lutte contre le Covid-19 tiendrait donc d’une chimère. La mesure N 2 tarderait donc à être appliquée. Or, c’est la plus importante en termes de distanciation.
c) L’efficacité?
14- Intimement liée à la faisabilité, l’efficacité se définit comme étant l’aptitude de la règle juridique ou de la simple mesure administrative ou légale à réaliser l’effet escompté. La mesure N2 telle que précédemment définie, étant peu réalisable, serait aussi inefficace. 6 Concrètement, il serait paradoxal de reconnaitre un effet à une mesure qui ne se réalise pas.
d) La stratégie?
15-La limitation des inconséquences néfastes du Covid-19 oblige à la distanciation. Celle-ci s’accommode du télétravail ainsi que de l’enseignement à distance. C’est ce qui a été prévu par les mesures N3, 4 et 5. A l’examen, ces trois mesures dénotent d’un aveu d’échec de la stratégie nationale en matière de télétravail et d’enseignement à distance.
1- L’enseignement à distance?
15- Ce sont les mesures 3 et 4 qui le règlementent.
Mesure N 3 :« Suspension de tous les cours dans les écoles primaires, collèges et lycées et appel à toutes les parties concernées à une réunion urgente en vue de la mise en place des techniques de suivi de l’année scolaire ».
Mesure N 4 : « Enseignement supérieur à distance avec maintien du calendrier des examens et des stages ».
16- Ainsi formulées, ces mesures invitent d’emblée à formuler deux observations. Une mesure expresse en faveur de l’enseignement à distance au niveau du supérieur et une simple suspension de l’enseignement au sein des écoles, collèges et lycées donc de l’enseignement en pressentie. Il y est forte réticence quant à la qualification présentielle et à distance de l’enseignement primaire et secondaire. Ce serait ici un aveu de l’indisponibilité des établissements de l’enseignement primaire et secondaire à assurer la fonction de l’enseignement à distance. La mesure de suspension de l’enseignement en présentiel n’a pas d’alternative virtuelle ce qui n’est pas sans s’interroger sur la qualité de la formation assurée aux élèves en premier lieu et sur celle des diplômes accordés en deuxième lieu. Notre pays restera hélas en décalage par rapport aux pays développés où usage officiel des techniques de l’enseignement à distance a déjà été fait depuis la première vague l’année dernière du Covid-19.
17- La mesure relative à l’enseignement supérieur semble en revanche plus ambitieuse et catégorique en faveur de l’adoption du système de l’enseignement à distance. Tel ne serait cependant pas le cas réellement. En effet quelques heures après la proclamation par le porte-parole de la présidence du gouvernement des mesures sus indiquées, le Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique annonce dans un communiqué une série de mesures de mise en œuvre de celles proclamées par le porte -parole de la présidence du gouvernement. Une nette atténuation de l’enseignement à distance y est nettement soulignée. L’ambition des mesures du début de l’après –midi se verrait hélas et de loin atténuée par les mesures d’application communiquées par le Ministère de l’enseignement supérieur de la fin de l’après-midi. Cette atténuation serait d’autant plus vraie que le communiqué du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique retient beaucoup moins l’enseignement à distance que l’échange pédagogique. Le communiqué de presse dudit Ministère prévoit en effet « la suspension des cours en présentiel et la mise en place d’échanges pédagogiques durant deux semaines à partir du 19 avril 2021 ». Il va sans dire que l’échange pédagogique est un terme large et réfractaire à l’identité avec l’enseignement qui suppose un contenu et une discipline bien déterminée ! Plusieurs réalités peuvent illustrer l’idée de l’échange pédagogique. Un simple échange via mail entre le professeur et ses étudiants serait une illustration de l’échange pédagogique. Les cours ne seraient pas forcément dispensés! C’est à nouveau, un deuxième aveu des contraintes qui s’attachent aujourd’hui à la généralisation officielle de la technique de l’enseignement à distance. Mais jusqu’à quand surtout que l’évolution des variantes du Covid-19 reste toujours imprévisible et que la suspension des cours en présentiel risque de s’imposer à nouveau ! Et dans tout ceci, l’enseignement privé semble être beaucoup plus appelé à l’ordre que l’enseignement étatique. La lecture de la mesure relative au télétravail permettrait de le justifier.
2- Le télétravail : Secteur public et secteur privé: Pourquoi la dualité des régimes?
18- C’est la cinquième mesure de la commission nationale de lutte contre la propagation du Covid-19 qui règlemente la question du télétravail.
Mesure N 5 : « La mise en place d’un décalage d’une heure entre deux équipes de travail en ce qui concerne le travail dans le service public au début et à la fin de la séance de travail quotidienne et l’appel fait aux établissements du secteur privé à mettre en place les techniques de nature à limiter le travail en présentiel ».
19- Ainsi formulée, cette mesure passe sous silence le terme télétravail et use d’une formule moins ambitieuse à savoir « la mise en place des techniques de nature à limiter le travail en présentiel ». Encore une fois, les autorités publiques éludent et contournent l’emploi du terme « à distance » ou télétravail et choisissent de retenir le terme du travail en présentiel même quand il est question d’appeler à en limiter l’étendue.
20- Mais outre la réserve de sa forme, la mesure N5 serait aussi critiquable au niveau de sa substance. La critique serait d’autant plus justifiée que les autorités publiques s’y avèrent convaincues du télétravail beaucoup moins dans le secteur public que dans le secteur privé ce qui ne serait pas moins sans jeter un sérieux doute sur toute la politique de mise en œuvre du numérique au sein de l’administration publique. Serait-ce le signe d’une marche arrière ? Nous ne l’espérons pas en tout cas surtout que depuis maintenant plusieurs années, le secteur privé est érigé au rang d’un partenaire du service public. Il serait alors grand temps d’agir sur les aiguilles du pendule des autorités publiques en vue d’une meilleure visibilité de l’accélération du temps. Le travail en présentiel, critère de référence dans les mesures nouvellement proclamées est obsolète. Il traduirait un dysfonctionnement de la montre des décideurs
Najet Brahmi Zouaoui
Professeure à la faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis. Avocate près la Cour de Cassation.
Secrétaire générale de l’Alliance Internationale des Femmes Avocates/Genève
1) Il a été particulièrement souligné la faveur qui serait accordée au citoyen non conducteur d’un engin ou d’un véhicule à moteur à celui qui en est un. D’aucuns sont allés à souligner une restauration de la justice naturelle dans la mesure où le .Tunisien non propriétaire de voiture sera privilégié car il peut circuler jusqu’à 22 heures alors que celui qui monte sa voiture doit dans tous les cas regagner chez soi à 19h max. C’est la disposition de la première mesure de la commission nationale de lutte contre le Covid-19 qui a suscité de tels commentaires
2) Sur une lecture d’ensemble de ces textes juridiques, Voir Najet Brahmi Zouaoui, In Covid-19.La Tunisie abasourdie (Sous-direction de Mr Taoufik Hbaieb), Leaders 2020.
3) Techniquement parlant, la norme juridique s’identifie sur la base de deux critères. Un tenant à la forme et le second au fond. En la forme, la norme juridique prend la forme de l’une des règles telles qu’hiérarchiquement définies par l’échelle Kelsen (loi organique, loi ordinaire, décret, décret –loi…).Au fond, la norme juridique est obligatoire et s’impose par la sanction dont elle est assujettie.
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