Riadh Zghal: Servir la République et souffrir ?
Ce qui domine aujourd’hui les discours populaires, politiques et des médias, ce sont les questions d’augmentation des salaires, de grève, de corruption…On sait qu’il faut d’abord poser les bonnes questions pour arriver aux bonnes réponses. La bonne question a été posée par les jeunes qui ont couru les rues en 2011 et appelé à une justice sociale et un emploi décent sauvegardant la dignité de l’Homme et de la Nation, «Karama Watania».
On n’a pas répondu à ce cri de désolation exprimant la souffrance de larges franges de la population privées de ressources, de jeunes diplômés mais sans emploi ni projet d’avenir, par ce qui aurait dû être la priorité, à savoir l’économie productive et la bonne gouvernance. Bien au contraire, on a commencé par vider les caisses de l’Etat, contracter des dettes et hypothéquer le futur des générations à venir. Les questions économiques et de bonne gouvernance ont été reléguées au second plan derrière le mirage des réformes institutionnelles supposées constituer la panacée des problèmes sociaux. Ce n’est que depuis que la situation économique a atteint des niveaux critiques, notamment au niveau de l’érosion du pouvoir d’achat des citoyens et celui de l’endettement de l’Etat, que la question de l’économie est remontée à la surface. Le tout dans un contexte d’instabilité politique se traduisant par des remaniements ministériels dont la valse des chefs de gouvernement et des ministres, une instabilité tous azimuts à l’origine du gaspillage des ressources humaines et, plus grave encore, de l’accession aux postes de décision et aux grades supérieurs de l’administration de personnes dont le mérite n’est pas la compétence avérée par l’expérience et le service de l’intérêt public mais l’appartenance à un parti, un mouvement et/ou l’expérience carcérale. Et voilà que des cadres de l’administration hautement qualifiés qui ont servi l’Etat avec honnêteté se trouvent sous l’autorité de ceux qui sont propulsés aux postes de commande sans expérience ni sens de l’intérêt national. Pire encore, lorsqu’on en vient à l’instabilité au niveau des ministres, émerge le syndrome de la page blanche chez certains ministres qui, pour s’affirmer, considèrent que l’on peut tout recommencer à zéro.
Les cadres qui ont tenté des projets pour faire bouger les lignes se trouvent complètement désorientés, démotivés, souffrant de leur impuissance d’agir, car le mode d’organisation hiérarchique de l’administration limite leur marge de liberté et érode leur pouvoir d’action. Certains se réfugient dans la passivité, d’autres dans le tire-au-flanc et d’autres s’en vont parce qu’ils n’en peuvent plus. Alors se renforcent les lenteurs, voire l’immobilisme administratif, la chute de la productivité et naturellement l’ouverture d’une autoroute pour la corruption et la fuite des cerveaux. A cela s’ajoute un gaspillage tragique du capital humain de l’administration et par voie de conséquence de la nation. La fuite des cerveaux à l’étranger saigne le capital humain de notre pays. Au moment où le pays a le plus besoin de son capital de compétences parce qu’il y a une mutation politique qui appelle à un nouveau mode de gouvernance, parce que le monde qui nous entoure est en mutation profonde aux plans technologique, scientifique et géopolitique, le pays se morfond dans des joutes politiciennes de partis qui se font et se défont. Et l’on cède à l’illusion qu’en multipliant les lois, les grèves, les sit-in et les manifestations, on va aboutir à un meilleur vivre-ensemble. Ainsi on est en train de scier la branche sur laquelle on est assis en s’attaquant à la principale ressource de notre petit pays que sont ses ressources humaines au lieu de la préserver et la développer en nombre et en qualifications.
Arrêter le gaspillage des ressources humaines est aujourd’hui une urgence. Couper avec certaines pratiques de gérer les collaborateurs est aussi une urgence. Il faudra mettre fin à des situations telles que celles où des cadres hautement qualifiés et expérimentés sont dirigés par moins qualifiés qu’eux, ne sont pas écoutés, appliquent sans conviction les directives reçues et se sentent humiliés par le traitement indigne qui leur est réservé pas seulement à cause d’un bas salaire.
Le salaire est important certes, encore faut-il s’interroger sur ce qui motive réellement un collaborateur de qualité à rester et à donner le meilleur de lui-même à son poste de travail. Il est clair que depuis qu’a été lancé en 2011 le cri «dégage» à tout un chacun occupant un poste de direction, le style de commandement autoritaire ne peut plus produire l’obéissance ni la performance au poste de travail même si la structure reste hiérarchique. C’était le paradigme qui a longtemps sévi dans la gestion des ressources humaines dans l’administration tunisienne et dont il faut se départir. Il faut plutôt s’interroger sur ce qui favorise l’engagement de l’employé envers les objectifs de performance visés. Et si l’on cherche à attirer des compétences parmi les nouvelles générations, les «millenials» nés dans les années 2000 et connectés à plus d’un objet digitalisé, c’est une remise à plat des systèmes de gouvernance bureaucratiques dépassés par le nouveau contexte. Si l’on croit les résultats de l’enquête réalisée par Gallup à travers le monde sur l’engagement au travail des employés en 2018*, ces jeunes employés accordent une importance considérable à l’avenir, notamment l’acquisition de nouvelles connaissances pouvant être exploitées plus tard dans leur fonction. Cela aide à comprendre l’hémorragie des compétences, particulièrement parmi les jeunes, que vit malheureusement aujourd’hui notre pays au niveau de plus d’un secteur…en plus de l’administration publique.
Riadh Zghal
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