Ahmed Ounaïes: Les trois messages de Béji Caïd Essebsi
Béji Caïd Essebsi pressentait la transition démocratique. Il réalisait la portée de l’ordre démocratique dans la mesure où il s’inscrit dans la logique de l’Etat moderne. Habib Bourguiba, au fond, le souhaitait, mais il était persuadé que la Tunisie n’était guère en état d’admettre, soixante ans auparavant, l’instauration de la démocratie. La société n’est pas mûre : une telle perspective exige du temps, de la volonté et de la clairvoyance, ainsi que des bases économiques et culturelles préalables. Dans son esprit, il incombait à l’Etat de promouvoir l’éducation et le développement, au Parti destourien de pousser les réformes et de faire admettre la modernisation, et aux serviteurs de l’Etat de cultiver le sens du travail, de la probité et de l’intérêt supérieur. L’œuvre à accomplir dans cette perspective est immense. C’est ainsi que, par étapes, la Tunisie pourra rattraper la civilisation de notre temps et édifier, en son temps, l’ordre démocratique. Cette vision, en substance, a guidé la Tunisie dans ses forces profondes.
Béji Caïd Essebsi partage cette vision. Il était l’un des grands serviteurs de l’Etat bourguibien et l’un de ses critiques parmi les plus francs. C’est en quoi il est resté un disciple fidèle et un militant de cœur et de raison. Mais au tournant du siècle, le relief politique de la Tunisie était loin de correspondre à l’espérance du militant. Appelé à diriger le gouvernement de transition le 31 mars 2011, au lendemain de la Révolution, il prépare les élections de l’Assemblée constituante sans y être candidat, ni lui ni l’un quelconque de ses ministres. Or, le spectre des forces politiques, tel que l’exprimait alors l’électorat, n’offrait guère de garantie pour parfaire l’édification de l’Etat moderne et démocratique. Bien au contraire, la percée des forces obscurantistes et la dispersion de la famille démocratique trahissaient le désarroi de la société tunisienne, elle-même trahie par vingt ans de despotisme, de corruption et de détournement de l’Etat. Béji Caïd Essebsi voyait le péril, prenait la mesure du déséquilibre et réalisait l’écart avec l’acquis historique de la Tunisie. Il décide donc, en acteur engagé, de former la force politique propre à rétablir la confiance et à réaliser l’équilibre indispensable à l’exercice de l’alternance démocratique. Grâce à Béji Caïd Essebsi, le sursaut est rendu possible. La transition démocratique fut sauvée.
Son élection à la présidence de la République traduit, de la part du peuple, l’exigence d’une garantie solide, d’esprit bourguibien, pour les choix fondamentaux de l’avenir. Il ne laissera pas faire n’importe quoi. Conscient des limitations de son statut, aux termes de la Constitution de la IIe République, il ne pourra pas tout, mais il peut sauver l’essentiel. Sa mission primordiale était, en 2015, non pas la lutte contre la violence, qui est l’ordinaire de tout gouvernement responsable, mais bien le progrès de la transition démocratique. A ce titre, ses messages sont éloquents.
D’abord, le principe d’inclusion : Béji Caïd Essebsi estime indispensable d’inclure dans le jeu politique le courant islamiste tunisien, afin d’assurer la continuité du processus de transition. Il a confiance que l’islamisme tunisien n’est pas comparable à l’islamisme ambiant, précisément parce qu’il est tunisien et qu’il a trempé dans le vécu des réformes bourguibiennes. Le parti islamiste est condamné à évoluer et à rechercher l’insertion dans la normalité tunisienne. La société tunisienne du XXIe siècle n’est comparable à aucune autre société arabe : son évolution est irréversible. Devant le Président Obama en mai 2011, Béji Caïd Essebsi affirmait que la Tunisie n’aurait pas à payer le prix que d’autres pays arabes du Maghreb et du Machrek devaient assumer face au danger islamiste: nous avons confiance que nos islamistes évolueront vers un régime civil. Nos islamistes savent qu’ils sont en porte-à-faux avec le pays réel, ils admettront la patrie tunisienne et s’efforceront de s’adapter à nos options existentielles. Autrement, ils seront éliminés politiquement par la base, surtout par l’activisme de la femme tunisienne. La politique d’inclusion ne signifie nullement qu’il faut désarmer face au discours dogmatique et obscurantiste. Bien au contraire, il faut le dénoncer, mettre en garde contre la régression et contre les menaces à la liberté et aux droits de l’individu. Cette lutte politique qui vise à réduire le courant islamiste à rester minoritaire participe de la consolidation du régime démocratique, pourvu qu’elle ne succombe pas à la violence et que la majorité, en dernier ressort, reste au profit des démocrates authentiques. La politique d’inclusion, face à la vague islamiste, équivaut à une prise de risque, mais le risque est surmontable par la Tunisie d’aujourd’hui.
L’expression politique de l’inclusion est d’admettre dans les institutions de l’Etat – le parlement, le gouvernement, le conseil municipal ou régional – toute tendance politique ayant une base électorale sanctionnée par des élections légales. Le choix de Youssef Chahed, qui appartient à la jeune génération, est un message clair. La Tunisie post-bourguibienne doit compter sur ses propres forces, porter plus loin la politique de réformes et ouvrir la voie à un régime arabe démocratique. Sans la relève, la Tunisie renonce à son rôle d’avant-garde.
L’autre message est le projet de loi, soumis par Béji Caïd Essebsi à l’Assemblée, de légaliser le principe d’égalité dans l’héritage entre l’homme et la femme. La Commission nationale qui a conclu à la nécessité de cette loi, afin de mettre la législation en conformité avec la Constitution, porte en fait sur la nature de la société tunisienne. A travers une telle initiative, l’homme d’Etat détermine les options fondamentales de demain. Béji Caïd Essebsi est persuadé que la femme tunisienne est consciente de sa haute responsabilité et qu’elle relève, de tout temps, le défi de la modernité et du progrès.
Ahmed Ounaïes
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