Opinions - 24.06.2019

24 Juin 1956 : l’Armée Nationale face aux premiers défis!!

24 Juin 1956 : l’Armée Nationale face aux premiers défis!!

L’Armée Nationale que le peuple tunisien et, surtout, son élite n’a, véritablement, découverte qu’à l’occasion de la révolution, décembre 2010- janvier 2011, et qu’il a la possibilité de connaitre davantage, étant donné son engagement contre le terrorisme, fêtera, ce mois-ci, le 63°anniversaire de sa naissance.

Sa mission principale étant la Défense du pays, ses missions secondaires sont multiples : elles se rapportent à l’appui aux Forces de Sécurité Intérieure pour le maintien de l’ordre lorsque celles-ci se trouvent dépassées par les évènements, à l’intervention lors des catastrophes naturelles (inondations, incendies, sauterelles, étourneaux, etc….) ou d’accidents graves (sur voies routières ou ferrées) et à l’exécution de certaines actions de développement dans les régions sahariennes ou difficiles d’accès ou n’attirant pas les entreprises privées ( ex. : la route du chott el jeridKebili-Tozeur, le projet de RjimMaatoug, l’adduction d’eau potable de l’île de kerkennah, la construction des villages de Bordj Bourguiba et Bordj el Khadra, etc……). D’autre part, fidèle, depuis l’indépendance et grâce au choix et aux conceptions du Président Bourguiba, relatifs à une politique de paix, d’amitié et de non–ingérence dans les affaires internes des autres pays, la Tunisie a été, à plusieurs reprises, sollicitée, pour participer aux opérations de maintien de la Paix, sous la bannière des Casques Bleus de l’Organisation des Nations Unies et à chaque fois, elle a été présente et nos hommes ont, partout où ils ont été déployés, en Afrique ou en Asie, admirables de correction, de sérieux et d’efficacité.

Depuis la révolution, et avec l’aggravation de la menace terroriste, l’Armée a pratiquement quitté ses casernements  et se trouve engagée, là où il le faut, essentiellement dans les régions montagneuses, dans cette lutte aussi pernicieuse que nocive en vue d’éradiquer cette gangrène. Tôt ou tard, elle arrivera, avec la contribution des forces de sécurité intérieure et de la douane à nettoyer le pays de cette pourriture.

Mais avant d’en arriver là, notre Armée a connu des vertes et des pas mûres. En effet, que de difficultés, que de problèmes, que d’insuffisances, que d’ennuis ont rencontrés nos anciens, ceux qui ont eu, sans assistance, le sublime honneur de créer, en partant de zéro ou presque, une Armée avec toutes ses composantes et qui sont fort nombreuses !!!! 

En effet, le 20 Mars 1956, la France reconnait solennellement l’indépendance de la Tunisie et l’abrogation des protocoles du protectorat de 1881 et 1883. Le texte stipulait que la Tunisie a accédé à l’indépendance dans le cadre de l’interdépendance avec la France, ce dernier terme, a été ajouté à la déclaration, avec l’accord du leader Bourguiba, dans le but de calmer et les faucons de Paris et les colons français de Tunis. Cette indépendance a été obtenue malgré le déchirement sanglant, au sein du parti du néo-destour, entre le Président du Parti, le Combattant Suprême Habib Bourguiba et le Secrétaire Général du même Parti, le grand leader Salah Ben Youssef, déchirement relatif à l’acceptation par Bourguiba de la « politique des étapes » qui s’est, d’ailleurs , avérée, juste, intelligente et efficace et surtout moins sanglante, puisqu’elle a abouti, rapidement et avec le minimum de pertes en vies humaines, à l’indépendance.
Et aussitôt, la Tunisie s’est mise au travail. Il fallait rapide¬ment mettre sur pieds les composantes d’un Etat indépendant: une Administration Centrale et une autre Régionale, des Forces de sécurité inté¬rieure, une Diplomatie, une Justice et une Armée. En ce qui concerne la création de l’Armée, deux actions ont été prises simultanément :

1: une demande à la France pour le transfert des militaires tunisiens servant dans l’armée française et volontaires pour servir dans la jeune Armée Tunisienne,
2: l’organisation d’un concours pour le recrutement d’une centaine de jeunes tu¬nisiens destinés à être formés en France comme officiers à l’Ecole militaire de St Cyr et devant composer les futurs cadres de l’armée.

D’abord, je voudrais rappeler que normalement, lorsqu’un pays acquiert son indépendance, il demande au pays colonisateur de lui fournir  des conseillers pour l’aider à créer son Armée. Cela ne s’est pas passé ainsi pour notre pays pour deux raisons :

1- d’une part, la guerre d’Algérie entamant bien, en 1956, sa deuxième année, il était normal que la Tunisie accueillait, aussitôt, et en plus des réfugiés algériens, des combattants de l’ALN,

2- d’autre part, l’armée française était encore présente dans la plupart de nos villes et son évacuation, n’interviendra que deux années plus tard, et Bizerte ne le sera, qu’en1963.

C’est pour ces raisons que la mise à contribution de conseillers militaires français était impensable et qu’aucune demande n’a été faite, à la France, dans ce sens.

Il y a lieu de rappeler que la création de l’Armée Tunisienne débuta par l’intégration des mille cinq cents militaires tunisiens dont vingt- six officiers servant dans l’Armée Française et qui ont été volontaires pour servir dans la jeune  Armée Nationale Tunisienne. Ces effectifs qui ont défilé le 24 juin 1956 sur l’avenue Gambetta, devenue avenue Mohamed V, ont constitué le 1°régiment interarmes composé de trois compagnies d’infanterie, d’une compagnie de chars, d’une compagnie d’artillerie et de quelques éléments d’armes de commandement et de soutien (transmissions, génie, transport, etc….). Il va s’en dire que ces officiers, à l’exception de trois ou quatre, et du fait de leur origine, n’ont pas suivi de formation académique et sont donc issus du rang. D’ailleurs, le plus haut gradé parmi eux avait le grade de commandant (feu le Général Habib TABIB) et  était le seul officier supérieur. Près de deux cents * militaires* de la garde beylicale (essentiellement pour la garde et les honneurs protocolaires), et dont les grades ont été revus à la baisse se sont joints au contingent provenant de l’Armée Française. Et c’est à seulement la dizaine de capitainesles plus expérimentés parmi cette trentained’officiers dont la majorité était des lieutenants qu’est revenue la tâche dureet certainement compliquée mais exaltante, de penser, concevoir, organiser et mettre sur pieds les composantes d’une Armée avec son Etat-Major, ses organes de commandement, ses services de soutien, ses Centres d’Instruction,  ses Ecoles, ainsi que ses Unités de combat.

D’autre part, et compte tenu des conséquences de la guerre d’indépendance de l’Algérie, les réfugiés algériens affluèrent en Tunisie par milliers dès la proclamation de l’indépendance tunisienne dans le but de fuir les combats, les exactions, les arrestations, les brimades, les emprisonnements que leur faisaient subir les troupes françaises. Des camps de toile ont été montés, en territoire tunisien, non loin des frontières pour les accueillir dans les meilleures conditions possibles.

Toutefois, des actes de provocation, des incursions et des accrochages le long de nos frontières sont devenus monnaie courante. En effet, quelques mois seulement après l’indépendance, un violent accrochage opposa, le 16 octobre 1956, une compagnie de l’armée française à un groupe de résistants algériens dirigés par si Abbes, entre Bouchebka et Kasserine, près de Thélepte. Le  bilan  de l’accrochage a été lourd pour les uns comme pour les autres. Les troupes françaises d’Algérie, appelées en renfort, se livrèrent, en territoire tunisien, à un ratissage systématique des cheikhats de FejHassine et de Hydra et exercèrent des représailles contre la population. Des femmes ont été blessées, des hommes  arrêtés et conduits en prison, des gourbis incendiés et beaucoup de monde a été contraint à fuir. Dans son discours du 20 octobre 1956, le Premier ministre Bourguiba remet en question le statut de la présence des troupes françaises en Tunisie et pose le problème de leur évacuation et rappelle que « les autorités françaises doivent comprendre qu’elles sont tenues de respecter dans chaque algérien qui se trouve dans ce pays l’autorité tunisienne, que la Tunisie ne permettra pas que la France se serve de notre pays comme base de départ dans la guerre qu’elle mène en Algérie. La France doit savoir que l’armée française stationnée en Tunisie ne doit être en aucune manière articulée sur l’armée française  qui opère en Algérie (L’agression française contre Sakiet Sidi Youssef de Mr HédiBaccoche p.12)» .

D’autre part, il donne l’ordre à l’armée tunisienne, en formation, de protéger les frontières et de résister, au besoin, aux troupes françaises d’Algérie. Aussi, du fait de l’arrivée des katibas de l’ALN et de leur implantation chez nous, l’Armée Nationale s’est organisée pour être présente le long de la frontière pour la protéger des incursions françaises et permettre aux combattants de l’ALN d’être rassurés quant à leur sécurité. C’est pour cela que quelques semaines seulement après le transfert du régiment interarmes composé de tunisiens volontaires, le service militaire d’une durée d’une année a été instauré pour les jeunes tunisiens âgés de vingt ans. D’autre part et devant le besoin urgent en encadrement, il a été fait appel aux réservistes, les anciens engagés dans l’armée française et qui étaient encore relativement jeunes. Les besoins de défense de la frontière tuniso-algérienne nécessitèrent, aussitôt, la mise sur pieds, et même avant la fin de l’année 1956, de plusieurs bataillons d’infanterie qui ont été implantés comme suit : le 1°bataillon d’infanterie couvrant les gouvernorats de Gabès et Gafsa avec poste de commandement à Gabès sous le commandement du Commandant Mohamed Missaoui, le 2° bataillon d’infanterie couvrant les gouvernorats de Souk Larbaa(Jendouba) et Le Kef avec poste de commandement à Ain Draham et commandé par le Commandant LasmarBouzaiane, le 3° Bataillon d’infanterie couvrant le gouvernorat de Kasserine avec poste de commandement à Kasserine et commandé par le Commandant Ahmed El Abed.

Pour ce faire, des postes frontaliers, dont le niveau variait selon le terrain et l’importance de la position, entre un groupe de combat (11 hommes) et une section (30 hommes) ont été implantés le long de la frontière dans des conditions parfois difficiles. Leurs positions dépendaient, essentiellement, du terrain et certains étaient à quelques centaines de mètres de la frontière ;  d’autres, à pas plus de quelques kilomètres. En effet, la plupart des postes ont été installés, au départ, dans des guitounes et au fur et à mesure des possibilités et des opportunités, les militaires ont occupé soit des constructions abandonnées que les soldats eux-mêmes ont réparées ou agrandies et badigeonnés, soit ils ont construit eux-mêmes leur poste utilisant les matériaux trouvés sur place ( pierres et mortier composé de terre et de paille, les branchages  d’arbres pour la toiture) ; pour un petit nombre, ils ont utilisé les fermes des colons français dont les terres ont été nationalisées avant terme du fait de leur proximité de la frontière; en fait, soixante postes partant de la mer Méditerranée, au nord-ouest et allant au sud-ouest, jusqu’au Grand Erg Oriental, à Bordj El Khadhra, veillaient jours et nuits, été comme hiver, sur nos frontières ;  c’étaient les postes suivants:

1-Secteur du 2° Bataillon (gouvernorat de Jendouba)

1- Ain Baccouch, 2- Ain Saïda, 3-Fej el Kahla (Babouch), 4-Adissa, 5-Rouii,
6-Ain Sarouia, 7-Sidi Kaddour8-BouDhalaa ; 9-Souk Halima, 10-El Ghorra,
11-Ain Soltane,  12-El Faija, 13-El Gueliaa,14-Sraia,15-Giani Zini,16-Ferme Dubois.

2 – Secteur du 8° Bataillon (gouvernorat du Kef)

17-Ain Zana,18-Oued Zitoun,19-Ain Oum Jera,20-Sakiet Sidi Youssef,21-Ain Kerma,22-Oued El Malah, 23-El Biar( sidi Rabah) 24-El Gouaten,(il s’agit d’un poste composé de quelques guitou¬nes et installé au pied du jebel Sidi Ahmed auquel cette appellation a été donnée), 25-Sidi Ahmed, 26-Bou-ghanem, 27-El Felta, 28-Bir Hamida, 29-Bou Jabeur, 30-Jerissa, 31-Kalaa Jerdaa( KalaaKhasba).

3 – Secteur du 3° Bataillon (gouvernorat de Kasserine)

32-Loubira, 33-Sraï, 34-Hydra, 35-Remila,36-AinBouderias,37-Bouchebka,
38-Tamesmida, 39-Dernaya, 40-Kchem el Kelb, 41-Telept, 42-Bordj oum Ali,
43-Feriana.

4 – Secteur du 4°Bataillon (gouvernorat de Gafsa)

44-Om el Ksab, 45-Foum el Khanga, 46-Midès, 47-Tamerza,48-Chbika,
49-Redeyef, 50-Metlaoui, 51-Hazoua,

5- Secteur des Unités Sahariennes (gouvernorats de Gabes et de Medenine): à partir de Juillet 1958

52-Rjim Maatoug, 53-Bir El Gonna, 54-Bir Aouine, 55-Garaat Sabeur,56-Tiaret,
57-Mchiguig, 58-Bordj Leboeuf (Bordj Bourguiba), 59-Fort Saint (Bordj El Khadra), 60- Remada.

Ces postes qui ont été maintenus  jusqu’en 1962, date de l’indépendance de l’Algérie, ont été, avec le temps, agrandis et aménagés. Bien sûr, ils ont tous fait l’objet de travaux d’organisation de terrain avec des tranchées de protection et de circulation entre les casemates et les positions de tir et pour la protection contre les tirs d’artillerie ou de mortiers venant de l’autre côté de la frontière, à titre de provocation ou d’intimidation. Ces postes, étant donné leur importance, devraient être commandés par des officiers. Cela ne fut guère possible du fait du manque de l’encadrement officiers et nous étions heureux de trouver des sous-officiers pour le faire. Certains postes ont même été confiés à des caporaux. Les conditions de vie étaient dures mais les soldats avaient quand même des lits de camp en toile. Les soldats recevaient, régulièrement, le ravitaillement et les produits frais étaient fournis tous les trois jours lorsque les moyens de transport étaient disponibles.

Les réfugiés algériens affluaient de partout et fuyaient leur pays.Les troupesfrançaises d’Algérie essayaient de les en empêcher et, même, les poursuivaient. C’est ainsi, qu’eut lieu, le 31 mai 1957, dans la région d’Ain Draham,le plus tragique incident et le plus meurtrier, avec l’armée française : en effet, fuyant les arrestations, les ratissages, et les tortures, des algériens, hommes, femmes et enfants se sont réfugiés en Tunisie. Des unités de l’armée française les ont poursuivis dans les cheikhats tunisiens des OuledMsallem et des Khmairia non loin d’Ain Draham. L’Armée Tunisienne et la Garde Nationale, tentant de les protéger et leur porter secours, se sont trouvées face à face avec elles, ce jour-là, vers midi, et ce fut l’affrontement. Monsieur Khemaies el Hajri, Secrétaire Général du ministère des affaires étrangères passait, à ce moment-là et par hasard, dans la région pour inspecter des camps de réfugiés algériens, a été grièvement blessé et succomba quelques jours plus tard, ainsi que neuf autres tunisiens des forces de l’ordre (militaires et gardes nationaux).

Le grand problème auquel les autorités politiques devaient faire face était le manque d’armement pour équiper les personnels des unités créées car les pays occidentaux, par solidarité avec la France, ont décidé de ne pas nous vendre les armes dont nous avions besoin, sous prétexte que cet armement pourrait être délivré à l’ALN algérienne. Heureusement que le Président Nasseur, d’Egypte, nous a fourni un bateau de fusils * Hakim* avec leurs munitions. Plus tard, le Président Tito, d’Yougoslavie, nous a délivré des fusils * mauser*, des lance- roquettes et des mortiers ainsi qu’une bonne quantité de munitions.

Les activités quotidiennes au poste étaient très bien agencées : une partie de l’effectif s’occupait des aménagements de la position, de l’amélioration des postes de combat et de l’instruction, une autre partie effectuait, quotidiennement et le matin très tôt, des patrouilles, sur la piste longeant la frontière pour vérifier, s’il y a eu, de nuit, des poses de mines par les harkis et pistait d’éventuelles infiltrations. Les patrouilles quotidiennes étaient effectuées, à pieds, et étaient d’environ sept à dix kilomètres à l’aller et au retour. Les congés étaient rares mais le moral était toujours élevé et il n’y a jamais eu de désertion. Un fait important est digne d’être signalé : le contingent de la classe 1958/1 qui a été appelé pour  une année de service, a été maintenu, par nécessité, pendant deux ans. Et ce qui est digne d’intérêt et qui mérite d’être rappelé, est qu’il n’y a pas eu de protestations, ou de désertions, à tel point que ce contingent a marqué de son empreinte l’histoire de l’armée nationale et était, souvent, cité en exemple. Tous ces jeunes ont fait preuve d’un nationalisme et d’un amour pour la patrie remarquables. Nous, la première promotion d’officiers de l’indépendance, de retour au pays, fin 1957 et début 1958,  après avoir terminé notre formation à l’Ecole militaire de St Cyr, avons eu l’honneur de commander des soldats de ce contingent qui, à un ou deux ans près, avaient le même âge que nous. Une grande complicité était née avec ces jeunes soldats et indépendamment du grand respect qu’ils avaient pour nous, ils étaient très proches de nous et pendant les moments de repos, il nous arrivait de jouer ensemble au foot, et nous prenions ensemble et régulièrement, le même repas, ce qui nous rapprochait les uns, les autres, et cela était excellent pour le moral et pour le bon accomplissement de la mission. J’ai eu la chance de faire partie du groupe d’officiers, composé de sept fantassins et d’un officier du génie qui  a été désigné pour servir au 2° bataillon dont le P.C. était  à Ain Draham et couvrait les gouvernorats de Souk Larbaa devenue Jendouba et du Kef, avec des compagnies implantées à Ain Draham, à Ghardimaou, à Souk Larbaa,  au Kef, à Sakiet sidi Youssef, à Boujabeur ( une mine de plomb désaffectée située à un Km de la frontière et à six Km de Kalaat Senam), et un remarquable Centre d’instruction à Tabarka ; celui-ci occupe une très belle caserne qui surplombe la ville et sa plage. Je me souviens que notre Commandant de Bataillon, le Commandant LasmarBouzaiane, chef remarquable et très proche de ses hommes, a eu l’intelligence et la pédagogie nécessaires pour nous détacher, durant quatre mois, au Centre d’Instruction, pour nous permettre, comme il l’avait dit lui-même, de nous familiariser avec le commandement en arabe d’une part et d’autre part avec les cadres sous-officiers que nous côtoyons pour la première fois de notre vie. Son idée, ingénieuse, a été très intéressante puisqu’elle nous facilita, énormément, la tâche.

Quant à nos amis de l’ALN, le fait d’être en Tunisie, leur permettait de bénéficier de bonnes conditions pour se consacrer entièrement à leur mission sacrée. L’armement, les munitions et tous genres d’équipements militaires commençaient à leur parvenir de l’extrême sud tunisien grâce aux moyens de transport militaires tunisiens évitant la présence de troupes françaises dans plusieurs villes tunisiennes (Bizerte-Tunis- Sousse- Sfax –Gabes-etc…..). Cependant jamais, ni le gouvernement tunisien, ni les autorités régionales, ni l’Armée ne se sont impliqués dans leurs affaires et ils avaient la liberté absolue de les mener à leur guise. D’autre part, leurs effectifs augmentaient d’année en année, leur organisation et leur formation s’amélioraient progressivement et à un certain moment, l’ALN, en Tunisie, qui ressemblait à une armée régulière par sa formation, son organisation et surtout par sa discipline a atteint un effectif de près de 20.000 combattants. Ceci est dû aux grandes qualités du Colonel Haouari Boumediene qui a été nommé, en 1959, Chef d’Etat-Major de l’Armée des Frontières en remplacement du Colonel Mohammedi Said et qui a eu, suffisamment de  confiance et de courage pour exploiter les compétences d’une dizaine de capitaines algériens servant dans l’armée française et qui ont déserté de France et d’Allemagne pour rejoindre l’ALN. Son prédécesseur, probablement par méfiance, n’a pas, durant plus d’un an, utilisé ces cadres de valeur. Par contre, le Colonel Boumediene, dès sa désignation, en a fait le meilleur usage en les chargeant de son Etat- Major, de la logistique et de l’instruction de l’Armée des Frontières. Nous avons eu d’excellents rapports avec eux et certains étaient devenus nos amis. Je salue la mémoire de ceux dont je me souviens dont les Commandants Chabbou, Zerguini, Bouthella, Abdelmoumen, Lallahom,Khelil,Hofman et Bouzada. L’implantation de l’ALN qui était conditionnée par le terrain était localisée dans les gouvernorats de Jendouba, du Kef et de Kasserine et s’étendait de la région de Tabarka jusqu’au Djebel Chaambi inclus. D’ailleurs, les centaines de grottes découvertes au JebelChaambi, ces dernières années, ne sont que l’œuvre des combattants algériens pour se protéger des intempéries et de l’ennemi.Ils occupaient une trentaine de positions, du nord au sud, avec le Poste de Commandement de l’Armée  des Frontières à Ghardimaou.

L’armée Tunisienne dont les effectifs qui étaient de 1700 hommes en juin 1956 ont été portés à 10.000 hommes en 1958 et à 30.000 hommes en 1960. Ce renforcement a été imposé par la situation qui prévalait  en Algérie.Cette guerre, en se prolongeant, devenait plus meurtrière et plus inhumaine,a obligé la Tunisie à se renforcer par tous les moyens. Et c’est dans cette ambiance qu’eut lieu le bombardement de Sakiet Sidi Youssef  le 8 février 1958, à titre de représailles pour notre soutien à la révolution algérienne. Celui-ci a été suivi, trois mois plus tard, le 25 mai 1958, par la Bataille de Remada, dans l’extrême sud tunisien. Cette bataille a eu lieu suite à la non-observation, par le Colonel Mollot, Commandant les troupes françaises au Sahara et basé à Remada, de la décision du gouvernement tunisien, prise suite au bombardement de Sakiet, interdisant aux Unités françaises de quitter leur casernement.

Notre pays, en seulement quatre ans d’indépendance et grâce à l’immense  stature et prestige du Président Bourguiba, a acquis une notoriété internationale. Fervent défenseur de l’amitié et de l’entente entre les peuples, et grâce à sa diplomatie active et positive qui tend à rapprocher les pays et les peuples et renforcer leur solidarité, et à ne jamais intervenir dans les affaires d’autrui, sa politique était tellement appréciée que l’Organisation des Nations Unies n’a pas hésité à nous demander de participer à la mission de maintien de la paix qu’elle a décidée de mener, à la demande du gouvernement congolais, dans ce pays, en juin 1960. Et c’est ainsi que la Tunisie, malgré ses faibles moyens et ses préoccupations à la frontière tuniso-algérienne, participa à cette mission parun important contingent de près de trois mille hommes commandés par le Colonel LasmarBouzaiane.Et c’est à la demande de Mr MongiSlim, le Représentant de la Tunisie aux Nations Unies et candidat à la Présidence de la 16°Assemblée Générale de l’ONU, et qui la présidera en septembre 1960, que nos soldats étaient les premiers à fouler le sol congolais le 15 juillet 1960. La Brigade Tunisienne, a été chargée de la province du Kassai où, dès son arrivée, elle a été, aussitôt, déployée dans les principales villes de la province. La mission reçue par la Brigade tunisienne était «d’assurer le maintien de la sécurité et de l’ordre public dans la province du Kassaitout en neutralisant l’ANC (Armée Nationale Congolaise) en la désarmant ». Cette dernière mission a été accomplie en très peu de temps. Le Commandement des Forces de l’ONU a été surpris par la rapidité avec laquelle nous avions accompli la mission qui nous a été confiée : pacifier très rapidement cette province, de loin plus vaste que notre pays. C’est pourquoi  le Commandant en Chef des Forces de l’ONU au Congo,le Général Suédois Carl Von Horn, en reconnaissance à l’excellent travail de nos hommes, attribua, au Colonel Lasmar, commandant de la Brigade Tunisienne, secondé par son Chef d’Etat-Major, le brillant CapitaineMoncef Essid, le titre honorifique et prestigieux de « Prince du Kassai » .D’ailleurs, il parle longuement, et en de termes flatteurs et élogieux, du contingent tunisien dans son livre «  Soldat de la Paix ». C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles, devant les problèmes de sécurité qui commençaient à se dégrader à Léopoldville, la capitale du Congo, une ville de plusieurs millions d’habitants, il décida, en octobre 1960, de permuter la Brigade Tunisienne avec la Brigade Ghanéenne. Il voulait en même temps éloigner la Brigade ghanéenne de Léopoldville pour l’empêcher de s’immiscer davantage dans les affaires congolo-congolaises, le Ghana ayant, dès le départ, pris fait et cause pour le premier Ministre Patrice Lumumba qui a été démis de ses fonctions, arrêté et emprisonné. Puis, s’étant enfui avec certaines complicités, il a été arrêté et remis à son pire ennemi, le président du Katanga, Moise Tshombe, qui a fait sécession et  qui l’exécuta aussitôt.

Cette première mission des Casques Bleus durera jusqu’en août 1961 quand le gouvernement tunisien, suite à la guerre de Bizerte, demanda, à l’ONU, le rapatriement de ses troupes pour faire face à cette nouvelle situation. La Brigade a été, en totalité, rapatrié  le 1° août 1961. Un autre contingent de mille hommes repartira, cinq mois plus tard, au Congo et sera implanté au Katanga qui fit sécession depuis plus d’un an. Encore une fois,le contingent tunisien brilla de mille feux et participa, avant son retour définitif en Tunisie, au mois de mars 1963,aux évènements qui ont mis fin, en décembre 1962,à la sécession de cette province devenue, aujourd’hui, le Shaba avec comme capitale, Lubumbashi, anciennement Elisabethville.

Aussi, c’est avec une immense fierté que nous constatons aujourd’hui, que le Soldat tunisien, depuis cette épopée et tout le long des soixante dernières années, a été présent aux quatre coins du globe, dans des missions onusiennes de maintien de la Paix : au Sahara ex-espagnol, au Cambodge, en Somalie, au Rwanda, au Congo, aux Iles Comores et ailleurs. Nos braves et vaillants soldats, malgré toutes les difficultés dues à l’environnement hostile, ont été admirables de sérieux, d’honnêteté et de compétence. Ils ont hissé haut les Couleurs nationales, à la satisfaction de l’ONU et surtout des populations protégées.

C’est la raison pour laquelle nous, leurs anciens, en leur rendant l’hommage qu’ils méritent, nous leur faisons part de notre admiration et de notre fierté pour leurs réalisations partout dans le monde, et de nos encouragements pour qu’ils perpétuent les grandes valeurs et qualités du Soldat Tunisien en ayant toujours présent à l’esprit la devise qui nous anime tous « Dévouement à la Patrie et Fidélité à la République ».

L’enseignement qui serait à tirer donc, s’il n’y en avait qu’un seul, serait que l’Armée tunisienne a misé dès son départ sur le capital humain, a parié sur ses soldats, techniquement bien formés, mais aussi imbus des valeurs de patriotisme, de désintéressement et de sacrifices. Ces mêmes valeurs, enracinées dans nos Ecoles de Formation des Cadres, continuent, en effet, jusqu’à ce jour, à motiver les générations qui se suivent. C’est au Commandement de veiller à les perpétuer et les renforcer par un minimum de moyens matériels nécessaires à l’accomplissement des missions qui leur sont dévolues. Naturellement, de la considération et de la reconnaissance de la part de la communauté nationale aux soldats de l’ombre, aux soldats de la Grande Muette, leur donneront encore plus de force et de détermination, surtout quand les moyens s’avèrent modestes.

J’ai profité du 63°anniversaire de l’Armée Nationale pour rappeler à nos concitoyens et essentiellement à notre élite, les quelques réalisations de la première génération de l’indépendance. Notre élite qui, depuis l’indépendance, n’a pas donné au service national l’importance qu’il mérite et considérant qu’il ne la concerne guère, a, malheureusement, négligé ce devoir constitutionnel, oubliant que la défense du pays mérite qu’on s’y prépare sérieusement et bien en avance. Bien que les moyens de notre pays étaient plus que limités lors de l’indépendance et que notre solidarité avec l’Algérie combattante était indiscutable même si elle nous a privés de l’assistance et de l’aide de certains pays occidentaux, notre génération a réalisé de grandes et belles œuvres et d’excellents accomplissements : elle a mis sur pieds les fondements d’un Etat moderne, s’est occupé d’améliorer les conditions sociales du peuple tunisien et ce , malgré les malheureuses conséquences de la deuxième guerre mondiale.

Bien que la comparaison entre les cinq premières années de l’indépendance et les cinq premières années post révolution ne peut-être assez objective étant donné la différence entre les deux époques et les niveaux intellectuels et matériels des citoyens de chacune d’elles, et les résultats obtenus dans tous les domaines, je laisse le soin au citoyen de méditer sur ces deux périodes et de tirer lui-même ses propres enseignements.

Pour  ma part, le premier constat que je peux faire est la différence du comportement, de discipline, du sérieux, du civisme, du patriotisme et des valeurs morales entre les deux générations. Le deuxième constat est l’existence, lors de l’indépendance, d’un leader charismatique, qui brilla et s’imposa par sa longue lutte contre le colonialisme, par ses nombreuses années de prison, de déportation et d’exil, et surtout par ses vues avisées, subtiles et ingénieuses. Il a su avoir la meilleure pédagogie pour convaincre la majorité du peuple pour le suivre et l’appuyer, les évènements lui ayant donné, bel et bien, raison. Par contre, et suite à la révolution, le nombre de chefs politiques autoproclamés a dépassé l’entendement et cela empêche, assurément, et au désespoir de tout le peuple, l’aboutissement à un programme sérieux et réaliste de développement économique et social. Le troisième constat, cinq ans après l’indépendance, a été l’union sacrée de tout un peuple derrière ses dirigeants alors que la révolution qui permit l’éclosion de très nombreux partis politiques, plus d’une centaine, et qui ne sont intéressés que par le pouvoir, encouragea les ambitions des uns et les prétentions des autres au détriment du réalisme alors que le patriotisme, observé chez le concitoyen post révolution, est juste à fleur de peau pour ne pas dire inexistant.

Je voudrai, avant de clore cet article, à l’occasion du 63°anniversaire de la création de l’Armée Nationale, le 24 juin 1956, rendre le plus vibrant  hommage à notre premier Chef Suprême des Forces Armées, le Président Bourguiba qui, compte tenu des priorités qu’il avait, durant les deux premières décennies de la Tunisie indépendante, était assez avare quant à l’acquisition des armes sophistiquées et dissuasives, assez coûteuses par ailleurs, mais était très généreux quand il s’agissait de la formation de ses officiers. C’est ainsi qu’il a permis aux officiers des premières promotions de fréquenter toutes les Ecoles Militaires Supérieures du monde occidental ainsi que les Ecoles Techniques Spécialisées. C’est pour cette raison que, grâce à cette  formation de très haut niveau et à la fréquentation de stagiaires venus des quatre coins du monde que nos cadres officiers ont été imbus des valeurs républicaines, de fidélité et de dévouement à la Patrie. C’est pourquoi nos cadres officiers sont convaincus de la mission et du rôle spécifique à chacune des Institutions de l’Etat. Et c’est bien cela la spécificité de l’Armée Nationale Tunisienne dont nous sommes, aujourd’hui, très fiers.   

Que Dieu veille sur la Tunisie Eternelle, l’Héritière de Kairouan et de Carthage.

Colonel (r) Boubaker Ben Kraiem
Ancien Sous-Chef d’Etat-Major de l’Armée de Terre,
Ancien  Cdt de la Brigade Saharienne,
Ancien Gouverneur,
Ancien  Commandant du Quartier de Sakiet Sidi Youssef (1958-61)
Ancien Commandant de Compagnie au Congo( 6 mois en 1961 )
Ancien  Adjoint du Cdt de Bataillon au Katanga (1961-63).

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