Anis Marrakchi: Le choix du mode de scrutin, une proposition de Michel Balinski
Par Anis Marrakchi - Feu Michel Balinski était un chercheur polonais qui a vécu entre les États-Unis et la France. Directeur de recherche de classe exceptionnelle à l’École Polytechnique, il est surtout connu pour être l’un des principaux théoriciens modernes du vote et des modes de scrutin, récompensé en 2013 par le prix «John von Neumann Theory Prize», pour ses contributions au domaine des décisions électorales – la représentation et les modes de scrutin. Il est notamment l’auteur du livre de référence Fair Representation : Meeting the Ideal of One Man, One Vote et l’un des inventeurs du mode de scrutin du Jugement Majoritaire.
Beaucoup l’ignorent, mais Michel Balinski a eu l’occasion de s’intéresser à la Tunisie et à son mode de scrutin. En 2014, il a été consulté par certains décideurs de l’époque pour donner son avis sur le mode de scrutin à mettre en place pour les élections parlementaires. Le fruit de ce travail conjoint avec Rida Laraki a été une note de 17 pages appelée Justice Électorale : la Réaliser en Tunisie. Cette note commence ainsi :
«L’injustice est intolérable n’importe où elle se trouve.
L’injustice électorale ? Elle tue la démocratie, dégoûte les électeurs, les mène à s’abstenir, et les incite à refuser de participer à bâtir et maintenir une société démocratique. Ainsi elle fausse complétement les résultats des élections. Sans justice électorale, des minorités peuvent élire des majorités de représentants – et l’ont fait –, et des présidents et chefs de gouvernement non voulus peuvent être élus – et l’ont été. [...]
Aujourd’hui, partout, les systèmes électoraux sont conçus par les politiques pour les politiques. Ils sont à la fois les joueurs du jeu électoral, les arbitres, et ceux qui définissent les règles du jeu (parfois peu de temps avant le match). Souvent, la tentation de ceux au pouvoir « d’améliorer » les modes de scrutin pour les aider à se maintenir au pouvoir devient trop grande à résister.
Un système électoral doit être conçu
• pour les électeurs,
• pour donner à chaque électeur une voix égale,
• pour représenter équitablement les populations de toutes les régions ou circonscriptions,
• pour représenter équitablement les opinions de tous les électeurs et leurs partis politiques.»
Dans ce papier, Michel Balinski et Rida Laraki reviennent sur le choix du mode de scrutin aux plus forts restes utilisé pour la Constituante, jugé «très mauvais pour une multitude de raisons». S’ils conviennent que ce choix pouvait probablement se justifier pour une Constituante censée dégager un consensus national, ils jugent cependant qu’il serait très inadapté pour une représentation parlementaire. Balinski et Laraki avaient notamment prévu le grand éparpillement électoral et représentatif qui en résulterait.
Ils ont donc proposé dans cette note un mode de scrutin plus adapté aux élections parlementaires, le scrutin bi-proportionnel. Ce mode de scrutin serait proportionnel à la fois aux électeurs potentiels de chaque circonscription, et aux voix obtenues par chaque liste partisane. En définitive, il déterminerait :
• Un nombre de députés par circonscription proportionnel au nombre d’inscrits de chaque circonscription :
• Actuellement en Tunisie, il semble que le nombre de députés par circonscription soit proportionnel au nombre d’habitants de la circonscription. Or le nombre d’habitants n’est connu qu’une fois tous les dix ans à l’occasion du recensement général de la population (le dernier date de 2014), ce qui en fait une statistique fragile. Le nombre d’habitants dans les circonscriptions de l’étranger est une statistique qui est encore plus fragile. En raison de cela, les écarts de représentation sont extrêmes.
• Selon la proposition de Balinski et Laraki, il serait donc plus judicieux de répartir le nombre de députés par circonscription en fonction du nombre d’inscrits. Cela permettrait de largement réduire les écarts de représentation.
• Balinski et Laraki proposent également de renouveler la répartition du nombre de députés par circonscription tous les 5 ans (ou les 10 ans au plus tard), grâce à la méthode de Webster
• Un nombre de députés par parti proportionnel aux voix obtenues par le parti au niveau national :
• Les partis ou coalitions obtenant moins de 5% des voix au niveau national ne seraient pas représentés, et les sièges seraient répartis entre les partis/coalitions restantes selon la méthode de la plus forte moyenne en fonction des voix obtenues au niveau national.
• La méthode proposée favorise les grands partis et encourage la formation de coalitions électorales. Avec cette méthode, il n’y aurait eu en 2019 que cinq listes représentées, permettant de dégager plusieurs potentielles majorités stables :
La méthode proposée par Michel Balinski et Rida Laraki n’est pas sans inconvénients. Comme le mode de scrutin actuel, c’est un scrutin par liste. Il garde donc le pouvoir aux mains des partis et ne favorise pas une responsabilisation individuelle des députés. Cependant, il permet une représentation juste de toutes les listes obtenant au moins 5% des voix, tout en favorisant la formation de larges coalitions et en permettant la constitution de majorités stables.
Cette proposition, en plus des scrutins uninominaux à un ou deux tours, sont des propositions techniques sérieuses qui permettraient de dépasser des blocages que nous n’avons pas su anticiper malgré les nombreux avertissements. Les solutions existent. Il ne manque plus que l’action politique pour les mettre en œuvre.
Anis Marrakchi
Lire aussi
Réviser la Constitution ? Comment débloquer les institutions
Yadh Ben Achour: La révision constitutionnelle entre utopie et réalisme
Farhat Horchani: Faut- il réviser la Constitution de 2014 ?
Sadok Belaid: Quelques propositions pour une souhaitable révision de la Constitution
Salsabil Klibi: Le salut de la Tunisie tient-il à la révision de sa Constitution?
- Ecrire un commentaire
- Commenter