Achraf Ayadi - De l’Etat en temps de pandémie : Tout est une question de stratégie
La pandémie actuelle est en train de bouleverser l’ordre économique et politique mondial. Elle s’avère clairement comme une opportunité sans précédent. Elle nous force à nous remettre en cause et à nous poser des questions que nous n’avions pas nécessairement l’habitude, voir le courage et l’audace, de poser. Le rôle de l’Etat et la mobilisation de la puissance publique vient alors au cœur même de nos premiers questionnements. Car, aucune démarche individuelle ou collective ne pourrait réussir à contrer l’urgence à l’échelle planétaire si l’expression de chaque souveraineté nationale ne s’y exprime pas. Au fait, le cœur du problème est précisément ici : De quel Etat avons-nous tous besoin aujourd’hui?
La question de la souveraineté nationale est ici, dépouillée de toute arrière-pensée politique du genre à nous faire revenir à une quelconque idée de repli sur soi ou de rejet «de l’autre». Ce mal ronge au-delà des races et des religions et ne connaît ni frontières ni barrières maritimes ou terrestres. A l’heure où tous les pays généralisent le confinement -plus ou moins strict- de leurs populations, il est légitime de s’interroger sur un nécessaire retour aux fondamentaux: notre suffisance alimentaire, énergétique et sanitaire est-elle assurée par l’Etat lorsque seuls les services essentiels sont assurés? Sinon, quels enseignements pourrions-nous tirer pour l’avenir?
Force est de constater que ces enjeux renvoient d’abord à une inévitable question de vision, de stratégie et d’efficacité de mise en œuvre. Un Etat donné n’aurait pas pu organiser un minimum d’autosuffisance alimentaire sans avoir, au préalable, résolu une bonne partie des problématiques de gestion du cadastre agricole, de distribution des terres domaniales et d’organisation du stockage des excédents de production. Surtout, en identifiant les denrées essentielles pour lesquelles il est vital de continuer à en produire 70% ou 80% des quantités annuelles consommées localement, avec un stock glissant de 3 à 6 mois. Viendrait alors la question de la sélection des semences, de la distribution de l’eau et du chaînage du circuit de distribution des régions rurales vers les métropoles surpeuplées.
La souveraineté énergétique est autrement plus complexe. Certains pays sont bien dotés par la nature et d’autres pas. Néanmoins, les énergies fossiles sont une question d’alliances géopolitiques et d’amitiés anciennes, avec des peuples voisins, qui auront la capacité de patienter pour le paiement ou de vendre à des prix relativement stables, quelle que soit la situation des marchés internationaux. La diversification des sources d’énergie est également importante pour réduire la dépendance aux fossiles, qui se feront supplanter progressivement par un nombre croissant d’alternatives. C’est le sens de l’histoire que de consommer une énergie performante et soucieuse de l’environnement. C’est pour cette raison, qu’en temps de guerre, comme en temps de confinement prolongé de la population, une rupture des carburants, de l’électricité ou de l’eau courante est juste impensable, exclue. Dans ce cadre, l’Etat peut mettre à profit le potentiel intrinsèque du pays, appuyés par les complémentarités existantes avec les pays limitrophes, pour développer des sources d’énergies alternatives et des solutions de secours.
Vient maintenant un secteur paradoxalement honni en temps de paix et qui, pourtant, détient toutes les clefs de la victoire contre une pandémie mondiale: celui de la santé.
Victime des coupes budgétaires en temps de paix, le secteur de la santé s’est fracturé en deux mondes littéralement concurrents. D’un côté, l’hôpital public, avec peu de moyens, offre des carrières longues et un investissement personnel colossal pour les professionnels, contre des salaires tout juste «suffisants». Cet hôpital est la destination privilégiée des couches les plus modestes de la population. C’est là où l’on trouve les longues files d’attentes et les déchirants cas sociaux. De l’autre côté, un secteur privé, qui prolifère sur les insuffisances de l’hôpital public, où l’on trouve toujours une place pour une opération urgente sans risquer de «se mélanger» avec la plèbe, du moment où on a les moyens d’y mettre le prix. Ce privé vampirise les professionnels du public qui y arrivent -enfin- à rentabiliser financièrement de longues études, les années de gardes interminables et les innombrables sacrifices sur la vie de famille. Le hic, c’est que face à une pandémie mondiale, pauvres et nantis sont à égalité devant la contagion et les professionnels se retrouvent en première ligne du feu, héros de ce quotidien fait d’effrayantes statistiques, et victimes du serment d’Hippocrate !
L’Etat a-t-il stocké suffisamment de masques homologués, de gans flexibles jetables, de produits à usages récurrents au quotidien? L’Etat a-t-il investi dans un nombre suffisant de lits médicalisés, d’unités équipées pour la réanimation, de structures de confinement adéquates protégeant tant les soignants que les autres patients ? L’Etat a-t-il mis en place un maillage équilibré de ces structures sur le territoire? L’Etat a-t-il fait le design de parcours de soins particuliers pour des groupes homogènes de pathologies ? L’Etat a-t-il mis en place les structures transversales de coopération entre médecins de terrain et microbiologistes, virologues, pharmacologues, généticiens, et toutes les autres disciplines ayant un apport considérable dans l’amélioration des soins?
Si un Etat n’avait pas eu une stratégie volontariste d’anticipation de ces besoins sur des années durant, alors, la première digue contre la pandémie, qu’est l’hôpital public, cédera, et les privés suivront. Personne, riche ou pauvre, ne pourra s’en sortir si l’Etat n’a pas été prévoyant. La pénurie, si elle existe, elle l’est pour tous et contre tous, car le surplus de demandes sur les consommables et les produits pour le secteur de la santé est mondial au cœur de la pandémie et il serait illusoire de croire que tout le monde puisse être servie dans ses conditions.
Le citoyen s’attend à ce que l’Etat s’assure de la disponibilité des besoins alimentaires, énergétiques de base en situation de crise. Il s’attend à ce que l’Etat sache le retrouver, son adresse, son numéro de téléphone pour s’enquérir de son état de santé, son numéro de carte de paiement pour lui verser ses allocations sociales, son salaire ou sa retraite, éviter qu’il prenne d’interminables files d’attentes devant des guichets, retirer des espèces facilitant la contagion. Le citoyen s’attend à ce que les médias, publiques et privés, foisonnent de programmes éducatifs pour les enfants confinés avec leurs parents des semaines durant, de messages incitant à la discipline collective et à la solidarité.
Manifestement, dans ce XXIème siècle, un Etat doit être capable d’avoir un plan de continuité d’activité digitale pour honorer les 20% de services aux particuliers et aux entreprises qui concentrent 80% des demandes quotidiennes. Les exemples Chinois, Coréens du Sud, Taïwanais et d’autres démontrent que la digitalisation est aujourd’hui la pierre angulaire de toute stratégie de gestion de crise, et le sera encore, et de plus en plus, dans les années à venir.
Oui, on peut le comprendre, la puissance publique ne peut traverser une pandémie sans dégâts. S’est-il donné des capacités à creuser les déficits pendant une phase économique difficile? Ou, a-t-il abusé de la rigueur budgétaire pour «dégraisser» y compris l’essentiel ? A-t-il les moyens d’assurer que tous les salariés puissent regagner leurs emplois et toutes les entreprises puissent survivre une fois l’orage passé? Pourra-t-il nationaliser par décret, s’il le faut? Ou privatiser en urgence s’il le faut? Ou même passer outre un parlement multi-partisan enclin aux fanfaronnades et à la polémique, prendre les bonnes décisions au bon moment pour sauver des vies humaines?
Cette stratégie, qui permet de déployer une logistique d’économie de guerre en quelques jours, ne s’invente pas par une pseudo-«cellule de crise» au plus haut niveau. C’est une partition multidisciplinaire qui doit être déjà écrite quelque part, avec une cartographie précise des risques à contenir, et dont les instruments sont disponibles à tout moment, quelle que soit la majorité parlementaire ou la couleur dominante du gouvernement. A quoi servent sinon les impôts payés par les citoyens libres, si ce n’est pour soutenir les plus fragiles d’entre eux au plus fort de la tempête?
Seul un Etat durablement gouverné par des incultes successifs, serait incapable de répondre à de telles urgences, en dilapidant les deniers publics, tout en engageant la vie de ses citoyens. Et, à supposer qu’un tel «Etat» existe, il faudrait faire l’économie de le «réformer», mais plutôt le «reconstruire» de nouveau. Nous aurons seulement à regretter qu’il ait coûté tant d’années et de vies humaines avant d’aboutir à une telle conclusion.
Dr. Achraf Ayadi
Expert Bancaire et Financier, Paris
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Simplement merci.
Un très bel article, une réflexion qui ne peut émaner que d'un stratège