Abdelaziz Kacem: Un printemps qui n’en est pas un (Vidéo)
Par Abdelaziz Kacem. Essayiste, poète - Dix ans ! Dix ans de galère, certes, mais ce ne sont que cent vingt mois. D’où me vient donc ce sentiment de condamnation à perpète ? Au fil des événements, j’ai suivi et commenté, en chroniqueur généraliste, les péripéties d’un effondrement. Du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011, vingt-six folles journées où, pour certains, la boîte de Pandore s’est ouverte. À cette image hautement mythologique, j’ai préféré celle du djinn échappant de la bouteille où le roi Salomon l’avait enfermé.
Mais à l’heure du bilan, j’enfile ma blouse de marchand d’alphabet, laissant aux spécialistes le soin d’analyser la débâcle économique et sociale.
C’était, donc, il y a dix ans. Le général Ben Ali venait de déserter. Un citoyen lambda ému, Ahmed Hafnaoui, passant la main sur sa tête grise, en signe de détresse, la voix nouée par un sanglot, prononça, dans un arabe de bon aloi, une sentence : «Nous nous sommes décrépis pour cet instant historique». Cette phrase passée en boucle, des mois durant, par la chaîne Al Jazeera, porte-parole du « chaos constructif », aurait pu trouver sa place dans un ana. Mais son auteur, déchantant, ne tarda pas à regretter d’avoir parlé trop vite. La Tunisie venait d’entamer sa vertigineuse décrépitude.
Puisque nous en sommes aux « mots », que reste-t-il des slogans sans relief d’un ras-le-bol que la manipulation outre-Atlantique a noyé dans le sang pour que la situation atteigne le point de non-retour ? Tiré d’un poème superbe de Chabbi, « La volonté de vivre », plus que jamais honni par les dévots, nous reste un raccourci de plus en plus creux : Al-chaab yourid (Le peuple veut). Il faut relire notre poète national, qui déplorait l’immaturité de la masse, à son époque. Récurrent, l’infantilisme nous revient avec de l’arrogance en plus : nous sommes les leaders du monde arabe ; le monde entier n’a d’yeux que pour notre révolution ; le sixième Califat est en train de se réaliser…
La Tunisie, en deuil d’un Bourguiba, avant tout, maître à penser, en est à se maudire d’avoir enfanté tant de cancres et de propre-à-rien. «Al-chaab yourid» se réfère à une jeunesse désemparée qui ne rêve que de quitter le pays, à l’assaut de l’île de Lampedusa ou en direction de la Turquie ottomane en quête de coupe-jarrets, faute de janissaires. Al-chaab yourid, d’aucuns veulent se refaire de ce balai un nouveau cheval de bataille.
J’aime les mots et je suis effrayé de voir à quel point ils ont été dévoyés. On appelle «révolution» une kermesse qui a mal tourné et l’on se demande toujours pourquoi le nombre de morts a triplé depuis le départ de Zaba. On appelle «printemps» une saison où les roses meurent piquées par leurs propres épines. Jamais le terme « karama » n’a autant viré à son antonyme.
Certes nous avons, depuis lors, une certaine liberté d’expression. Nous la devons surtout à l’incapacité de l’État de sévir, de réguler. Et puis que pèsent nos voix dans la cacophonie beuglante ? Installez-vous devant le petit écran, zappez à loisir, vous verrez à quel point les intervenants pensent petitement. Et si vous avez les nerfs solides, suivez le débat sous la coupole. Jamais le palais du Bardo, depuis qu’il abrite la représentation dite populaire, du temps même des «béni-oui-oui», n’a abrité une trivialité aussi révoltante que celle de ces takfiristes, grandes gueules au service de frérots soucieux de soigner leurs apparences et de tirer les marrons du feu par une patte autre que la leur. Le style, c’est l’homme et l’encanaillement n’a pas de code.
Contre ces tristes sires, une femme courageuse jusqu’à la témérité se bat. Intelligente, cultivée, elle les dépasse de cent coudées. Son discours est solidement charpenté, si bien argumenté qu’on ne lui trouve rien à redire. Alors, les voyous recourent au seul vocabulaire qu’ils maîtrisent, l’insulte. On la traite de tous les noms, on lui crache dessus, on lui rappelle son bref passage au sein du parti au pouvoir. De plus, c’est une femme. Misogynie oblige. À cet égard, l’algarade du takfiriste Affès contre les filles de Bourguiba est simplement ignoble.
À propos de Abir, un vétéran de l’opposition anti-Zaba me disait, il y a peu, qu’il ne pensait pas que le RCD avait des cadres de cet acabit et qu’en dernière analyse, c’est à l’honneur de ce parti de n’avoir pas bougé le petit doigt pour défendre le système.
Un moment, j’ai été gagné à l’idée de la nécessité de dissoudre l’ARP, dans l’espoir de la voir se renouveler avec des visages moins phobogènes. Mais avec l’électorat dont le pays est affligé, le contraire risquerait de se produire. Après l’assassinat de Chokri Belaïd et de Brahmi, la colère populaire était telle que nous crûmes que le Parlement allait changer d’allure. Or les veuves Basma Belaïd et Mbarka Brahmi, candidates aux dernières législatives, n’ont pu faire le poids face aux LPR de sinistre mémoire. Comme bien d’autres victimes du terrorisme, le sang des deux martyrs crie encore justice. Quelle justice ?
J’ai fini par me ranger à l’aphorisme populaire « Chidd mchoumik la yjik ma achwam » (Garde bien ta calamité, le pire peut toujours arriver). Il faut avoir été éduqué à la démocratie pour en user. La démocratie est la résultante d’une réflexion philosophique. Nul ne peut s’en réclamer sans avoir au moins entendu parler de Platon et d’Aristote. Aux yeux de la majorité, la chose se résume en un bulletin glissé dans une urne que l’on eut souvent aimée funéraire.
Le poète, lui, peut s’adonner au rêve et préconiser de nouvelles règles électorales:
Surgisse du répit l’additif, qui s’impose
À la Constitution. Élus et électeurs,
Passons-les par des tests et par des détecteurs,
Pour filtrer ceux qui ont la bêtise en surdose.
Le monde arabe, miné par quatorze siècles d’aberration, a souvent donné de lui-même l’image d’une irrémédiable déchéance. Pourtant, il n’a jamais manqué de personnalités marquantes. L’illustre arabisant Louis Massignon, prenant la défense de l’arabité contre un Occident méprisant, écrivait :
«Une civilisation doit être saisie, pour être comprise et jugée, au niveau de ses grands hommes, de ses héros et de ses saints, et non à l’échelon inférieur de la médiocrité statistique». Notre problème est que le chiendent continue d’étouffer nos fleurons.
Un État «kamourisé», culture de non-travail, surendettement doublé d’un pouvoir d’achat laminé, classe moyenne essoufflée, criminalité galopante, une infrastructure délabrée. Un jeune médecin a trouvé la mort dans la cage d’un ascenseur qui a lâché. Des centaines d’établissements hospitaliers et scolaires menacent ruine. Il fut un temps, pendant la lutte pour la libération nationale, où des fatwas éclairées avaient établi que quiconque consacrerait la somme prévue pour un pèlerinage ou une Omra à la construction ou à la réfection d’un quelconque établissement d’utilité publique équivaudrait à l’acte pie envisagé. Arrêtons la construction des mosquées. En ce temps de pandémie, la communauté a besoin d’hôpitaux, de structures éducatives et culturelles.
L’Éducation, déjà exsangue, sous Ben Ali, est si rachitique aujourd’hui qu’elle demande une hospitalisation et un arrêt de travail. Le coronavirus ayant rogné le Smig que l’école dispensait en temps normal, je propose que l’on déclare 2020-21, année blanche. On a préféré raboter le programme du bac, au motif de l’alléger. En arabe, sont sacrifiés Jahidh et Maarri, qui, outre la haute valeur littéraire qu’ils inculquent, constituent une source incontournable pour la formation de la rationalité et de l’esprit critique. En histoire, est sabré l’un des chapitres les plus importants qui ont fait le XXème siècle, la grande Révolution bolchevique. Non ! je ne féliciterai aucun futur titulaire de ce bac «light» et je plains l’université qui aura à traiter de cette malheureuse cuvée 2021.
Après avoir abattu un régime qu’elle n’a pas su dignement remplacer, la pseudo-révolution a aussi achevé une gauche que l’on croyait moins fragile. Mais là, les forces du progrès, épuisées par la guerre des ego, sont les seules responsables de leur déconfiture.
Et l’on ne sait de quoi demain sera fait. Je continue de jeter sur la situation un regard un peu trop sombre, peut-être. L’optimisme béat n’est pas mon fort. Mais jamais je ne poserai mon stylo.
Tunisie, Dix ans et dans Dix ans
Ouvrage collectif sous la direction de Taoufik Habaieb
Editions Leaders, janvier 2021, 240 pages, 25 DT
Abdelaziz Kacem
Essayiste, poète
Abdelaziz Kacem: Un printemps qui n’en est pas un
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Merci Monsieur Abdelaziz Kacem pour ce cri d'alarme qui a mis les points sur les i . Espérons qu'il sera saisi par une bonne partie de nos concitoyens .pafin qu'ils se réveillent de leur sommeil!!
Voici enfin un beau texte courageusement fort et intellectuellement honnête qui analyse très justement la réalité de ce qui s'est passé il y a 10 ans: 1) D'abord, oui, une jeunesse plutôt désenchantée et désemparée, mais tellement désespérée qu'elle n'a trouvé de bon que de prendre le chemin maritime du nord méditerranéen. 2) Puis, oui, la majorité d'une autre partie de la jeunesse avait persisté dans son erreur pour tomber dans le piège des lucifériens en réclamant une nouvelle et très mauvaise constitution qui arrange bien Ennahdha aa sa juste mesure pour ne jamais quitter le pouvoir. 3) Et enfin, oui, pour empirer la situation actuellement récente, cette même jeunesse nous a installé naïvement, avec des petits capucins en mains, un Robot-Roi utopique, sans expérience politique et sans même pensée intellectuelle. En conclusion, votre contribution, Si Abdelaziz, avec celle de Si Hedi Behi, sont les meilleures de ce que j'ai lu sur ce thème que dirige Si Taoufik. J'ajoute qu’étant plutôt scientifique mais amoureux de la littérature poétique, j'admire et je respecte vos talents de penseur et d’écrivain inégalé. Alors, "ne posez jamais votre stylo"; et continuez encore et encore de me laisser enchanter de vous lire. Longue, très longue vie Si Abdelaziz.