News - 07.10.2020

Covid-19: ce que Hichem Mechichi a omis de dire

Covid-19: ce que Hichem Mechichi a omis de dire

Par Hatem Kotrane. Professeur émérite à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis

Introduction

1. Le Chef du Gouvernement a annoncé, le 4 octobre 2020, à l’issue d’un Conseil ministériel restreint consacré à la situation épidémiologique, de nouvelles mesures, dans le cadre des efforts visant à freiner la propagation de plus en plus accélérée du coronavirus, dont des mesures à caractère administratif et social. Il s'agit d'un système de séance unique et de travail par équipes qui est depuis mardi 5 octobre appliqué dans l’administration publique et effectifs présents sur les lieux de travail, ainsi que la décision de classer le coronavirus comme maladie professionnelle.

2. Ces mesures sont, à coup sûr, utiles. Elles ne permettent pas, cependant de parer au plus urgent et de pallier les insuffisances de mesures prises par l’ancien Chef du Gouvernement et mises en avant dans de précédents articles(1).

3. Le Chef du Gouvernement serait pourtant inspiré d’aller plus loin dans le cadre des mesures à caractère social,en orientant les actions futures autour desquestions suivantes :

Comment aller au-delà de la reconnaissance du coronavirus « Covid-19 » comme maladie professionnelle et mettre en place tout un système de prévention et de protection contreles infections au titre de la législation professionnelle ?(I)

Comment en même temps prévenir une nouvelle flambée des mesures de licenciement avec leur lot de crise des salaires ?(II)

Quelles sont les possibilités réelles offertes aux entreprises pour adapter l’exécution du travail aux nouvelles données résultant des mesures sanitaires restrictives et quelle place est-elle, notamment, réservée au télétravail ?(III)

I- Les mesures assurant la prévention et la protection contre les infections au titre de la législation professionnelle

4. C’est la mesure phare annoncée par le Chef du Gouvernement que de considérer, ainsi que nous le recommandions nous-même dans un précédent article, l’atteinte par le Covidis-19 comme une maladie professionnelle. La proposition est intéressante mais appelle à aller au-delà en vue de considérer, également, une telle atteinte comme étant un accident du travail (A).

L’annonce du Chef du Gouvernement reste, par ailleur, lacunaires quant aux moyens permettant aux entreprises obligées d’assurer une continuité de services de maintenir l’activité tout en évitant le risque d’infection des travailleurs par le fait du travail. Alor que certains syndicats appellent d’ores et déjà leurs adhérents à se retirer des lieux du travail, en cas de risque d’atteinte par le Coronavirus, le Gouvernement gagnerait à lever le doute quant à la pertinence d’une telle attitude. Le droit de retrait, à titre préventif, est-il admis ?(B).

(A) L’atteinte par le Covidis-19 un accident de travail ? Une maladie professionnelle ?

(a) Analyse de la situation

5. Un salarié contaminé par le coronavirus pourrait-il obtenir une prise en charge de son infection au titre de la législation professionnelle ?
En application de l’article 3 de la loi n° 94-28 du 21 février 1994, portant régime de réparation des préjudices résultant des accidents du travail et des maladies professionnelles, «Est considéré comme accident du travail, quelle qu'en soit la cause ou le lieu de survenance, l'accident survenu par le fait ou à l'occasion du travail, à tout travailleur quand il est au service d'un ou de plusieurs employeurs. Est également considéré comme accident du travail, l'accident survenu au travailleur alors qu'il se déplaçait entre le lieu de son travail et le lieu de sa résidence pourvu que le parcours n'ait pas été interrompu ou détourné par un motif dicté par son intérêt personnel ou sans rapport avec son activité professionnelle. Est considérée comme maladie professionnelle, toute manifestation morbide, infection microbienne ou affection dont l'origine est imputable par présomption à l'activité professionnelle de la victime. La liste des maladies présumées avoir une origine professionnelle ainsi que celle des principaux travaux susceptibles d'en être à l'origine, est fixée par arrêté conjoint des Ministres de la Santé Publique et des Affaires Sociales. Cette liste fixe également le délai de prise en charge pendant lequel le travailleur ou assimilé demeure en droit d'obtenir la réparation des maladies professionnelles dont il serait atteint quand il ne serait plus exposé aux causes de la maladie. Cette liste est révisée périodiquement et au moins une fois tous les trois ans.».

6. Concrètement, les risques de contamination au coronavirus peuvent s’inscrire dans le cadre de la législation professionnelle. En effet, un salarié infecté peut contaminer un ou plusieurs collègues. Le coronavirus se transmet entre les humains par la salive, les gouttelettes (toux, éternuements), par contacts rapprochés avec des malades (poignées de main) et par contact avec des surfaces contaminées. Ainsi, les trois conditions sont remplies à savoir une lésion corporelle, un fait lié au travail et un événement soudain.

7. La qualification du coronavirus en maladie professionnelle est plus difficile à garantir, et ce, en dépit de l’annonce du Chef du Gouvernement. Le salarié devra rapporter la preuve que l’infection est survenue par le fait ou à l’occasion du travail. En outre, à supposer que le salarié souhaite déclarer une maladie professionnelle, étant donné que l’affection n’est pas dans un tableau, elle doit être inscrite expressément sur la liste des maladies présumées avoir une origine professionnelle ainsi que celle des principaux travaux susceptibles d'en être à l'origine, telle que fixée par arrêté conjoint des Ministres de la Santé Publique et des Affaires Sociales.

(b) Recommandations

8. Le gouvernement serait bien inspiré d’adopter les mesures suivantes:

R 1- Inscrire l’atteinte d’un salarié par le coronavirus, à titre exceptionnel, sur la liste des maladies présumées avoir une origine professionnelle, et ce, pour tous les fonctionnaires de santé, ainsi que les autres agents de l’Etat en contact avec des personnes atteintes (protection civile, police, etc.), mais également pour les salariés du secteur public et privé dont le métier les expose à de telles atteintes.

(B) Le droit de retrait, à titre préventif, est-il admis ?

(a) Analyse de la situation

9. Le droit de retrait n’est pas prévu par le Code du travail tunisien qui n’a pas l’équivalent, par exemple, de l’article L.4131-1 du code du travail français, tel que introduit par la loi du 23 décembre 1982, selon lequel tout travailleur est en droit d’alerter son employeur «…d’une situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie et sa santé ainsi que de toute défectuosité qu’il constate dans les systèmes de protection».
10. La seule possibilité ouverte au travailleur est celle prévue par l’article 152-3 du Code du travail, précité « …- informer immédiatement son chef direct de toute défaillance constatée susceptible d'engendrer un danger à la santé et à la sécurité au travail… ». Mais, le travailleur ne peut pas de lui-même exercer aucun droit de retrait. Il doit attendre les instructions de son employeur.

11. Cela étant, si la menace est imminente et en cas d’échec de consensus entre les parties, l’issue finale ne peut reposer que sur la décision souveraine du juge, qui appréciera, sur la forme, si l’employeur a été préalablement avisé pour qu’il ait la possibilité de remédier à la situation décrite et, sur le fond, si les travailleurs ont un « motif raisonnable de penser » au danger imminent menaçant leur santé et sécurité. Cette formule souple est à l’avantage du travailleur, elle signifie que le danger n’a pas besoin d’être caractérisé ou de s’être révélé, mais seulement d’être ressenti comme tel par celui qui l’invoque.

(b) Recommandations

12. Le gouvernement devrait réglementer l’appel lancé hier même par la fédération syndicale de l’enseignement et d’adopter les mesures suivantes :

R 2- Reconnaître un droit spécial et exceptionnel au travailleur, après avoir alerté l’employeur et les services de l’inspection de la médecine du travail, au retrait du travail s’il y a des motifs raisonnables et un risque grave et imminent pour sa vie ou sa santé, nés d’une défaillance grave dans les systèmes de protection professionnelle.

II- Portée réelle des mesures arrêtées en vue de prévenir les licenciements et la crise des salaires

(A) Analyse de la situation

13. C’est l’objet principal du décret-loi du Chef du Gouvernement n° 2020-2 du 14 avril 2020 portant suspension exceptionnelle et provisoire de certaines dispositions du Code du travail que de prévenir les licenciements nés de l’arrêt des activités de la plupart des entreprises n’ayant pas été autorisées à poursuivre leurs activités par des autorisations spéciales délivrées conformément audécret gouvernemental n° 2020-156 du 22 mars 2020(2). En effet, aux termes de son article premier : « Est suspendue l’application des dispositions du sous-paragraphe C du troisième paragraphe de l’article 14 du code du travail relatives à l’empêchement d’exécution résultant d’un cas fortuit ou de force majeure survenue avant ou pendant l’exécution du contrat ». L’article 2 du même décret-loi ajoute : «Est suspendue l’application des dispositions de l’article 21-12 du Code du travail en ce qui concerne le licenciement ou la mise en chômage intervenus sans l’avis préalable de la commission régionale ou la commission centrale de contrôle du licenciement, en cas de force majeure ».

14. Ces dispositions ont été saluées tant elles étaient de nature à contribuer à prévenir la cessation des contrats de travail de dizaines de milliers de travailleurs, et par suite, de leurs salaires qui constituent la source unique de leurs revenus et de ceux de leur famille. Convient-il de rappeler, ici, qu’aux termes du sous-paragraphe C du troisième paragraphe de l’article 14 du code du travail«…Le contrat de travail à durée déterminée ou à durée indéterminée prend fin:…c) en cas d'empêchement d'exécution résultant soit d'un cas fortuit ou de force majeure survenu avant ou pendant l'exécution du contrat… ».

(B) Limites de la protection

15. En dépit de l’apport dudécret-loi n° 2020-2 du 14 avril 2020, précité, ses dispositions se révèlent insuffisantes et prêtaient même à diverses préoccupations relevées dans notre précédent article, en raison notamment de  l’objet même de la protection contre le licenciement qui se révèle toute relative et limitée, dans le temps, à la durée du confinement sanitaire général, exposant ainsi les contrats de travail à un risque réel de cessation dès la levée des mesures sanitaires restrictives. D’autres préoccupations avaient été relevées tenant notamment :

aux restrictions injustifiées apportées aux entreprises en vue du bénéfice par ses salariés des mesures sociales exceptionnelles et provisoires telles que fixées par l’autre décret-loi du Chef du Gouvernement n° 2020-4 du 14 avril 2020, édictant des mesures (ou actions) sociales exceptionnelles et provisoires pour l’accompagnement des entreprises et la protection de leurs salariés lésés par les répercussions de la mise en œuvre des mesures de mise en confinement total pour la prévention de la propagation du Coronavirus Covid-19»,

aux insuffisances des mesures sociales d’accompagnement, y compris notamment les salaires de remplacementoctroyés aux travailleurs ainsi contraints au confinement sanitaire général,

à la lourdeur du dispositif administratif de contrôle mis en place en vue du bénéfice des mesures sociales d’accompagnement, y compris notamment le rôle attribué à l’inspection du travail.

(C) Recommandations

16. Le gouvernement aurait été inspiré de pallier les insuffisances des mesures arrêtées par l’ancien Gouvernement et d’adopter les mesures suivantes:

R 3- Pallier les insuffisances de l’article 5 du décret-loi du Chef du Gouvernement n° 2020-2 du 14 avril 2020, portant suspension exceptionnelle et provisoire de certaines dispositions du Code du travail, en vue d’interdire purement et simplement tout recours aux dispositions du sous-paragraphe C du troisième paragraphe de l’article 14 du Code du travail sur la mise à fin du contrat de travail en cas d'empêchement d'exécution résultant d'un cas fortuit ou de force majeure, sauf les cas où l’entreprise aurait été, elle-même, contrainte à la cessation pure et simple de ses activités, ou si elle est a l'intention de licencier ou de mettre en chômage pour des raisons économiques ou technologiques tout ou partie de son personnel permanent, auquel cas elle devra satisfaire aux conditions et procédures définies par les articles 21 à 21-13 du Code du travail régissant le licenciement ou la mise en chômage pour des raisons économiques ou technologiques.

R 4- Anticiper les difficultés et prévoir déjà des mesures sociales exceptionnelles et provisoires pour l’accompagnement des entreprises et la protection de leurs salariés lésés par les répercussions de la mise en œuvre de nouvelles mesures possibles de mise en confinement, total ou partiel, et faciliter le bénéfice de telles mesures en épargnant leurs bénéficiaires del’accomplissement de formalités restrictives, comme la production de justificatifsdifficiles à mettre en œuvre et à contrôler au point de constituer un obstacle inutile et contraire aux objectifs de célérité poursuivis.

R 5- Mettre en place, au titre de financement des indemnités exceptionnelles et provisoires, un « Fond spécial d’indemnisation du chômage technique »financé par une dotation spéciale de l’Etat et ouvert à des contributions exceptionnelles et obligatoires de toutes les entreprises.

III- Mesures relatives à l’adaptation de l’exécution du travail aux nouvelles données résultant des mesures sanitaires restrictives

17. Un des apports du décret-loi du Chef du Gouvernement n° 2020-2 du 14 avril 2020 portant suspension exceptionnelle et provisoire de certaines dispositions du Code du travail a été de pallier aux insuffisances du Code du travail en prévoyant une série demesures et techniques permettant aux entreprises d’adapter l’exécution du travail aux nouvelles données engendrées parles mesures de confinement sanitaire général  décrétées par les pouvoirs publics.

Certaines mesures et techniques ainsi prévues par le décret-loi n° 2020-2 du 14 avril 2020, précité, permettent aux entreprises de récupérer plus aisément les heures de travail perdues ;

D’autres mesures et techniques prévues par le même décret-loi n° 2020-2 du 14 avril 2020, précité, ont permis aux entreprises de solder les congés-payés.

18- Ces mesures devraient être reprises en cas de difficultés engendrées par le Coronavirus « Covid-19 ». Mais le Gouvernement devrait aller plus loin en vue de donner une base légale au télétravail, inconnu du Code du travail et qui pourrait s’avérer à nouveau, pour nombre d’entreprises et de travailleurs, le moyen le plus efficace pour lutter contre la diffusion du coronavirus « Covid-19 ».

(b) Recommandations

19. Le gouvernement serait inspiré de combler les lacunes du Code du travail et de prendre les mesures suivantes :

R 6- Conférer la possibilité à l’employeur d’adapter les conditions d’exécution du travail aux difficultés engendrées par la prévention de la propagation du Coronavirus « Covid-19 » et d’organiser, avec l’accord du salarié, ou directement, le travail selon la formule du télétravail.

R 7- Aménager des garanties aux termes desquelles le télétravailleur a les mêmes droits que le salarié qui exécute son travail dans les locaux de l’entreprise.

R 8- Mettre à la charge de l’employeur les coûts liés au télétravail (matériels, logiciels, abonnements, communications et outils, ainsi que les coûts liés à la maintenance de ceux-ci)

R 9- Mettre à la charge de l’employeur l’obligation de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité des télétravailleurs et protéger leur santé physique et mentale, y compris les mesures de prévention concernant le travail sur écran des télétravailleurs et leur fournir du matériel informatique adapté (équipements bureautiques, logiciels appropriés…).

R 10- Prévoir que l’accident qui survient sur le lieu et au temps du télétravail est présumé être un accident de travail.

Conclusion

20. L’heure est, une fois de plus, à faire montre de solidarité, de patriotisme et à faire bloc derrière le gouvernement pour faire barrage à l’épidémie de Covid-19, assurer la sauvegarde de l’économie, des entreprises et de l’emploi. Mais cela requiert, en même temps, de pallier les insuffisances des mesures définies par leChef du Gouvernement et de rassurer les tunisiens quant à la capacité de leurs gouvernants à assumer pleinement le leadership, comme levier de bonne gouvernance ! Car, au-delà de la lutte en vue d’endiguer la crise de l’épidémie de Covid-19, l’occasion reste offerte de relever ce nouveau défi, celui de l’expression citoyenne qui n’a plus d’autres possibilités que de se manifester de façon solidaire face à la crise.

21. Il faut, en même temps, compter sur la conscience et le dévouement des citoyens pour soutenir les efforts de l’État. Le secteur privé a également des devoirs de base, à travers lesquels il est temps qu’il incarne son rôle social et citoyen ! Après, ce sera trop tard !

Hatem Kotrane
Professeur émérite à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis

1) Cf. nos précédents articles parus sur Leaders :

« Ce que ElyesFakhfakh a omis de dire ! », Leaders 14 mars 2020.
« Covid-19, couvre-feu et contrats de travail », Leaders 18 mars 2020.
« Faire bloc derrière le gouvernement pour la sauvegarde de l’économie, des entreprises et l’emploi », Leaders 23 mars 2020.
«Covid-19 : Regards sur les mesures sociales d’accompagnement arrêtées par les décrets-lois du Chef du Gouvernement du 14 avril 2020 », Leaders 20 avril 2020.

2) Décret gouvernemental n° 2020-156 du 22 mars 2020, portant fixation des besoins essentiels et des exigences nécessaires en vue d’assurer la continuité du fonctionnement des services vitaux, dans le cadre de la mise en œuvre des mesures de mise en confinement total, JORT n° 24 du 22 mars 2020.


 

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