Election présidentielle 2019: Clivages, deals et alliances
Tout se brouille, se complique. Plein de choses peuvent se passer. Plus on parle d’affaires, moins on débat du fond. Les quelques jours qui nous séparent du verdict des urnes n’autorisent ni délibérations sereines, ni confrontations de projets. L’essentiel cède la place à l’accessoire. Toutes les lignes bougent. Personne n’est en mesure de prédire la suite.
Le scrutin présidentiel du 15 septembre s’engage en effet sur des rebondissements successifs et accélérés, beaucoup plus factuels que programmatiques. S’ils n’affectent pas profondément la cartographie de plus en plus dessinée, ils cristallisent davantage les lignes principales de clivages.
La dynamique électorale, avec de nouveaux croisements et des reports intermédiaires des voix au cours même du premier tour, ne saurait rester insensible au feuilleton à la House of Cards qui défraye la chronique.
Un seul risque est à craindre : la surmédiatisation pourrait transformer en lassitude et désaffection la curiosité des Tunisiens de découvrir les protagonistes.
Deux semaines déjà avant le début officiel de la campagne électorale, ce 2 septembre, on a assisté à la ruée des candidats vers les plateaux TV et les radios. En exploitant le filon, les médias audiovisuels ont rapidement concocté de nouveaux formats pour les accueillir. Mis sur le gril, les candidats devaient beaucoup plus se soumettre à des oraux de récitation (l’article premier de la Constitution pour Selma Elloumi), de mercuriale (le prix d’une boîte de tomate pour Lotfi Mraïhi) ou encore de suivi de l’actualité internationale (l’incendie en Amazonie pour Abdelkrim Zbidi) qu’aux vraies questions de fond.
L’overdose people et la langue de bois réduiront les shows aux clashs de catcheurs. Alors que les enjeux sont bien autres. Pour décrypter la cartographie devant hisser le futur président à Carthage, trois grandes questions sont à examiner :
Quelles sont les lignes de clivages, représentant quel poids en suffrages et incarnées par qui, avec quelles chances?
D’où viendra l’argent le 1er janvier 2020 ? C’est-à-dire quels sont les deals à passer d’ores et déjà avec les bailleurs de fonds ? Car les délais sont très courts, et les pompes à réamorcer ne reprennent pas facilement.
Quelles alliances politiques pré-conclure, dès à présent, pour sécuriser l’accès au second tour et, partant, l’accession à la magistrature suprême ? En clair : gouverner avec qui, sur quelle base et à travers quel gouvernement, conduit par quel chef ?
Alors que la campagne électorale s’emballe publiquement dans les meetings et les médias, le travail de fond s’opère discrètement en back-office.
Les clivages
Plus il est clivant, plus un candidat aux élections joue sa victoire ou son échec. Le positionnement suppose un adossement à un réservoir de voix suffisamment fourni, à même de constituer le socle d’un vote massif enrichi par les ralliements.
Jusqu’à la mise sous écrous, le 23 août, de Nabil Karoui, les principales polarisations étaient plus ou moins repérables.
Antisystème
Première ligne de démarcation et de ralliement, celle d’un vote de classe, opposant, en gros traits pour simplifier, les pauvres et les nantis. Karoui a réussi à le bâtir patiemment en un vote radical, bien verrouillé et à le porter sous toutes ses couleurs. Plus encore, il en a fait la locomotive centrale la plus structurée de tout le créneau antisystème.
La verticalité du pouvoir récusée, comme un peu partout dans le monde, la revendication d’une horizontalité étendue, délibérative, sans partis ni organisations, et multi-visages représentatifs, s’invitent fortement au scrutin présidentiel. Rupture d’avec le présent, ses représentants et ses institutions, dénonciation du passé et détermination à tout déconstruire trouvent alors diverses expressions entre populisme, radicalisation focalisée sur des causes spécifiques et promesses d’un nouveau monde.
Curieusement, ce désir d’horizontalité et ce rejet du chef s’accompagnent à la fois par la recherche de « l’homme fort», ce « sauveur ». Mais aussi ce mandataire le plus habilité à gérer en notre nom toutes ces complexités qui nous échappent : Aleca, FMI, G7, Gafi, équilibres budgétaires, renflouement du dinar, nouvelles alliances géostratégiques... Le Tunisien est partagé entre deux exigences : un pouvoir antisystème et un homme fort qui comprend les questions complexes et les résout…
Le couloir est encombré de candidats. De Moncef Marzouki à Kais Saied, en passant par Hamma Hammami, Mongi Rahoui, Mohamed Abbou, et autres Hachemi Hamdi : tous se bousculent au portillon. Même Youssef Chahed s’est positionné, en annonçant sa candidature à ses partisans le 8 août, en rupture, un terme qu’il n’a cessé de répéter durant 30 minutes.
Stabilité, responsabilité
Sur le même axe, mais à l’opposé de l’antisystème, on trouve naturellement le statu quo représentant la stabilité renforcée. Rétablir la sécurité et bien verrouiller tous les boulons de la machine Tunisie pour qu’elle s’emballe de nouveau en est le leitmotiv. Encore plus simplement : faire barrage à l’aventure et aux aventuriers, sauver le pays du chaos général et éviter le krach économique et financier. Ce discours est encore balbutiant, sans encore être bien étayé et « vendu ». Le mot clé, responsabilité, sa définition et ses déclinaisons, avec notamment les réformes prioritaires bien douloureuses et le prix fort à y payer, n’est pas fortement revendiqué en argument majeur et déterminant. Chacun l’effleure à sa manière et dose, sans l’ériger en ligne clivante : responsable/ irresponsable. Sur le positionnement stabilité / responsabilité, ont pris ticket Abir Moussi (pour les nostalgiques), Mehdi Jomaa (expérience à la Kasbah à l’appui), Abdelkrim Zbidi en chef de file indépendant d’un nouveau mouvement spontané opposé au chaos et revendiquant un pouvoir fort et démocratique.
Modernistes / islamistes
Quant à l’axe modernité / islamisme, il reste stable, bien que, d’un côté, les modernistes ne brillent pas de la même lueur des premières années post-14 janvier 2011, et de l’autre, l’attractivité du vote islamiste est moins flamboyante.
Les revendications de laïcité de l’Etat, des droits de la femme, notamment l’égalité dans l’héritage, la liberté d’expression, les libertés individuelles (dépénalisation du cannabis et de l’homosexualité), de la démocratie sans entraves, de l’équité et autres droits demeurent fortes. Sans s’adosser pour autant à un réservoir électoral unifié et massif.
Positionnés en arc, les candidats de l’islam politique se présentent sous diverses facettes, de cheikh Abdelfettah Mourou, le grand notable bourgeois d’Ennahdha poussé par certains non sans calculs, à Seif Eddine Makhlouf, l’avocat des salafistes, mais aussi Hamadi Jebali, en antisystème nahdhaoui, et les sous-marins non déclarés. Hachemi Hamdi compte capter des voix islamistes. Kais Saied en est assuré. Son électorat est quasiment bloqué : des jeunes, instruits (bac+), identitaires et anticorruption.
Chamboule-tout
Ce qui change avec l’incarcération de Nabil Karoui, c’est la focalisation du clivage pour ou contre Karoui ? La question est forcée autour d’une confrontation entre un pack «corruption, corrompus, malversation» et un autre, «anticorruption, anti-malversation». A ce grand choix, s’ajoute une question sous-jacente telle que s’emploient à véhiculer ses partisans: «Peut-on laisser des corrompus tout acheter, tout utiliser, pour flouer les électeurs et usurper le pouvoir ? Quelles concessions démocratiques seraient à consentir pour leur barrer la voie de la magistrature suprême ? Chahed, s’exposant frontalement en première ligne, met tout son poids. Parmi les bénéfices de ce statut, la relégation au second plan, sinon le gommage, de son bilan de 3 ans à la Kasbah. Reste à savoir si cette confrontation féroce est capable de se convertir en suffrages additionnels significatifs. Mais les dés sont jetés.
Les deals
La démocratie ne nourrissant pas son homme toute seule, il va falloir chercher à renflouer les caisses vides de l’Etat. Déjà boucler l’exercice 2019 sera une gageure. Démarrer à sec, le 1er janvier, avec à la tête de l’Etat un aventurier antisystème —ce qui n’est pas exclu pour le moment—, c’est la porte ouverte au chaos. La faillite de l’Etat sera celle de ses fournisseurs, de ses salariés, celle des ménages qui verront fondre leur épargne et s’évaporer leurs sources de revenu.
Alors où trouver de l’argent ? Avec tant d’incertitudes sur le pouvoir futur et ses alliances, plus encore dans un voisinage en ébullition, l’absence de toute garantie quant à une bonne utilisation des crédits, et le peu de détermination quant à des réformes douloureuses, quel est le bailleur de fonds qui se hasarderait à prêter encore plus ? Sur quelle base et avec quels engagements ?
La nécessité d’un nouveau deal économique et financier avec les puissances occidentales et les institutions financières multilatérales, régionales et internationales, et autres bailleurs de fonds (FMI, Banque mondiale, BEI, BERD, BAD, AFD…) s’impose en priorité absolue et immédiate. Les candidats les plus tangents et leurs alliés avec qui ils gouverneront ensemble se doivent de définir la plateforme suffisamment solide et persuasive à proposer aux partenaires de la Tunisie.
Le discours à peaufiner
La tâche n’est pas facile et guère gagnée d’avance. Seules une sincérité réelle et une détermination irréductible, accompagnant un plan d’urgence structuré et effectif, plaideront la cause de la Tunisie. Les termes du deal gagneraient à s’exprimer clairement autour d’un discours porteur : oui, vous nous avez donné beaucoup d’argent. Il sera désormais dépensé utilement.
Nous allons dépenser moins, et nettement mieux en investissant, non dans les frais de fonctionnement, mais dans la restructuration d’avenir. La distribution des investissements publics ira prioritairement vers l’avenir, sur la base de stratégies et de politiques publiques à concevoir.
La fiscalité, l’imposition des ménages et des TPE / PME particulièrement, la redistribution sociale, et le désenclavement régional, le rééquilibrage des déficits seront au cœur de la nouvelle stratégie.
L’administration publique est à rebâtir. Nous devons congédier des gens en leur signant de gros chèques, attirer les grandes pointures qui font actuellement défaut, moderniser et performer.
Voici notre vision macroéconomique, notre conception d’une économie de marché et notre plan de baisse des prix, de requalification de créneaux porteurs comme le tourisme médical, de renforcement des services publics de première nécessité, à savoir la santé, l’éducation et le transport.
La chasse aux abus et rentes sera intensivement exercée.
La garantie, c’est la puissance de notre alliance politique et notre engagement à réformer le système politique.
Les alliances
Les délais sont très courts. C’est dès à présent que les alliances devraient être discutées, négociées et conclues. Gouverner avec qui ? Bien que la question ne soit pas du ressort direct du président qui sera élu. Sans préjuger des résultats des élections législatives du 6 octobre prochain, les rapprochements se préparent aujourd’hui, les programmes de gouvernement aussi. Les deux candidats qui s’opposeront au second tour solliciteront, sans aucun doute, chacun de son côté, le soutien des autres candidats recalés et leurs électeurs. Sur quelle base et avec quels accords pour l’avenir immédiat ?
Les contradictions suprêmes à dénouer par la suite sont nombreuses. Au tout premier plan, le dysfonctionnement institutionnel du système politique et le blocage de la décision. Habilement minée, la Constitution de 2014 laisse apparaître des failles pénalisantes. La loi électorale aussi, ainsi que nombre d’autres subtilités juridiques où se niche le diable.
Seule la réforme de ce système permet d’engager l’instauration d’un pouvoir fort. Et sans un pouvoir puissant, intransigeant, juste et démocratique, incarnant l’autorité de l’Etat et l’exerçant, la déliquescence de l’Etat s’accélèrera vers le chaos. Point alors de sécurité, de relance économique, de liberté et d’équité.
Tout reste ouvert !
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