Opinions - 15.12.2025

Abdellaziz Ben-Jebria: L’Univers énigmatique des Amish

Abdellaziz Ben-Jebria: L’Univers énigmatique des Amish

L’histoire humaine montre que les Amish avaient fait preuve d’une étonnante force de résilience face au monde moderne avec ses tentatives de dépouillement de leur culture traditionnelle. Comment avaient-ils pu résister à ce progrès menaçant ? Et comment avaient-ils réussi à contenir la puissante invasion technologique ? Les réponses à ces profondes questions sont bien détaillées et analysées dans le merveilleux livre socio-historique "The Riddle of Amish Culture" de Donald B. Kraybill(1), Professeur de Sociologie et spécialiste des Amish de la Pennsylvanie. Mais disons globalement que c’est en gérant adéquatement leurs propres affaires, et en négociant efficacement avec l’autrui en face, surtout l’autorité légale, que les Amish avaient pu rejeter l’électricité, et préserver, entre autres, leurs costumes distinctifs et leurs calèches tirées par des chevaux. En outre, les Amish étaient tellement perspicaces, tout au long de leur résilience, que même leurs voisins les traitent, à juste titre, d’hypocrites, parce qu’ils font appel aux services de médecins et d’avocats tout en interdisant à leurs propres enfants d’exercer ces professions. Mais comme l’insinuait Kraybill, avant de critiquer les Amish pour leurs propres énigmes apparemment paradoxales, le monde moderne devrait aussi se demander pourquoi les hommes portent des cravates et les femmes des jupes?

On peut d’emblée avancer quelques indices qui peuvent aider à démystifier l’univers énigmatique des Amish:

D’abord, il est possible qu’un certain nombre d’incohérences apparentes deviennent plus compréhensibles et même appréciables si on les considère dans une perspective historique, car après tout les pratiques ethniques des amish ne sont pas tombées soudainement du ciel. En effet, nombre de ces énigmes prennent tout leur sens à la lumière de leur histoire. Par exemple, si les tracteurs avaient été utilisés avant les voitures, il est plausible que les Amish laboureraient aujourd’hui leurs champs avec des tracteurs. Mais, la voiture est arrivée en premier, et son arrivée a façonné progressivement la réaction des Amish face aux tracteurs.
Puis, bien que les Amish prônent la séparation du monde moderne, ils ne vivent pas complètement dans un vide social, puisque, à titre d’exemple, des voisins et membres d’autres églises vivent parmi eux dans le Comté de Lancaster en Pennsylvanie d’Amérique.
Ensuite, certaines énigmes jouent un rôle socialement crucial dans la vie des amish. Refuser, par exemple, l’électricité des réseaux publics, prive leur accès aux médias en protégeant leurs enfants des nuisibilités, et contribue à préserver leurs valeurs traditionnelles.
Enfin, bien que les Amish aient obstinément résisté à certains aspects de la modernisation, ils sont, à bien des égards, tout à fait modernes dans leurs relations sociétales. Ils ont été contraints, par exemple, de conclure des accords économiques pour survivre, et des compromis culturels négociés pour profiter de la technologie, tout en préservant leurs traditions ; ce qui leur permettent d’avoir le beurre et l’argent du beurre, pour ainsi dire.

Un peu d’histoire sur la naissance du concept religieux des Amish

Ils font remonter leur héritage religieux aux anabaptistes suisses du 16ème siècle, apparus dans le sillage de la réforme protestante qui a été menée en 1517 par Martin Luther en manifestant son mécontentement des pratiques de l’Eglise. Sa révolte inaugura cette réforme, faisant du protestantisme une branche permanente de la chrétienté. Quelques années plus tard, à Zurich, en Suisse, les étudiants du pasteur protestant Ulrich Zwingli s’impatientèrent du rythme de la réforme protestante. Ils se disputèrent et réclamèrent une rupture plus marquée avec les traditions catholiques et une séparation de l’Eglise et du gouvernement civil. Ils se rebaptisèrent mutuellement lors d’une réunion secrète le 21 janvier 1625. Ce simple service de baptême d’adultes, plutôt que d’enfants non conscients de leur avenir, devint le symbole public de la Réforme radicale qui sépare l’église du gouvernement civil ; l’enjeu implicite était une seule autorité indépendante des représentants officiels du gouvernement. Les jeunes réformateurs furent surnommés anabaptistes, ce qui signifie "rebaptiseurs", car ils avaient été baptisés enfants dans l’Église catholique.Le refus de baptiser les enfants, de prêter serment d’allégeance et d’utiliser l’épée dans les conflits armés a irrité les autorités civiles. Et ce faisant, les anabaptistes constituaient une menace politique, car ils remettaient en cause le mariage historique entre l’Eglise et le gouvernement civil. Ils ébranlaient les piliers de l’autorité civile, car le baptême des enfants conférait la citoyenneté, ce qui permettait de déterminer les impôts et de recruter les soldats pour les guerres. L’autorité civile, ainsi que les dirigeants protestants et catholiques, n’étaient pas prêts à être moqués par un petit groupe de jeunes radicaux.

Dans les cinq mois qui ont suivi le premier re-baptême, la violence a éclaté tuant les premiers anabaptistes, et les hérétiques ont commencé à fuir pour sauver leur vie. Le mouvement anabaptiste s’est alors rapidement propagé vers le nord de l’Allemagne, puis aux Pays-Bas. Des milliers d’anabaptistes ont été exécutés, traqués, brûlés, emprisonnés, torturés, démembrés et persécutés par les autorités civiles et religieuses au cours des deux siècles suivants. En Suisse, les massacres cessèrent en 1614. Néanmoins, d’autres formes de persécutions continuèrent par intermittence jusqu’à la fin du 17ème siècle.Alors que la persécution s’intensifiait et se faisait plus pressante, une partie des anabaptistes s’était établie en Alsace, avant d’être expulsés en 1712 par un édit (acte législatif) du roi Louis XIV ; d’autres trouvaient refuges aux Pays-Bas, en Russie, et surtout en Amérique du Nord. Les Amish doivent leur nom à Jakob Amman, un chef anabaptiste suisse qui s’est installé en 1693 à Sainte-Marie-aux-Mines, en Alsace, pour échapper à la persécution. Les disciples d’Amman sont devenus Amish, tandis que de nombreux autres anabaptistes étaient appelés mennonites, du nom de leur célèbre dirigeant, le Néerlandais Menno Simons, adoptant une approche moins stricte sur la technologie que la doctrine amish. Ainsi, les anabaptistes suisses, originaires de Zurich en 1525, comptaient deux branches en 1693, Amish et Mennonites. Nourris par un héritage commun, leurs vies ont évolué séparément depuis leur division.

Nancy, le navire bienveillant de l’émigration amish

Les bouleversements sociaux, les troubles politiques, et les persécutions intermittentes ont poussé un certain nombre d’Amish et de Mennonites à quitter leurs terres d’Alsace pour émigrer, en 1683, vers le Nouveau Monde de la Pennsylvanie, et d’autres Etats d’Amérique, avant d’être suivis, entre 1717 et 1732, par plusieurs contingents dans la région de Lancaster. En tout état de cause, environ 500 Amish sont arrivés, en 1737, au port de Philadelphie, après un voyage de 83 jours à bord de Nancy, le premier bienveillant navire de cette émigration. Plusieurs nouvelles congrégations s’établirent à Lancaster après la guerre d’indépendance, mais elles restèrent relativement petites jusqu’à la fin du 19ème siècle. Et c’est surtout dans la seconde moitié du 20ème siècle que les Amish achetèrent de plus en plus de terres agricoles fertiles à Lancaster, au sud-est de la Pennsylvanie.

Prospérité de la colonie amish de Lancaster

Au fil des ans, le comté de Lancaster a offert un agréable habitat aux Amish qui ont forgé sa réputation. Alors que les plus grandes implantations se trouvent en Ohio, en Indiana, et en Pennsylvanie, totalisant 180 000 adultes et enfants, environ la moitié des Amish de Pennsylvanie vivent à Lancaster qui abrite la plus ancienne communauté amish d’Amérique du Nord, avec ses 22000 enfants et adultes. Connu localement comme "Jardin du Monde", la colonie de Lancaster se classe au premier rang national en matière de production agricole parmi les autres comtés non-irrigués. Avec des sols fertiles, un climat tempéré, des précipitations abondantes, et un dur labeur des fermiers, les Amish ont transformé cette particulière zone pennsylvanienne, de 2500 km2, en un paradis agricole au milieu duquel ils prospèrent progressivement et s’épanouissent incontestablement, depuis leurs implantations dans le comté de Lancaster, et surtout après la guerre de sécession. Ironiquement, la communauté amish a prospéré en grandissant à mesure que la société, la plus large, quittait les fermes pour embrasser la révolution industrielle.   

Plaisir intense du travail et lenteur du rythme riment ensemble chez les Amish

Contrairement à certains modernistes contemporains qui sont obsédés par leurs carrières, mais qui détestent leurs boulots, les Amish aiment travailler pour produire et méprisent aussi bien la consommation ostentatoire que le gaspillage aberrant. Cependant, bien qu’il soit souvent pénible et salissant, le travail de qualité domine l’essentiel de la vie quotidienne des Amish, sans qu’il soit pour autant obsessionnel pour négliger leurs moments de loisirs communautaires. La religion avec ses quelques moments de réflexions rituelles (une fois toutes les deux semaines), le loisir avec ses joies de détente habituelle, et surtout le travail, mais pas la carrière individuelle, avec ses saisons obligatoirement intenses de productions agricoles, sont les trois piliers qui aident les Amish à construire solidairement leur communauté, à préserver uniformément leur unité, et à vivre harmonieusement au sein de leurs familles.

En outre, la perception du temps qui structure la conscience humaine et son comportement quotidien, varie énormément d’une culture à l’autre. Quiconque pénètre dans la société amish ressent soudain le temps s’étendre et se détendre lentement, posément, sans empressement ni affolement. En effet, la lente foulée s’étend visiblement du mouvement de langage corporel à la vitesse des transports, du chant du travail à la marche vers l’église, toutes les deux semaines, et du labour des champs avec des chevaux aux voyages de visites en buggy. Cet ordre temporel, plus lent et réfléchi, est rythmé, chez les Amish, par des demi-journées et des saisons, et non par des interviews de 15 minutes et des publicités de 30 secondes.     

Résumé architectural de la société amish

L’architecture sociale de la société dans laquelle vivent les Amish est petite, compacte, locale, informelle et homogène. Elle est petite, sans hiérarchie et sous-groupes d’élites qui privent les individus du pouvoir et de leur grandeur psychologique. Elle est aussi compacte parce qu’elle les protège de la tendance moderne séparatiste des fonctions sociales, et les unissent pour le culte, le voisinage, le travail, les loisirs, et l’éducation. Localement, l’architecture sociale des Amish s’articule autour du voisinage immédiat, sans mobilité géographique, et sans communications de masse et d’internet. Puis, elle est informellement ancrée dans les réseaux familiaux, avec peu de relations contractuelles envers le monde extérieur. Elle est enfin conventionnellement homogène, allant de l’éducation pour tous (8 ans de scolarité) à la vocation traditionnelle d’agriculture ou de charpenterie en passant par l’équité du revenus professionnel. Dans l’ensemble, la structure sociétale des Amish est relativement plate, comparée à la hiérarchie des sociétés postindustrielles, de sorte que bien que prospères, les Amish extrêmement riches sont très rares et les pauvres sont pratiquement inexistants ; ce qui explique en partie l’énigme de leur survie dans le monde industriel.La grande énigme éclipse donc toutes les plus petites, clarifiant ainsi comment un peuple, chargé de traditions ethnoreligieuses, qui rejetait l’électricité, les ordinateurs, les automobiles et l’enseignement supérieur, pouvait, depuis sa douloureuse persécution, non seulement survivre mais réellement prospérer au cœur du monde moderne. On pourrait s’attendre à ce qu’un tel groupe disparaisse face à une société de consommation gourmandement individualiste axée sur les hautes technologies et la surproduction industrielle. Mais, non, en se tenant solidairement unifiés, à l’écart de ce progrès alléchant, tout en menant une vie simple, austère et pacifique, les Amish sont en plein essor socio-économique.

PS : J’ai voulu rendre hommage à cette communauté dont une partie vit à Belleville, en Pennsylvanie d’Amérique, à quelques kilomètres de Pennsylvania State University où j’étais Professeur-Chercheur, et que ma famille et moi avions le plaisir de connaitre lors de nos courses sur leur marché de fruits et légumes de bonnes qualités biologiques.

Abdellaziz Ben-Jebria

(1) Donald B. Kraybill: "The Riddle of Amish Culture". The Johns Hopkins University Press, Baltimore and London, 2001.
 

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