Albert Memmi : Quand le grand prophète de l’anticolonialisme adopte le sionisme
Par Gil Hochberg. Ransford Professeure d’hébreu, de littérature comparée et d’études du Moyen-Orient et directrice du département MESAAS [Études sur le Moyen-Orient, l’Asie du Sud et l’Afrique] à l’université Columbia de New York. Albert Memmi est né et a grandi dans la hara juive de Tunis, en Tunisie. Il a étudié à Tunis et à l’université d’Alger, avant que ses études ne soient interrompues par la Deuxième Guerre mondiale. Après la guerre, il a terminé sa formation en France avant de retourner à Tunis, où il a enseigné la philosophie, a travaillé comme journaliste, a pratiqué comme psychologue, jusqu’à ce que la Tunisie gagne son indépendance en 1956. Il est alors retourné à Paris, où il a habité jusqu’à sa mort [en mai 2020]. Albert Memmi était un écrivain juif-tunisien-berbère-arabe. Pourtant, dans son livre de 1974, Juifs et Arabes, il a consacré un chapitre à la figure du « juif arabe », arguant que de facto celui-ci n’existe pas réellement.
On doit se rappeler que l’expression « juif arabe » « n’est évidemment pas bonne […] le terme Arabe n’est pas plus heureux appliqué à des populations si diverses, y compris celles qui se nomment et se croient arabes » [1]. Écrivant sur son expérience personnelle, Memmi ajoute : « Jamais … les juifs n’ont vécu en pays arabes autrement que comme des gens diminués » [2] et « Des Juifs-Arabes, nous aurions bien voulu l’être […] ce sont les Arabes musulmans qui nous en ont systématiquement empêchés […] avec mépris et cruauté » [3].
Je ne suis pas une historienne de la Tunisie et je ne peux ni prouver ni infirmer l’argument et l’expérience personnelle de Memmi. Mais ce que je peux dire est que ce qui semble manquer à son analyse est une description de l’Europe et de son héritage colonial dans ce contexte. Memmi doit avoir connu, et ressenti personnellement, l’impact en Afrique du Nord de l’antisémitisme français qui a été introduit et propagé par les colonisateurs français. Il est particulièrement surprenant et décevant que l’« Europe » en tant que colonisateur soit totalement absente de la description que trace Memmi de l’animosité croissante entre Arabes et Juifs dans l’Afrique du Nord de la première moitié du vingtième siècle.
Memmi est après tout l’auteur de Portrait du colonisé, précédé par Portrait du colonisateur (1957), un des textes anticoloniaux les plus importants et les plus originaux, avec celui de Franz Fanon, Peau noire, masques blancs, en 1952. Peut-on vraiment supposer qu’il ait négligé de remarquer l’impact du colonialisme français sur la division de la population colonisée, en Tunisie et ailleurs ? Je soupçonne que la réponse à cette question est sans ambivalence un « non ».
Il y a une crise non résolue dans l’œuvre de Memmi, qui dans son acception la plus large se préoccupe de deux forces essentielles de la discrimination politique : le colonialisme et l’antisémitisme. Alors qu’il n‘y a pas de conflit entre les deux dans le premier texte sur le colonialisme, les écrits ultérieurs de Memmi révèlent un échec sérieux de sa part, l’échec à penser la tragédie du juif arabe (ou l’impossibilité de cette figure, comme il en est arrivé à le soutenir) en relation avec le colonialisme (français). De plus, au fil du temps, Memmi qui n’a jamais choisi de vivre lui-même en Israël, est devenu un partisan public et non critique du sionisme en tant que mouvement colonial national politique.
Contrairement à ses essais des années soixante-dix, Memmi offre dans son roman autobiographique, La statue de sel (1953), une description politique bien plus solide des tensions croissantes entre musulmans et juifs comme conséquence directe du colonialisme français. Le narrateur, Alexander Mordekhai Benillouche, un juif tunisien, expérimente la foi cruelle dans l’antisémitisme, dans le contexte particulier du système d’éducation français colonial et pendant l’occupation nazie de la Tunisie. Par exemple, le narrateur est obliger d’abandonner son cours d’arabe et de le remplacer par du français : « il s’agissait de peu de nuances mais de rupture totale. Comment arriverai-je … Je ne sais pas le français ! » [4]
D’autres étudiants se moquent de lui, tant des juifs que des musulmans, à cause de son dialecte tunisien : « Ma langue maternelle est le patois tunisois que je parle avec l’accent juste des petits musulmans du quartier et des charretiers clients du magasin. Les juifs de Tunis … traînent sur les syllabes, ils chantent … Ma correction relative me valait les moqueries de tout le monde ; mes coreligionnaires n’aimaient pas cette étrangeté ou croyaient à quelque affectation, les musulmans soupçonnaient une singerie » [5].
Lorsque la Tunisie est occupée par l’Allemagne nazie, la précarité du narrateur devient extrême. Comme tous les autres juifs, il réalise que même ses protecteurs français n’aideront pas et que les juifs seront abandonnés. Dans le roman, le personnage de Memmi conclut [6] que lui qui « rejetait l’Orient » est maintenant « rejeté par l’Occident ». Contrairement à ses essais politiques ultérieurs qui adoptent le sionisme comme seule solution au problème juif [7], le narrateur de ce premier roman, tout en étant conscient de l’option sioniste, choisit de ne pas suivre cette idéologie. En fait, c’est en laissant les conflits et les tensions intérieurs de Benillouche non résolus (est-il un Arabe ? un Juif ? un Berbère ? Fait-il partie de l’Orient ? De l’Occident ?), que le roman de Memmi met en lumière le rôle central de l’agression européenne, de son colonialisme et de son antisémitisme dans l’impossibilité de la figure du juif arabe :
« Ma culture est d’emprunt et ma langue maternelle infirme … je suis de culture française, mais Tunisien ; je suis Tunisien mais juif … parlant la langue du pays avec un accent particulier, mal accordé passionnellement à ce qui émeut les musulmans ; juif mais ayant rompu avec la religion juive et le ghetto … Il m’aurait fallu tout retrouver par moi-même » [8].
Dans le roman, Memmi laisse le narrateur dans son sentiment accablant et tragique de dislocation et de confusion (« tout retrouver par moi-même »). Peut-être le prix d’une telle incertitude — vivre en exil et ne jamais appartenir complètement à un lieu — est-il responsable du déplacement évident qui se produit dans les textes politiques ultérieurs de Memmi, tendant tous à ignorer la question de la violence coloniale et à adopter à la place le nationalisme sioniste comme la (seule) solution légitime pour ce qu’on appelle le « problème juif ».
Dans ses livres Portrait d’un Juif : l’Impasse (1962) et La Libération du Juif (1966), Memmi argumente que les conditions des juifs, partout et toujours, que ce soit sous un régime chrétien ou musulman, que ce soit en Europe ou ailleurs, ont toujours été celles de la persécution. En bref, il décrit un état universel d’antisémitisme. Contrairement à Aimé Césaire, cependant, qui souligne dans son essai de 1950 (Discours sur le colonialisme) les liens historiques et idéologiques clairs entre la persécution des juifs et le colonialisme, Memmi échoue à faire ces importantes connexions. Le résultat est un schisme total au sein de ses écrits. Le grand prophète de l’anticolonialisme adopte le sionisme sans même mettre en question ses implications coloniales.
La vie est complexe, sans doute. Il y a toujours de multiples versions de la réalité et nous ne voyons pas tout de la même façon. Je ne suis pas en train de suggérer que Memmi n’avait pas de raison pour soutenir le sionisme. Je m’interroge, cependant, sur ce qui fait qu’un brillant écrivain, un esprit politique avisé, reste aveugle aux néfastes implications racistes et coloniales du sionisme. Plus largement, c’est une question théorique qui ne concerne pas seulement Memmi mais d’autres grands penseurs, qui restent néanmoins aveugles à des réalités qu’ils préfèrent ne pas voir. Qu’ils échouent à reconnaître le racisme, l’homophobie ou la misogynie, les résultats sont toujours négatifs. C’est pour cette raison, je pense, que nous devons reconnaître l’échec de Memmi. Précisément parce que son héritage importe.
Gil Hochberg
Ransford Professeure d’hébreu, de littérature comparée et d’études du Moyen-Orient et directrice du département MESAAS [Études sur le Moyen-Orient, l’Asie du Sud et l’Afrique] à l’université Columbia de New York. Son premier livre, In Spite of Partition : Jews, Arabs, and the Limits of Separatist Imagination (Princeton University Press, 2007), examine la relation complexe entre les signifiants « arabe » et « juif » dans les littératures juives et arabes contemporaines. Son livre le plus récent, Visual Occupations : Vision and Visibility in a Conflict Zone (Duke University Press, 2015), est une étude de la politique visuelle des Israéliens et Palestiniens. Elle prépare maintenant un ouvrage intitulé Becoming Palestine : Towards an Archival Imagination of the Future.
[1] Albert Memmi, Juifs et Arabes, Paris, Gallimard, 1974, p. 59 (note 2).
[2] Ibid., p. 51.
[3] Ibid., p. 50.
[4] Albert Memmi, La Statue de sel, Paris, Corréa, 1953. Les numéros de page se réfèrent à l’édition de 1988 (Paris, Gallimard). Ici, p. 43-44.
[5] Ibid., p. 43.
[6] Ibid, resp. p. 321 et p. 352.
[7] L’existence d’Israël, maintient Memmi dans tous ses écrits politiques depuis « La libération du Juif » (1966) jusqu’à son essai de 1985, « Condition juive et littérature », est la seule solution à la détresse impuissante et à la mélancolie ressenties par les juifs du monde entier. Il écrit ainsi dans La terre intérieure (Paris, Gallimard, 1976, p. 214), qu’il faut une nation pour réagir à l’existence fantômatique des juifs et donc qu’Israël seul peut faire d’eux des êtres de chair et de sang.
[8] La Statue de sel, ouvr. cit., p. 364.
La version anglaise originale de cet article a été publiée par Mondoweiss le 25 juin 2020. Traduit par C.G. pour l'AURDIP et TACBI.
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