Hatem Kotrane - Toute la différence entre la vie et la mort : A propos de l’appel du Président Kais Saied à satisfaire une certaine soif de vengeance populiste !
Par Hatem Kotrane
1. En appelant hier lundi 28 septembre 2020, lors d’un conseil de Sécurité Nationale, à appliquer la peine de mort à l'abject assassinat de la jeune Rahma, qui a suscité une vive émotion parmi la population, et en promettant de surcroît que de tels criminels n’auront plus aucun droit à la grâce, quoi qu’il en soit, le Président Kais Saied a satisfait sans doute à une certaine soif de vengeance populiste qui s’exprime ouvertement sur les réseaux sociaux ainsi qu’à travers les média classiques, même s’il a tenu à assurer que tous les droits de défense à tous les accusés seront respectés.
Une position manifestement hostile à la position des organisations de défense des droits de l’homme et aux engagements internationaux de la Tunisie
2. Par une telle position élevée au rang des questions prioritaires de Sécurité Nationale, diffusée par la plupart des chaînes de télévision, le Président vient contredire l’appel lancé la veille par la plus grande organisation de défense des droits de l’homme en Tunisie et en Afrique, la Ligue tunisienne de Défense des droits de l’Homme (LTDH) qui a rappelé notamment que « la peine de mort ne dissuade pas et ne limite pas la propagation du crime, exprimant en même temps sa préoccupation quant à la montée de la violence et de l’extrémisme qui traversent la société tunisienne, ainsi que sa condamnation de ces crimes et son soutien de principe aux victimes et leurs familles ».
3. Mais le Président rompt, en même temps, péremptoirement et sans consultation préalable des autres institutions constitutionnelles, du Comité supérieur des droits de l’homme et des libertés fondamentales et des organisations de la société civiles, avec la position officielle de la Tunisie au risque de repositionner notre pays, jusque-là classé parmi deux tiers des pays du monde (163 au total) n’appliquant pas la peine de mort dans la liste autrement plus réduite des pays(34 au total) appliquant la peine de mort. Convient-il, en effet, de rappeler qu'à ce jour :
• 106 États ont aboli la peine de mort pour tous les crimes: il s’agit de tous les pays européens sans exception, mais également des pays comme l’Argentine, l’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni ou encore la Turquie et des pays africains, à savoir : Afrique du Sud, Angola, Bénin, Burundi, Cap-Vert, Congo, Côte d’Ivoire, Djibouti, Gabon, Guinée, Guinée-Bissau, Madagascar, Mozambique, Namibie, Rwanda, Sénégal, Togo ;
• 8 États ont aboli la peine de mort pour les crimes de droit commun : Brésil, Burkina Faso, Chili, Guatemala, Israël, Kazakhstan, Pérou, Salvador;
• 50 respectent un moratoire sur les exécutions en droit ou de fait, parmi lesquels des pays proches comme l’Algérie, le Maroc, la Mauritanie, le Liban et le Qatar).
• 33 pays seulement appliquent la peine de mort, parmi les quels l’Arabie saoudite, l’Égypte, le Bahreïn, les Émirats arabes unis, l’Irak, l’Iran, la Jordanie, le Koweït, le Liban, la Libye, Oman, le Soudan, la Syrie, le Yémen, ou encore l’Afghanistan, le Bangladesh, la Chine, la Corée du Nord, Cuba, les États-Unis d'Amérique, etc.).
4. Certes, notre pays n’a pas encore ratifié le Deuxième Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, visant à abolir la peine de mort et ratifié à ce jour par seulement 88 pays dans le monde dont aucun pays arabe à part la Palestine depuis le 18 mars 2019. De surcroît, lors de l’Examen périodique universel devant le Conseil des droits de l’homme, l’abolition de la peine de mort n’est pas inscrite dans la liste des recommandations examinées par la Tunisie et ayant recueilli son adhésion, ni parmi les recommandations qui seront examinées par la Tunisie, qui y répondra en temps voulu, au plus tard à la trente-sixième session du Conseil des droits de l’homme, mais bien parmi les recommandations formulées au cours du dialogue et qui « ont été examinées par la Tunisie, qui en prend note » (Cf. A/HRC/36/5, Rapport du Groupe de travail sur l’Examen périodique universel, 11 juillet 2017, para. 127)
5. Faut-il rappeler, toutefois, qu’en tant que pays abolitionniste de fait, la Tunisie ne peut pas se rétracter et adopter une position manifestement en retrait par rapport à sa position actuelle. Faut-il rappeler, également,, que dans ses observations finales adoptées à l’issue de l’examen, les 3 et 4 mars 2020, du sixième rapport périodique de la Tunisie sur l’application du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Comité des droits de l’homme « …prend note du moratoire de facto observé depuis 1991 par l’État partie. Il s’inquiète toutefois du grand nombre de crimes pour lesquels la peine de mort continue d’être prévue dans la législation et prononcée par les tribunaux… ». Le Comité appelle, en conséquence, la Tunisie à : « a) Limiter les crimes passibles de la peine de mort aux crimes les plus graves qui impliquent des meurtres intentionnels, conformément au paragraphe 2 de l’article 6 du Pacte ;
b) Commuer les peines des détenus actuellement dans le couloir de la mort en peines de réclusion ;
c) Veiller à abolir la peine de mort à l’aide de mesures de sensibilisation de l’opinion publique en faveur de cette abolition ;
d) Envisager d’adhérer au Deuxième Protocole facultatif se rapportant au Pacte, visant à abolir la peine de mort » (Cf. CCPR/C/TUN/CO/6, 24 avril 2020, para. 27 et 28).
6. Dans son observation générale n°36 « Article 6 : droit à la vie », adoptée à sa 124e session (8 octobre-2 novembre 2018), le Comité des droits de l’homme rappelle les obligations des États parties au Pacte à ne pas réintroduire la peine de mort. Certes, ces obligations s’appliquent principalement aux Etats qui ont aboli la peine de mort en devenant parties au deuxième Protocole facultatif se rapportant au Pacte, visant à abolir la peine de mort, ou en adoptant un autre instrument international qui les oblige à abolir la peine capitale, et envers lesquels l’abolition de la peine de mort est, selon le Comité, « juridiquement irrévocable ». Mais, le Comité rappelle, également, que dans toutes les affaires où la peine de mort risque d’être appliquée, la situation personnelle de l’auteur de l’infraction et les circonstances particulières ayant entouré la commission de l’infraction, y compris les circonstances atténuantes spécifiques, doivent être examinées par la juridiction de jugement. Ainsi, les peines de mort obligatoires qui ne laissent aux juridictions nationales aucune latitude s’agissant de qualifier l’infraction de crime justifiant la peine de mort et de prononcer la peine capitale dans la situation particulière de l’auteur de l’infraction, sont arbitraires par nature. Le droit de solliciter une grâce ou une commutation en faisant valoir des circonstances particulières propres à l’affaire ou à l’accusé n’est pas un substitut adéquat à la discrétion judiciaire nécessaire dans l’application de la peine de mort.
7. En appelant ouvertement à l’application de la peine de mort dans le cas précis de l’assassinat ignoble de la jeune Rahma, Le Président de la République entache déjà la procédure pénale d’un caractère arbitraire, contraire à l’article 6 du Pacte, sans égard au fait qu’il s’immisce dans les affaires de la justice par un non-respect manifeste de la présomption d’innocence, qui peut conduire à placer l’accusé dans une situation officiellement influencée, sinon arrêtée, par la plus haute autorité de l’Etat avant même le déclenchement de l’instruction de l’affaire, au risque d’aboutir à un manque général d’équité de la procédure pénale ou à un manque d’indépendance ou d’impartialité de la juridiction de jugement.
8. D’autres griefs devraient être faits au Président, y compris notamment la violation du paragraphe 4 de l’article 6 du Pacte exigeant des États parties qu’ils autorisent tout condamné à mort à solliciter la grâce ou la commutation de la peine, qu’ils veillent à ce que l’amnistie, la grâce ou la commutation lui soit accordée dans les circonstances appropriées et qu’ils s’assurent que la peine ne soit pas exécutée avant que les demandes de grâce ou de commutation n’aient été véritablement examinées et dûment tranchées conformément aux procédures applicables. Or, le Président a déjà, une fois de plus, tranché. Selon lui, aucune grâce ne sera accordée au suspect, et ce, avant même que son affaire ne soit définitivement instruite et sa condamnation à mort décidée après un jugement équitable par l’autorité de justice compétente ! Or, aucune catégorie de condamnés ne peut être a priori privée de ces mesures de clémence et les conditions à remplir pour en bénéficier ne devraient pas les rendre inopérantes de manière arbitraire. Les familles des victimes d’infractions criminelles elles-mêmes ne devraient, selon le Comité, se voir conférer un rôle prépondérant pour ce qui est de déterminer si la peine de mort doit être appliquée.
9. C’est dire au final combien le Chef de l’Etat, sacrifiant à un sentiment d’indignation réel et du reste partagé par l’ensemble du peuple tunisien, face à l’horreur du crime commis contre la jeune Rahma, a manqué à ses devoirs fondamentaux de Président d’un Etat démocratique respectueux des valeurs et principes des droits de l’homme, si copieusement affirmés dans les dispositions du Chapitre II de la Constitution du 27 janvier 2014, parmi lesquels le droit à la vie, reconnu comme étant « …sacré. Il ne peut y être porté atteinte, sauf dans des cas extrêmes fixés par la loi » (Article 22), ainsi que la présomption d’innocence bénéficiant à tout inculpé «…jusqu’à l’établissement de sa culpabilité, au cours d’un procès équitable qui lui assure toutes les garanties nécessaires à sa défense en cours de poursuite et lors du procès » (Article 27).
10. Une dernière remarque directement à l’adresse du collègue et néanmoins ami, Kais Saied : Je suis vraiment désolé d’écrire tout ceci et d’exprimer tout cela, mais comme la plupart des juristes attachés à l’Etat de droit et des libertés, je reste profondément déçu par une attitude qui peut être applaudie par une grande partie de la population mais qui pose un vrai problème éthique et n’aura, vraisemblablement, pas l’effet réellement dissuasif qu’on lui attribue. Or, ici comme ailleurs, seules sont exemplaires les réactions raisonnables alors que les réactions démesurées finissent par se réduire à de simples épouvantails et énervent tout système de justice.
Quant à la protection des victimes, y compris notamment les femmes, contre la violence et autres formes de mauvais traitement, elle commande surtout que l’Etat accélère la mise en place des mécanismes et mesures prévus par la loi organique n ° 58 de 2017 du 11 août 2017 relative à l'élimination de la violence à l'égard des femmes, ainsi qu’une prise de conscience collective quant aux risques majeurs encourus par la société face à la montée des différentes formes de violence et d’extrémisme pour redonner espoir aux victimes et leur permettre de réinscrire la Tunisie dans leur confiance !
C’est toute la différence entre la vie et de la mort ! Que dieu préserve la Tunisie, l’Etat de droit et la République.
Hatem Kotrane
Professeur émérite à la Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis
Ex-membre et vice-président du Comité des droits de l'enfant (ONU)
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