Hichem Mechichi: Dès le premier jour à la tête du ministère de l'Intérieur, me suis retrouvé dans le feu de l’action... (Vidéo)
Choisir par ses temps troubles, d'une ébullition révolutionnaire sans fin et en pleine crise sanitaire sans précédent, une personnalité pour occuper le poste ultrasensible de ministre de l'Intérieur, c'est comme chercher une aiguille dans une botte se foin. Autant dire, une tâche quasi impossible. Le choix s'est porté sur Hichem Méchichi, 47 ans, né à Ezzahra dans une famille de cheminots, un pur produit de l'ascenseur social, au cursus impressionnant et élevé dans le respect et au service de l'Etat.
Leaders a consacré à ce "ministre atypique" sept pages dans son numéro de juin. Il y revient sur son parcours professionnel, ses premiers pas au ministère depuis sa nomination le 29 février dernier, ce qui a changé dans sa vie, la lutte contre terrorisme, les réformes urgentes, la violence contre la femme et les enfants.
Comment avez-vous géré la situation dans ce contexte complexe de menaces terroristes, de couvre-feu et de confinement généralisé?
Point de répit pour le nouveau gouvernement. D’emblée, je me suis retrouvé dans le feu de l’action, sans avoir un minimum de temps pour une mise en situation et une acclimatation avec mes nouvelles charges. Une semaine seulement après la prestation de serment devant le président de la République le 29 février et ma prise de fonctions, il y a eu l’attaque terroriste, le 6 mars, contre notre patrouille de police au Lac II. Vous pouvez imaginer alors tout ce qui devait s’ensuivre pour l’activation du plan d’urgence, la conduite de l’enquête, l’anticipation d’éventuels actes concomitants, l’apaisement de la peur des citoyens…
Quelques jours seulement après, et avec la propagation de la pandémie de Covid-19, il fallait que le chef de l’État décrète le confinement général, absolument sans précédent dans l’histoire du pays, pour parer aux conséquences désastreuses pour les Tunisiens et instaurer concomitamment le couvre-feu. Mais il y avait aussi la fermeture des frontières et l’organisation du rapatriement des Tunisiens se trouvant aux quatre coins de la planète. On ne vous apprend nulle part comment gérer une situation pareille, exceptionnelle et inédite !
Comment vous y êtes-vous pris ?
Avec beaucoup de zen ! Dans ce genre de situations complexes, il faut savoir toujours garder sa lucidité et prendre une certaine distance par rapport aux évènements successifs, pour pouvoir décortiquer chaque séquence, la dé-complexifier, en cherchant les solutions idoines. Pour cela, Ii faut s’armer d’un grand sens de l’équipe et avoir une confiance dans l’équipe.
Ma détermination a été grande et inébranlable. Mon département se doit d’apporter le meilleur soutien à l’action gouvernementale. La voie est claire : assurer une communication rationnelle, factuelle et rassurante, mobiliser les équipes autour d’une mission, mettre en exergue la noblesse de la mission qui nous attend, instaurer un leadership participatif où l’action de tout un chacun est valorisée. L’encouragement des équipes et leur motivation sont essentiels. Tout en ne se laissant pas submerger par l’ampleur des évènements et en gardant toujours la tête sur les épaules. Il faut dire qu’à ce niveau de responsabilité, il faut être bien rodé dans la gestion de la pression, forte et multiple.
Quels sont les moments les plus éprouvants que vous avez récemment vécus ?
C’était face au regard des enfants du martyr Taoufik Missaoui, décédé lors de l’attaque du Lac II. J’ai été frappé par ce que j’ai vu sur leur visage, un mélange de tristesse certainement, d’affliction profonde, mais aussi de fierté et d’espoir.
J’ai alors mesuré beaucoup plus l’ampleur et l’essence même de ma mission et de celle de toutes nos équipes. Ces enfants, comme tous les Tunisiens d’ailleurs, attendent de nous de leur rendre justice, de leur garantir la sécurité et de leur paver un avenir meilleur.
C’était à la fois un moment éprouvant et stimulant qui m’a tout de suite renvoyé à la teneur du serment que j’ai prêté lors de ma prise de fonctions.
Un autre moment éprouvant à surmonter, c’était lorsqu’il y a eu, à un certain moment, de réelles craintes de voir le nombre de cas de Covid-19 exploser, avec tout ce que cela génère comme souffrances, victimes… et exige de nos structures hospitalières efforts incommensurables.
La contribution du ministère de l’Intérieur et de toutes nos forces de sécurité a été déterminante dans la mesure où nous avons été beaucoup plus sévères et réactifs dans l’application des mesures de confinement. Après avoir opté, au tout début de la crise, pour une démarche axée beaucoup plus sur la communication et la prévention, il fallait assurer une application rigoureuse des consignes.
L’indépendance des corps sécuritaires et de l’administration régionale est salutaire
Comment comptez-vous préserver l’indépendance des corps sécuritaires des nominations partisanes ?
Le salut des corps sécuritaires passe par leur indépendance.
La confiance légitime des citoyens dans leur instance sécuritaire ne se construit et ne se voit renforcée que par l’indépendance des structures.
Les forces de de sécurité ne doivent d’allégeance qu’à la nation, au drapeau et à la loi.
Elles doivent être maintenues loin de tous les tiraillements politiques et j’y veillerai avec force et conviction.
Les nominations partisanes n’ont pas droit de cité dans le corps des forces de sécurité.
Nous œuvrons à instaurer un système d’évaluation des performances des cadres. Il s’agit de mettre en place des critères précis pour les propositions de nomination des cadres dans les emplois fonctionnels, à partird’un scoring équitable de leurs performances et d’un monitoring de leurs actes
Il en va de même pour les cadres de l’administration régionale ?
Absolument ! Nous sommes déterminés à rompre définitivement d’avec les pratiques d’un autre âge où un cadre régional se trouve nommé à un poste pour de multiples raisons, sauf celles pour lesquelles il doit être réellement désigné, c’est-à-dire sa compétence et sa capacité à donner le plus attendu à la région où il exerce.
Notre démarche est d’aller vers une sorte de contractualisation avec les responsables de l’administration régionale, c’est-à-dire une définition des missions dont ils ont la charge et la mise en place d’un système d’évaluation de l’accomplissement de leurs tâches.
On ne veut plus avoir de cadres régionaux qui ne savent pas ce qui est attendu d’eux, pourquoi ils sont là et, le cas échéant, pourquoi ils ont été remerciés.
En parallèle, nous planchons sur un nouveau statut particulier des cadres régionaux qui mettra en valeur leur métier et encouragera leur promotion dans leur carrière.
Ce qui a changé dans ma vie
Dans quelles conditions avez-vous été nommé ministre de l’Intérieur?
Quand on fait le choix de servir l’État, on se dédie à la nation, sans états d’âme ni hésitation. Cela a toujours été ma profonde conviction, depuis le premier jour où j’avais postulé à l’ENA. Servir mon pays est mon credo. Je l’accomplis quelles que soient les fonctions auxquelles je suis appelé. Je l’ai fait là où je suis passé : au sein des services de la présidence du gouvernement, à la Commission de lutte contre la corruption, aux ministères des Transports, des Affaires sociales, de la Santé…
Et c’est avec un grand honneur que j’ai répondu au devoir d’exercer à la présidence de la République et à présent au ministère de l’Intérieur.
Je suis d’un genre tel que quand le devoir de servir l’État m’appelle, je ne me pose pas de questions. Je m’y investis totalement, avec toute la loyauté et le dévouement attendus d’un serviteur de la nation.
Comment travaillez-vous au quotidien?
J’ai gardé les mêmes habitudes : disponible, joignable, attentif, très concentré sur ma mission. Dès 7h30 du matin, je suis à l’œuvre au bureau et souvent sur le terrain. J’essaye toujours d’être près des équipes, adoptant et partageant autour de moi une approche participative où l’avis de tout un chacun compte, de telle manière que tout le monde se sente partie prenante dans le processus de prise de décision.
Des réunions régulières et productives sont tenues avec les principaux responsables. Un suivi attentif est également assuré par les différents comités de travail mis en place. Une place privilégiée est accordée au suivi, à une analyse de la situation du pays et à l’anticipation.
Je n’ai pas d’horaires fixes pour quitter le bureau, et il m’arrive souvent de rendre visite, même en solo, aux équipes sur le terrain. Me tenir très près des agents est important, tant pour les galvaniser et les encourager que pour me rendre compte aussi des conditions d’exercice effectif de leur mission.
Qu’est-ce qui a changé dans votre vie ?
Pas grand-chose sauf que la famille (professionnelle) s’est élargie ! Pour mon plus grand honneur, mon plus grand bonheur.
Le ministère de l’Intérieur est avant tout le gardien et le garant de la démocratie
Comment avez-vous trouvé le ministère de l’Intérieur ?
D’abord, un haut degré de patriotisme, un sens aigu de la discipline et un plein dévouement. J’ai trouvé aussi des gens d’une très grande qualité aussi bien professionnelle qu’humaine avec lesquels je travaille à la promotion de l’image de ce département injustement considéré et au renforcement de son rôle essentiel.
Le ministère de l’Intérieur est avant tout et surtout le gardien et le garant de la démocratie. Il ne peut y avoir de développement dans le pays, sur tous les plans, sans ce département à la faveur de tous ses aspects de sécurité intérieure et d’administration régionale. Mon action porte sur la consolidation et la promotion de l’image des forces de l’ordre, et de l’ancrage de la discipline dans le respect scrupuleux des droits humains.
La sociologie du crime a profondément changé
Où en est la lutte contre la criminalité et le trafic de stupéfiants ?
C’est un intense effort continu. Certes la criminalité en termes statistiques a baissé durant le confinement, contrairement à tout ce qui a pu être ressenti. Et il faut dire que nous y avons profondément œuvré. Mais en science criminelle, la question de la perception est importante, il faut la traiter. Dès le départ, il fallait renforcer le sentiment de sécurité chez le citoyen et consolider sa confiance dans les forces de l’ordre, indépendamment des statistiques qui restent pour lui des chiffres froids qui ne lui inspirent nécessairement pas ce sentiment de paix tant recherché.
Impérativement, la communication doit se faire en profondeur dans ce sens.
La criminalité en termes statistiques n’a pas évolué, bien au contraire, mais la sociologie du crime, elle, a changé profondément. L’implication de mineurs dans des délits reste inquiétante.
Les crimes liés à la drogue (consommation, trafic…) persistent encore. Nous y faisons face avec force tous les jours. Les saisies sont très importantes et le démantèlement des réseaux s’intensifie. Mais l’approche sécuritaire de ce phénomène n’apporte pas toute la solution. Une prise en charge multidisciplinaire, où l’éducation, le sport, la culture, le rôle de la famille et l’éradication de la pauvreté se trouvent conjugués pour traiter correctement et enrayer ce phénomène.
Des réformes urgentes indispensables
Quel projet de réforme portez-vous ?
Elles sont toutes urgentes et indispensables. Les chantiers sont multiples, cruciaux et bien articulés. La numérisation du ministère de l’Intérieur s’impose en priorité. Notre ministère n’a pas encore fait sa révolution numérique, malgré son grand potentiel et la grande qualité de ses cadres et agents. Nous avons beaucoup de projets dans ce domaine : la télésurveillance électronique des villes, la généralisation du numérique au sein de la police de circulation : contrôle électronique des plaques d’immatriculation, radars mobiles, feux intuitifs… Mais aussi la surveillance électronique des frontières, le e-visa, le passeport et la carte d’identité biométriques.
Notre attention porte hautement sur l’amélioration des services rendus aux citoyens en y intégrant les concepts de qualité dans les prestations fournies, notamment pour la délivrance des documents d’identité, des documents administratifs et autres.
Le concept de police de proximité est à déployer efficacement. Tout cela contribuera à la réconciliation entre le Tunisien et l’institution sécuritaire.
Parallèlement, la réforme du statut particulier des forces de l’ordre est d’une urgence primordiale, tout comme l’adoption de la loi de protection des forces de l’ordre.
L’un de nos chantiers est aussi la création d’un centre d’études sécuritaires et stratégiques. L’apport de cette structure de réflexion d’analyse et de proposition sera précieux.
La violence contre les femmes et les enfants ne doit pas être tue
Moins de plaintes de violence exercées contre les femmes et les enfants, est-ce rassurant?
Effectivement, les indicateurs liés à la violence, aux crimes et délits commis contre les femmes ont baissé. Mais, cela ne nous a pas rassurés pour autant, dans la mesure où nous sommes conscients que dans la dénonciation de ce genre d’agressions, il peut y avoir une sous- déclaration. Certains reflexes rétrogrades persistent malheureusement encore dans notre société. Une femme victime de violence peut être dissuadée de porter plainte et ce, pour de multiples prétextes : la préservation de la famille, le qu’en-dira-t-on, la banalisation de la violence… Nous avons élaboré un spot vidéo que nous avons diffusé sur notre portail, incitant les femmes à nous contacter sans hésitation au moindre acte de violence dont elles seraient victimes.
Nous travaillons également à renforcer nos équipes spécialisées dans les crimes commis à l’encontre des femmes et des enfants et à améliorer leurs compétences par des formations spécifiques.
Nous nous sommes rapprochés également du ministère de la Femme et de la Famille pour recouper nos données de crainte qu’il y ait —et il y en a certainement— des femmes qui, pour une raison ou une autre, se tourneraient vers les structures de ce ministère et pas les nôtres…
Propos recueillis par Fatma Hentati
Photos : Mohamed Hammi
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