Riadh Zghal: Y a-t-il un modèle économique qui sied à la société tunisienne ?
On parle sans cesse d’un nouveau modèle économique à trouver pour la Tunisie permettant de résoudre les problèmes de chômage, de pauvreté et d’inégalité sociale, avec l’espoir que d’« éminents » économistes pourraient le proposer. A supposer que ce modèle existe, est-il applicable ? Cela nous semble peu sûr car il n’y a pas de modèle «prêt-à-porter» pouvant être aisément appliqué quelles que soient les spécificités du contexte. Or le contexte est constitué de plus d’une dimension.
L'économique est la partie apprente de l’iceberg qui est à la fois sociologique, moral, cognitif, organisationnel... C’est pour cela que, souvent, des modèles «bien pensés» dévient de leurs principes fondateurs. Ainsi, le modèle libéral s’est avéré propice à la formation d’une économie de rente assortie de corruption, le modèle dit communiste a pris la forme d’un capitalisme d’Etat, favorisé la constitution d’une classe bureaucratique privilégiée et autoritaire, le modèle productiviste a dévié vers l’accaparement des richesses par une minorité et l’accroissement de la pauvreté parmi les populations. A chaque modèle son dérapage.
Sans connaissance du système social, ses structures, ses valeurs culturelles dont ses représentations de l’autre, du travail, de la propriété, de la richesse et de la pauvreté, il n’y a pas de modèle économique qui soit à l’abri des déviations, des dysfonctionnements et du risque d’échec dans la réalisation des objectifs visés.
Avant de chercher à reproduire des modèles puisés dans la science établie et ses préceptes reconnus, il importe de poser un regard scrutateur sur le contexte social auquel on s’adresse. Ce regard devra tout d’abord être débarrassé des idées reçues pour s’intéresser, sans parti pris, aux pratiques de production et de distribution des richesses, aux obstacles qui s’opposent au changement, qu’ils soient sociaux, techniques, économiques ou financiers. Cela n’est pas pour dire qu’on n’a pas besoin de science économique, bien au contraire. Mais à côté des sciences économiques, il y a besoin de plus d’une science humaine pour passer d’une économie de rente, ou dominée par l’informel, ou sous-développée technologiquement ou tout cela à la fois. Si, en plus, on se trouve dans un contexte démocratique, il faudra s’interroger sur les ressorts des comportements individuels et collectifs : pourquoi la productivité du travail est-elle faible dans plus d’un secteur dont l’administratif ? Pourquoi l’économie de rente et l’économie informelle se développent-elles? Pourquoi la dynamique entrepreneuriale varie considérablement d’une région à l’autre du pays ? Pourquoi les jeunes diplômés manifestent une préférence pour la fonction publique plutôt que l’entrepreneuriat ou l’emploi dans le secteur privé ? Pourquoi la fuite des cerveaux ? Pourquoi le taux de participation des femmes à la population active dans notre pays s’est-il figé à moins de 30% durant des décennies? Pourquoi des entrepreneur-e-s préfèrent-ils exercer dans le secteur informel ? Toutes ces questions et d’autres ne trouvent pas de réponse strictement économique. Sans doute faut-il chercher des éléments explicatifs en rapport avec l’histoire, la géographie, la structure et l’organisation sociales, la culture… et les rapports de force dominants.
Dans son livre Le capital au XXIe siècle, Thomas Piketty a reproché à l’économie une «passion puérile» pour les mathématiques et un manque d’intérêt pour les autres sciences sociales et la culture. Il constate que la concentration de la richesse aux mains d’une catégorie sociale privilégiée par son héritage ou par son statut de CEO aux commandes de grandes sociétés est une tendance qui s’est perpétuée durant des siècles. C’est ce qu’il a démontré en s’appuyant sur l’analyse des données de ces pays riches que sont les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne et le Japon. Cette tendance a résisté malgré les règles censées modérer les comportements et l’organisation sociale qui la favorisent.
Au lendemain de la révolte de 2011, l’éminent économiste Joseph Stiglitz écrivait dans un article consacré à la Tunisie où il appelle à aider le pays à retrouver son équilibre : «Les études économiques montrent que ce qui est vraiment important pour la performance d’un pays, c’est son sens de l’équité et de la loyauté». Sans équité dans la distribution des richesses, il peut y avoir accumulation et croissance mais est-ce durable ? Sûrement pas. En témoigne le taux moyen de croissance économique qui était de 5% durant la dernière décennie du règne de Ben Ali, et l’on connaît la suite. En revanche, si l’on observe la chute des taux de croissance depuis 2011–quoiqu’aucun progrès n’ait été fait ni en matière d’équité ni en matière de loyauté– et les troubles sociaux récurrents qui ont marqué ces dix dernières années, on sera alors en mesure de s’interroger si le salut viendra d’un «changement de modèle économique» ou plutôt d’un changement du modèle d’organisation sociale et politique, ou des deux à la fois ?
Dans son article, Stiglitz semble avoir cru dans le génie des Tunisiens qui les rendrait capables d’inventer un nouveau système politique annonciateur de ce que sera la démocratie au 21e siècle. Réinventer la démocratie ? Oui, c’est nécessaire. Mais ce processus cahotant du processus démocratique en marche depuis près de dix ans s’est accompagné d’un désastre économique pas seulement à cause du Covid mais surtout à cause d’une instabilité politique générée par des apprentis politiciens promus au pouvoir. Or c’est un pouvoir disloqué par une conflictualité que le passage brusque de l’opposition au pouvoir n’a pas permis de purger.
Ce qui est à craindre, c’est que l’absence de volonté conjuguée à une incapacité de relever l’économie et d’assurer l’équité et la loyauté dans la distribution des richesses renforce le scepticisme à l’égard de la démocratie, voire son rejet. Cette attitude se manifeste de plus en plus dans l’opinion publique. S’il y avait un « modèle économique » prêt-à-porter et acceptable par une majorité d’acteurs sociaux, ce serait la solution. Mais ce modèle n’existe pas. Alors, comme il nous faut réinventer la démocratie, il nous faudra aussi construire un système économique qui va avec. Pour qu’il soit durable et compatible avec les libertés qu’autorise la démocratie, un tel système devra s’appuyer sur les deux principes d’équité et de loyauté et installer des pare-feux empêchant la concentration des richesses aux mains d’une minorité et la propagation de la corruption. Ce serait le moyen d’éviter une recrudescence des troubles sociaux, peut-être aussi une révolution ou une restauration de la dictature. L’horizon reste ouvert à tous ces possibles..
Riadh Zghal
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