Latifa Lakhdhar: Une révolution et son contraire
Sa lecture d’historienne s’intéressant à la question religieuse autorise Pr Latifa Lakhdhar à examiner de près la situation en Tunisie, notamment depuis 2010. Vice-présidente de la Haute Instance Ben Achour, en 2011, ministre de la Culture dans le gouvernement Habib Essid (2015-2016), elle est au cœur d’une actualité riche en rebondissements. Dans son nouvel ouvrage intitulé Une révolution et son contraire paru aux Editions Nirvana, elle explique ce qui s’est passé en Tunisie depuis le 17 décembre 2010, pour comprendre ce qui interviendra depuis lors.
analyse est approfondie : l’Islam et nous : l’impossible décolonialité, l’Occident et l’Islam : altérisation et culturalisme, des islamisants américains et français en soutien aux islamistes, entre une révolution contraire et le contraire d’une révolution, la plus déterminante des révolutions : la révolution des femmes, les sources d’un potentiel de résistance, l’Universel et les fragments et au-delà des cultures, par-delà le colonial: le patriarcat...
Latifa Lakhdhar, professeure à la faculté des Sciences humaines et sociales de Tunis, est l’auteure d’ouvrages de référence. Elle a publié notamment al Islam at-tourouqi wa al qadhia al watania (L’Islam confrérique et la question nationale) ; Imraatu al-Ijmà (Les femmes au miroir de l’orthodoxie islamique) et De quoi demain sera-t-il fait ? Le monde arabo-musulman fait sa révolution.
Une révolution et son contraire
de Latifa Lakhdhar
Editions Nirvana, 2020, 176 pages, 20 DT
Bonnes feuilles
L’histoire de la révolution tunisienne se raconte comme un témoignage, une passion, un vœu, un désir de progrès et de dignité, un rêve qui doit s’exaucer jusqu’à l’accomplissement, une apparition céleste qu’on voudrait transformer en réalité.
Elle se raconte, en même temps, comme une incertitude, un corps menacé, une angoisse, comme une peur qu’elle soit mise à mort et qu’elle rende l’âme.
Ma conviction, au terme de cette réflexion, est que cette révolution était portée, au départ, par une détermination populaire à «abattre le pouvoir pour libérer l’Etat», car, comme le note Samir Aita, avec «des républiques verrouillées, par des présidents à vie…, un pouvoir suprême s’est érigé au-dessus de l’Etat et des institutions bâties à l’indépendance, se donnant le moyen de durer ». Ce pouvoir qui était aussi toxique et dangereux pour la société que pour l’Etat lui-même a installé le pays dans une révolte en latence.
La révolution surgit pour libérer l’Etat, à la fois, de l’autoritarisme politique et du système d’inégalités sociales que ses orientations économiques n’ont cessé de générer depuis la fin des années soixante-dix du siècle dernier, en vue de le mettre dans un horizon de vrai changement vers la liberté, la dignité et la justice.
Cependant, au bout d’une dizaine d’années de révolution en crise, il semble qu’à part une parenthèse rapidement fermée où un parti politique a pu en 2014 accéder au pouvoir, à la faveur du slogan épandant à la demande réelle de rendre à l’Etat sa prestance et sa majesté -parenthèse pendant laquelle l’idée même a très vite fait de s’évaporer d’ailleurs -, une large coalition d’acteurs anti-Etat a pu se constituer, regroupant aussi bien des acteurs politiques que des acteurs qui s’activent sur la scène socioéconomique. Cette congrégation dont les composants dominent la scène de la révolution agit de manière absolument contraire à sa visée, et chacun de ses membres prouve que son programme consiste bien à viser le pouvoir pour abattre l’Etat.
D’abord, les islamistes qui, au gré du rapport de force et des failles démocratiques, reviennent à leur projet de se venger d’un Etat qui a ébranlé leur schéma de référence et qui, cédant à la « peur stratégique» de perdre leur âme théocratique, prouvent par leur comportement politique que le consentement au modèle de l’Etat démocratique s’arrête à la dimension tactique et que «l’intéressant» pour eux se trouve ailleurs.
Ensuite, les populistes, qui font miroiter le projet d’enterrer l’idée d’un Etat de droit, idée encore à un niveau presque embryonnaire, pour celle d’une société de droit, à savoir « un transfert de l’Etat dans le peuple », alors même que ce dernier n’a de réalité ni sur un plan sociologique, ni sur un plan politique, n’étant qu’une chimère qu’on dresse contre l’Etat et ses élites par une mobilisation de l’affect et du ressentiment.
Et enfin, les nostalgiques d’un pouvoir qui a déjà lui-même consacré ce que les spécialistes en sciences politiques appelle «l’Etat effondré caché», à savoir un Etat dont l’ébranlement réel était masqué par un pouvoir autoritaire incapable de répondre aux demandes sociales autrement que par la répression et dont les conséquences sont perceptibles jusqu’à présent sur le plan de la santé, de l’éducation, de l’emploi, du transport...
Sur un autre plan, à la faveur même de son affaiblissement, l’autorité de l’Etat se trouve de plus en plus entamée par les effets d’une recomposition sociale parasitaire, où les sources de richesses et de promotion sociale se déplacent en grande partie vers l’économie informelle, vers celle de la contrebande et vers la sphère de la corruption, produisant des acteurs qui ne peuvent s’activer qu’au prix de sa déstabilisation et de son délitement.
Cette coalition a réussi à mener la révolution vers un Etat failli, qui arrive difficilement à imposer son autorité et qui aussi déséquilibrant et dangereux qu’un Etat autoritaire, fait régner par sa faiblesse une ambiance de désespoir qu’on peut saisir à travers une quantité de phénomènes: la migration des compétences, la migration illégale des jeunes, la délinquance et la violence sociale, la défiance par rapport à l’école…
En regardant autour de nous, il est facile de constater que là où l’Etat a été abattu, la révolution a échoué et de saisir que si pour les autres pays arabes ayant connu un début de révolution, celui-ci a été exécuté dès le commencement, il est pour la révolution tunisienne un acte en cours qui diminue de jour en jour les chances du pays d’accéder au bonheur public.
Aussi est-il permis de conclure que s’il y avait un programme prioritaire et urgent pour la Tunisie d’aujourd’hui et de demain, il serait celui de sauver la révolution du naufrage en libérant l’Etat de ses vieux démons, mais aussi de ceux qui visent le pouvoir dans le but de l’abattre.
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Mme Lakhdhar ne pourrait avoir un recul nécessaire pour faire une lecture objective de la révolution. En effet, elle a, volontairement, fait partie de la "coalition" qu'elle décrit responsable de la déliquescence de l'Etat . N'était-elle pas ministre sous l'ère Caid Essebsi ,la main dans la main des islamistes qu'elle accuse de tous les maux ? Elle elle prétendait récemment, pas plus tard que la semaine dernière dans une émission télé, qu'elle avait précocement la conviction que la révolution a été détournée ,et ce, lors de sa prise de participation aux élucubrations de la comité de Ben Achour et des ses acolytes. Peut-être que passé l'enivrement du pouvoir et des ses paillettes elle a retrouvé toute sa raison!