Fadhel Abdelkéfi: La démocratie quand même !
Fadhel Abdelkéfi. Financier, ancien ministre, chef du parti Afek Tounès
1. Que retenez-vous le plus de ces dix dernières années ?
D’abord une formidable épopée de liberté, avec l’acquis majeur sur lequel personne ne pourra revenir, celui de la liberté d’expression. Pour les médias, la liberté de la presse évidemment. Pour nous autres citoyens, la liberté de penser, de nous exprimer, de débattre, de nous engager.
J’ai perçu la Révolution comme le chapitre qui venait clôturer celui ouvert à l’Indépendance. De l’indépendance de l’État, nous étions désormais arrivés à l’étape de l’indépendance des “individus”.
Par ailleurs, ce que nous avons pu voir foisonner dans le domaine culturel est tout simplement exceptionnel.
Dans le théâtre, la musique, les arts plastiques, la rupture de la chape de plomb a permis de libérer une créativité étouffée. Souvent pour le meilleur et parfois pour le moins bien.
Le début de la décennie a été porteur de beaucoup d’espoir pour nous Tunisiens. Ensuite, comme très souvent face à une énorme attente, il ne peut y avoir que de la déception.
Je retiens également de cette décennie, et pour notre grand malheur, l’effritement de l’autorité de l’État. Ce qui a laissé la place au régionalisme, au corporatisme et à des demandes totalement déconnectées par rapport aux moyens de l’État.
2. Pensez-vous que la démocratie demeure la véritable voie d’avenir et à quelles conditions ?
De la même manière que nous n’avions pas eu d’autres choix que l’indépendance, nous n’avons pas d’autres horizons que la démocratie.
Ailleurs dans le monde, d’autres pays n’y sont pas parvenus et parfois au prix d’immenses tragédies.
Cet apprentissage de la démocratie se fait aussi dans la douleur, je n’oublie pas que deux figures politiques majeures, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, ont été assassinées et que leurs assassins courent toujours.
Malgré les vicissitudes et les écarts de trajectoire, celle-ci est désormais inscrite dans notre quotidien. Nous avons réussi dans le domaine le plus compliqué : l’alternance pacifique au sommet de l’État. Nous devons désormais instaurer les garde-fous qui permettront à cette démocratie de donner ses plus beaux fruits : un débat apaisé pour améliorer la vie de la Cité.
Les conditions d’amélioration du débat passent dans un premier temps par davantage de régulation, notamment sur les réseaux sociaux. Je sais que c’est une thématique qui peut rappeler les “ciseaux de Ammar 404”, mais nous devons lutter contre les fausses informations, le dénigrement et la violence en ligne. Ceux qui se délectent de voir les acteurs politiques se rouler dans la fange, parfois à leur corps défendant, n’ont qu’une seule volonté, détruire cette réussite qu’a été la Révolution tunisienne.
Nous devons également revoir les fondamentaux du système politique mis en place. Notre peuple veut davantage de verticalité, en témoignent d’ailleurs les chiffres de la participation à la présidentielle et aux législatives de 2019. Les Tunisiens se sont davantage mobilisés pour élire leur Président que pour leur Assemblée. Ils attendent de ce dernier une trajectoire, une vision et une responsabilité assumée devant le peuple. De plus, et malheureusement, les invectives qui tiennent lieu de débat sous la coupole du Bardo ne rehaussent pas le prestige des députés. Elles contribuent même à questionner leur rôle, ouvrant la porte à des théories farfelues de démocratie directe qui accroîtrait à mon sens la désagrégation de la nation. Ce besoin de clarté doit également se matérialiser dans la loi électorale : nous devons pouvoir dégager des majorités claires à l’issue des scrutins. Ces majorités bricolées sans projet politique, parfois entre adversaires ayant juré de ne jamais se tendre la main, ne font que creuser le fossé de défiance avec nos concitoyens. Elles donnent l’impression que les partis politiques n’ont qu’un seul objectif : les places ! Les alliances contre nature sont sans lendemain, nous l’avons vu en 2014 et le voyons actuellement en 2019, elles ne font que le jeu des extrêmes.
Les Tunisiens veulent que ceux qui s’occupent des affaires de la Cité soient responsables. Ils veulent également une justice digne de ce nom: inflexible, indépendante et équitable. Il est impératif de donner aux juges et magistrats les moyens d’exercer leur rôle dans les meilleures conditions. Dans le même temps, ils devront faire preuve d’exemplarité pour ne pas entacher un corps qui a une fonction essentielle dans la société.
3. Êtes-vous confiant pour les dix prochaines années ?
Je reste confiant et optimiste, car comme je l’ai écrit plus haut, le plus dur a été fait, à savoir la transition démocratique.
Ce fragile édifice peut néanmoins s’écrouler si l’on ne prend pas la mesure de la dimension économique. La révolution du 14 janvier 2011 a eu lieu en grande partie car la croissance n’était plus inclusive. Les fruits de la prospérité n’étaient partagés qu’entre une infime minorité.
Le terreau le plus fertile pour la démocratie est la prospérité économique et nous sommes en train de perdre cette bataille.
Lorsque près d’un jeune sur deux a pour ambition de quitter le pays, que les cadres et professions libérales fuient vers d’autres pays, nous assistons à une hémorragie dangereuse.
Nous devons gagner la bataille économique et nous en avons toutes les armes. Notre pays est compétitif et nous avons les moyens d’une croissance plus forte si nous le voulons. Ce chemin passe par des réformes courageuses et qui ne mènent pas à une braderie où l’État serait vendu à la découpe. Je sais que ces dernières années, les discours de “réformes” ont été le faux nez des idéologies libérales visant à réduire l’État. Au contraire, il faut renforcer le rôle de l’État dans les secteurs vitaux : éducation, santé, défense, sécurité, justice, affaires étrangères….L’État doit réguler, arbitrer, orienter et il doit casser les carcans pour permettre aux Tunisiens de vivre. Carcans administratifs, tyrannies de l’autorisation, voilà ce que l’État doit casser. Il ne doit pas devenir dans l’esprit des Tunisiens, et ce qu’il est actuellement, l’ennemi du mieux vivre. Libérer les énergies, accompagner les transformations, être en phase avec la société, comment expliquer les “copies légalisées” dans un monde où tout est digital ou presque ?
J’ai confiance dans l’avenir car je vois au quotidien ce dont les Tunisiens sont capables malgré toutes les difficultés. Nous avons une jeunesse qui ne demande qu’à faire, une diaspora qui ne demande qu’à investir et partager, des femmes et des hommes qui s’engagent dans la société civile pour contribuer à améliorer la vie des autres.
Nous vivons une époque trépidante et pleine de défis, à la mesure de ce qu’a pu vivre la génération de l’indépendance. C’est à nous tous de saisir cette chance, de nous jeter dans la bataille et de montrer que les descendants des pères fondateurs de la Tunisie moderne sont toujours capables d’aller de l’avant et de réussir cette transition démocratique.
Tunisie, Dix ans et dans Dix ans
Ouvrage collectif sous la direction de Taoufik Habaieb
Editions Leaders, janvier 2021, 240 pages, 25 DT
Fadhel Abdelkéfi
Financier, ancien ministre, chef du parti Afek Tounès
Lire aussi
Sophie Bessis: Aucun véritable consensus n’a été trouvé sur des questions fondamentales
Hmayed, le pêcheur : Surpris par la révolution, nous n’avons pas su la gérer (Vidéo)
Ahmed Ounaïes: Les démocrates se tiennent en alerte
Abdelaziz Kacem: Un printemps qui n’en est pas un (Vidéo)
Fadhel Moussa: La Tunisie en quête d’une reconfiguration et d’une gouvernementalité
Anis Marrakchi: Sauvons la démocratie, elle a des vertus que l’autocratie ne peut avoir
Selma Mabrouk: La révolution et après ? (Vidéo)
Elyès Jouini: Œuvrer au rétablissement de l’espoir
Ridha Ben Mosbah: Sauver la transition d’un nouvel échec qui serait fatal
Mustapha Ben Jaafar: Est-ce l’heure du sursaut ?
Yassine Brahim: Plusieurs batailles sont à mener... (Vidéo)
Kamel Jendoubi: Le courage d’un peuple
Yadh Ben Achour: La révolution, un rappel de mémoire
Mustapha Kamel Nabli : Une étroite voie de sortie existe, à condition ... (Vidéo)
- Ecrire un commentaire
- Commenter
Un grand Monsieur, petit fils du grand. Fadhel ben Achour;