News - 05.04.2021

Bourguiba : La part de raison et la part de l’instinct

Bourguiba : La part de raison et la part de l’instinct

Par Lotfi Zitoun - Au lendemain du tremblement de terre politique de janvier 2011, peu de convaincus mais davantage d’opportunistes se sont attachés à faire revivre Bourguiba. Les convaincus armés d’une nostalgie constructive, les opportunistes à des fins politiciennes, populistes, électoralistes.

Ainsi, parfois utilisés à bon escient, d’autres fois galvaudés, les vocables: Destour, Bourguiba, Bourguibisme, Bourguibiste, Bourguibien, ont-ils fleuris de toutes parts pour envahir les plateaux de télévision et les chaînes de radio aux fins de doter leurs utilisateurs d’une éphémère légitimité.

Bourguibiste et Bourguibien, deux adjectifs issus de l’aura qui entoura le patronyme du Leader tunisien, et autour desquels pourrait s’articuler une réflexion succincte.

Le bourguibisme s'est construit par la connaissance profonde de la Tunisie et les Tunisiens. Il a jalonné les villages, les dachras et les cités. Il a jalonné les esprits et les mentalités. Comme a dit De Gaulle " je vous ai compris". Bourguiba a compris cette nation qu'il s'apprêtait à guidé. Il a utilisé des mécanismes et une vitesse d'évolution que la population a finie par accepter et adopter. Le contact direct, le discours profond expliqué simplement entre l'anecdote et le sérieux. Et la distance maitrisée entre un leader et son peuple: tantôt familier et proche tant d'autres le chef incontestable. Par l'écart de l’argent, l'écart de la convoitise des biens et des apparats, le Bourguibisme se donne l'étoffe de la pureté́ et de la sincérité. Il incarna ainsi l'image du père du peuple.

Le Bourguibisme fait référence à la politique et à l’action d’Habib Bourguiba, premier Président de la Tunisie.

Sur le plan pragmatique, le bourguibisme se définit par:

Un engagement fort en faveur de l'indépendance nationale.

Une approche alliant l’économie de marché et une politique sociale.

Un républicanisme avéré et une adhésion aux valeurs universelles.

Une attitude populiste et corporatiste.

Une laïcité stricte, toutefois appliquée de manière prudente et progressive.

Une action résolue vers l’abolition du tribalisme et l’instauration de la citoyenneté.

Une vision culturelle qui se veut moderne souhaitant faire de la Tunisie un pont reliant la civilisation arabo-islamique à la civilisation occidentale.

Par ailleurs, le Bourguibisme se caractérise par une intransigeance dans la poursuite des objectifs et par des principes non négociables. Le Bourguibisme peut se décrire comme rationnel, pragmatique, non idéologique, procédant progressivement (la politique des étapes), et cependant déterminé et implacable à la fois.

Les plus significatives réalisations de Bourguiba qui illustrent le mieux le Bourguibisme peuvent être répertoriées ainsi :

Le 14 avril 1956, il constituait le premier Gouvernement de la Tunisie indépendante.

Le 13 août 1956, il introduit au parlement la loi du code du statut personnel qui proclamera des droits complètement ignorés auparavant comme le consentement au mariage, l’âge du mariage, l’abolition de la polygamie, le droit de vote, le divorce civil.

Le 25 juillet 1957, l’Assemblée Nationale Constituante proclamait l’abolition de la monarchie et l’institution de la République avec Habib Bourguiba comme premier Président. Il sera, le 8 novembre 1959, plébiscité constitutionnellement.

Dès 1957, un programme de réforme s’entame qui concerne l’agriculture, l’abolition des Habous, la tunisification de la justice et la dotation du pouvoir judiciaire d’outils modernes.

En juin 1958, réforme et généralisation de l’enseignement avec comme objectif la mise en place d’un système éducatif uniforme, ouvert à tous les tunisiens d’âge scolaire et gratuit.

Mise en place d’un programme de construction de l’infrastructure de base couvrant les hôpitaux publics, les routes et les barrages pour une gestion efficiente des ressources en eau.

S’agissant du vocable bourguibien, il ne peut s’appréhender de la manière dont on définit le Bourguibisme. L’adjectif Bourguibien s’attacherait davantage à un mode de pensée qu’à une succession d’actions. Aussi, serait-il mieux indiqué d’orienter la réflexion vers le concept de pensée Bourguibienne en prenant comme source d’inspiration les innombrables discours de Bourguiba. 

La pensée bourguibienne se symbolise par l’idée selon laquelle le parcours d’un homme se fond, en une parfaite symbiose, avec l’histoire d’un pays. Elle soutient que le Pays, la Nation, l’Etat ne peuvent exister et ne sont grands qu’à travers la grandeur, la vision, l’action de l’homme d’exception qu’est Bourguiba. Ainsi, déclarait-il, le 1er juin 1959 : «Il est rare que les événements qui jalonnent la vie d'un homme s'intègrent dans l'histoire d'un peuple à un point tel que l'homme semble incarner tout son peuple. Si la transposition a pu s'accomplir, c'est que l'homme a su se faire le porte-parole sincère et désintéressé de la conscience nationale, qu'il a lutté pour la cause du peuple tant et si bien que les péripéties de la vie de l'un et de l'autre ont été amenées à se confondre».

Dans la pensée bourguibienne, il n’y a pas d’avant Bourguiba. Ainsi que le souligne Aziz Krichen : «Bourguiba ne vient pas pour continuer l'œuvre de redressement national commencée avant lui, quitte à la corriger et à l'amender, il vient à l'inverse pour précipiter dans le néant tout ce qui l'a précédé et instituer sa propre action sur la page blanche d'une histoire qui ne débute véritablement qu'avec lui».

N’a-t-il pas souligné, à l’occasion du premier anniversaire de l’abolition du protectorat français, le 20 mars 1957: «Pour nous, l’indépendance n’est pas un but : c’est un commencement. C’est un premier pas qui nous a permis de prendre conscience de nos devoirs envers nous-mêmes et envers l’humanité».

Bourguiba est l’artisan de l’indépendance, il est celui qui a aboli la monarchie et a instauré la République et fait inscrire dans la Constitution de 1959, la limitation à cinq ans du mandat présidentiel.

Pourtant, ainsi que l’explicite François Siino dans son livre «Habib Bourguiba, la trace et l’héritage», « peut-être encore moins que d’autres, Bourguiba n’a pas échappé à l’obsession de la durée - durée de la vie qui se confond avec celle du pouvoir, durée de l’œuvre également - qui le conduira à s’accrocher au pouvoir avec l’énergie d’un désespoir mythomane ».

En 1974, Bourguiba, après avoir écarté ceux qui auraient pu contester son règne, se voit accorder la présidence à vie du Parti Socialiste Destourien. Il déclara à cette occasion: «Les acquis grandioses réalisés l'ont été grâce à l'union qui s'est formée autour d'un homme volontaire et décidé, sincère dans ses propos autant que loyal dans ses actes, et résolu à poursuivre la lutte jusqu'au terme final».

En réalité, ce plébiscite à la tête du PSD, ne constituait qu’une étape dont le dessein véritable n’est autre que l’accès à la présidence à vie. Le 12 avril 1973, Bourguiba déclarait « Le fait de me désigner à vie à la tête de l'Etat ne peut être qu'un hommage de reconnaissance rendu aux yeux du monde entier à un homme dont le nom s'identifie à la Tunisie. Il est hors de doute que si l'on procédait à un référendum dans le pays, 99,99% sinon 100% des personnes consultées consacreraient Bourguiba Président à vie.

L'Assemblée Nationale ne ferait, dans ce cas que répondre au vœu unanime de la nation et confirmer son attachement et sa gratitude à la personne de Bourguiba ».

Le 18 mars 1975, Bourguiba se fait élire président à vie

Très tôt également, Bourguiba s’est résolument attaché à circonscrire toute velléité de contestation sur le territoire national. Il fustigea tout autant les religieux conservateurs que les nostalgiques du marxisme léninisme dénonçant le fatalisme des uns, l’utopisme des autres. Il argua du fait que la seule et forcément l’ultime révolution est celle de la victoire du mouvement national. Il s’attacha à considérer toute contestation comme une trahison venant annihiler les efforts d’édification nationale. Il considéra le mouvement étudiant comme portant atteinte à sa propre légitimité et traita les étudiants de «révolutionnaires en peau de lapin».

En son temps, servi par une conjoncture internationale propice parce qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, au lendemain de la naissance des Nations Unies, alors que le monde se reconstruisait, Bourguiba fut grand. Son nom résonna au niveau international peut-être plus haut que celui de la Tunisie. Pourtant, il partit laissant à son bilan, encensé par une majorité le qualifiant de brillant, le goût amer de l’inachevé. A aucun moment il ne pensa, même à travers sa politique des étapes qui lui était chère, à appréhender la Tunisie comme une démocratie en devenir.

Il se plaisait à dire que la démocratie ne se décrétait pas mais se méritait. Il déclarait à Jean Lacouture, en mars 1969: « Des siècles de décadence, de misère, engendrant le nomadisme, avaient effrité les villages, les hommes, en faisant ce qu’un publiciste français appelait une poussière d’individus. C’est cette poussière d’individus que j’ai commencé à réunir, en lui parlant son propre langage ».

On rapporte même (?) que Bourguiba aurait dit à Léopold Sédar Senghor lequel, après cinq mandats consécutifs, décida de se défaire de son fauteuil de Chef d’Etat du Sénégal au profit de son dauphin Abdou Dhiouf: «Monsieur le Président, vous donnez le mauvais exemple».

Bourguiba n’a pas tranché. Sa position était partagée entre le bonapartisme et le gaullisme, entre la monarchie et la république. Sa présidence à vie témoigne profondément sa soif au pouvoir et affecte jusqu’a nos jours la naissance de la république des citoyens
C’était là quelques réflexions relatives aux adjectifs nés du fait de la personnalité et de la notoriété de Bourguiba et de son œuvre.
Longtemps dans l’opposition, dans ma pensée et ma lutte, l'homme s'est confondu avec l’œuvre. Ce n'est qu'en exerçant l'état et en me libérant de toute appartenance idéologique  que j'ai saisi les difficultés des rouages et pour être sincère, les difficultés qu'imposent la gestion d'une nation. Cela a permis une relecture personnelle qui peut faire l’éloge de l’action et critiquer la pensée; une relecture enrichie par mon parcours et puis mon exercice. Je vois la nation profondément et j'ai la conscience des menaces et de son devenir. Si je j’aurais à m'inspirer du bourguibisme, je commencerai par l'amour de la nation et l'esprit d'un rassemblement autour et pour une cause nationale.

L'histoire est une science qui ne pardonne pas, on ne la construit que dans la continuité́, jamais dans la rupture. A sa mort Bourguiba est devenu un mythe, mortel dans la vie et immortel dans la mort. Le Bourguibisme une école. On ne peut ni combattre ni salir ni détruire un mythe, l'Égypte vient de nous en donner l'exemple pharaonique. On peut par contre discuter le Bourguibisme, le critiquer voire s'en inspirer et l'améliorer. C'est une partie de notre histoire, discutable certes mais c'est notre histoire.

Lotfi Zitoun
 

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1 Commentaire
Les Commentaires
KORTAS RIADH - 05-04-2021 10:46

M.Lotfi ZITOUN exprime haut et forts un changement radical dans ces positions politiques et historiques. L'homme connait une évolution notoire dans sa pensée et réflexions. Libéré des responsabilités politiques au sein d'ENNAHDHA, il se présente comme un penseur libre.

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