De la virilité dans le monde musulman
"Quels rapports existe-t'il entre le ghazi ottoman, le Bédouin jâhilite et le seigneur de guerre afghan d’aujourd’hui, ces surmâles que séparent les siècles et les continents : la même vocation guerrière ? Une certaine idée de la religion ? Ou bien des environnements similaires ? Le croisement de ces déterminants sans doute, dans un agencement où le désert s’islamise et où l’islam se désertifie, en produisant l’alliage très résistant de la virilité. La nécessité physique serait‑elle si forte qu’elle parvienne à marquer le dogme et à imposer ses lois ?“ (p.149)
Nadia Tazi est certainement la femme moderne, voire la féministe affranchie de toute étiquette. A lire ces questions pertinentes qui reviennent sans cesse dans son nouveau livre Le Genre intraitable. Politiques de la virilité dans le monde musulman, ( Actes Sud), elle semble ne connaître aucun dilemme. De toute évidence, comme nous le verrons plus loin, elle sait de quoi elle parle car ellepossède déjà ce pouvoir naturel, “sui generis”, conféré à la femme, reine du foyer et de la famille et par conséquent, reine de la société tout entière, telle la fameuse Mater Magna ou Déesse-Mère des temps les plus reculés.
C’est effectivement cette sorte de puissance innée qui anime Nadia Tazi et qui, d’ailleurs, se dégage nettement de son ouvrage volumineux (438 pages). Fruit d’un programme sur la virilité dans le monde musulman, qu’elle a dirigé au Collège international de philosophie (Paris), de 2006 à 2012, il est constitué d’une longue introduction, de six chapitres, d’une conclusion et d’une riche bibliographie. L’introduction ne manque pas d’accrocher le lecteur. Saddam Hussein, « exécuté comme un malfrat quand il avait souhaité être fusillé en tenue militaire » (p.11), est décrit comme « l’archétype édifiant » du virilisme :
« En tenant jusqu’à la fin le rôle que les hommes portent en estime - ou plutôt en montrant ce qui ne relevait justement plus de la figuration mais de la vérité la plus probante, celle d’un face-à-face frontal, souverain, même avec la mort -, il parlait au monde, et aux Arabes en particulier. C’était la défaite hautaine du chef indigène face à l’occupant, la revanche de l’homme d’honneur qui en appelait au jugement de l’Histoire. » (p.13)
Nadia Tazi consacrera à Saddam Hussein encore quelques pages à la fin du livre mais, elle se garde toutefois de verser dans la glorification de cet homme. Elle prend soin de préciser que pour elle, le virilisme que symbolise cet homme « n’explique pas tout » (p.14) car son but est autre. Le rôle de la virilité étant une question taboue dans le monde musulman, elle tient surtout « à montrer comment la politique peut être déterminée par la virilité en tant que principe ou archè, c’est-à-dire comme ce qui commence et commande (un ordre de valeur, une action, une décision, etc.). (p.14)
Encore faut-il pour ce faire souligner les lignes à ne pas franchir. « Il n’est pas question, précise-t-elle encore dans cette introduction, de traiter ici « du noyau de la foi, de théologie ou de mystique. L’Islam comme foyer de révélation et comme croyance n’est pas interrogé. » (p.15)
La ligne de force que Nadia Tazi compte suivre dans cet essai portera exclusivement sur « le versant institutionnel du religieux et sur la politique. » (p.15) Par précaution, prenant modèle sur Germaine Tillion avec son livre Le Harem et les cousins et Julian Pitt-Rivers avec son Anthropologie de l’honneur, Nadi Tazi, soucieuse de souligner la spécificité islamique de son travail, « essentiellement politique », prit soin d’éviter « toute démarche comparatiste avec l’Occident méditerranéen, en particulier l’Antiquité grecque » (p.24)
Le premier chapitre, intitulé « La virilité aristocratique ou l’héritage du désert », est un travail socio-anthropologique minutieux qui renvoie à la période préislamique arabe où les invariances de la civilisation bédouine se transmettent de père en fils. Comme le chant épique a été, de tous les temps, la source de vie des nations, et la culture héroïque la sève nourricière des peuples, l’influence de l’aède-guerrier, animé d’un imaginaire héroïque, se distingue par l’hospitalité, le verbe poétique et surtout, la bravade et la guerre. Nadia Tazi cite à cet effet longuement les caractéristiques de cet ‘’héritage du désert’’, cette ‘’mort-vivante’’, comme le prestige du nom, l’honneur du guerrier, les largesses et les rapines du Bédouin, l’enchantement de la parole, la ‘fitna’, cet ‘écueil persistant du politique’, ou encore la razzia et l’art de la guerre.
Le deuxième chapitre, intitulé ‘Du masculin ou de la poursuite du centre dans la cité islamique’ est consacré à la métamorphose du thème viril dans la cité, aux enseignements de l’Islam et à la souveraineté califale. Hors du désert, ce thème se complique et « perd l’évidence quintessentielle que lui donnait la mort vivante » (p.109). Il doit désormais lutter contre les débordements passionnels. Sous l’influence de l’Islam, le masculin s’intercale alors entre le viril et le féminin pour finalement camper « un ‘moyen terme’ qu’on peut rapporter à la Loi divine et au sens commun : idéalement, le masculin c’est le Centre, la voie du milieu ; l’art d’accommoder le vivre ensemble… » (p.110) Tâche ô combien difficile,à suivre les enseignements de Ghazâli, tels qu’il les aligne dans sa somme théologique et spirituelle, ou encore ceux d’Al Mâwardî, lorsqu’on songe à la fragilité de l’homme, victime de ses passions et ‘des vertiges paradisiaques’ où « l’excédence virile vient à expression. » (p.110)
Le troisième chapitre reprend le thème de la souveraineté, cette fois, celle des Ottomans. Leur longue histoire s’étalant sur plusieurs siècles et leurs multiples conquêtes ont fini par produire l’absolutisme du souverain et l’accroissement du sérail, « site du pouvoir absolu et de l’enfermement du sultan ». Dénommé le Conquérant, symbole du paradigme du viril et de son despotisme, Mehemet II (1444-146 et 1451-1481), fut à la fois le fondateur du sérail et le vainqueur de Constantinople, transgressant allègrement, comme ses prédécesseurs, la ‘charia’ en confiant le pouvoir aux ’’kouls’ ou « esclaves de la Porte ». (p.172) Du coup l’hermétisme despotique s’en trouve renforcé. Le sérail devient « un ensemble à part, transcendant aux partis, transcendant tout court. » (p.196) D’où cette inversion dialectique du pouvoir caractérisant la politique intestine et le règne abusif de la Maison. Choisi par la Validé (la mère), « l’Unique, l’exception faite femme » (p.197), le grand vizir se trouve souvent démuni dans la mesure où, en dernière instance, la décision ne lui appartient pas.
L’appel à l’histoire se poursuit dans le reste du livre illustrant la virilité en tant que fondement du despotisme politique et social dans le monde musulman. Nadia Tazi y fait feu de tout bois. Née en Espagne, de nationalité marocaine, elle est arrivée en France en 1970, à l’âge de seize ans. Elle étudia la philosophie à la Sorbonne. Son livre Le Genre intraitable en est tout imprégné. Il faut dire qu’elle avait déjà abordé ce sujet dans un article séminal paru dans un numéro de la revue Intersignes, qu’elle a co-dirigé avec le psychanalyste tunisien FethiBenslama : La Virilité en Islam (L’aube, 1998). Ce dernier avait abordé le sujet maintes fois lui aussi. Parmi ses nombreux ouvrages scientifiques publiés en plusieurs langues, citons : Le Jihadisme des femmes. Pourquoi ont-elles choisi Daech ? (Seuil, Septembre 2017) ; Un furieux désir de sacrifice, le surmusulman, (Seuil, Paris, 2016) ou encore, La guerre des subjectivités en islam, Lignes, (Paris, 2014).
Rien d’étonnant, par conséquent, de constater que le reste du livre de Nadia Tazi, Le Genre intraitable, porte sur les contradictions et les débordements des régimes virilistes, tel celui du chahpuis des mollahs en Iran, celui de Saddam Hussein ou encore celui des wahhabites en Arabie Saoudite. Pour autant, Nadia Tazi ne passe pas sous silence la situation au Maghreb. Dans ‘De l’homme de la rue aux islamistes du XXe siècle’ elle évoque, à l’opposé de l’homme de la Cité idéale des théologiens et des philosophes de l’âge classique, ‘ ‘l’homme’ sans ethos’’, « pris entre assujettissement ‘’politique’’ et ajustements difficiles à la modernité » (p.217), qui s’abrite forcément « sous ‘le nâmus’ dont le voile est un signe ».(p.250) Désormais, viril ordinaire, il a perdu de sa superbe, préférant se projeter dans le culte du chef et dans l’idéologie nationaliste. Porteur de l’empreinte de la communauté, il hante la ‘’rue arabe’’, « qui semble un corps impudemment dévoilé, (qui) s’exhibe tout entière, et n’en finit pas de déverser ses familiarités » (p.231) C’est dans la rue qu’on apprend à décoder les diverses sortes de signes et de voiles et à reconnaître les croyants et les mécréants (p.236).
Disons pour conclure que cet ouvrage est à lire et à relire. En analysant dans la société civile comme dans la vie privée, le rôle de la virilité en tant que principe politique déterminant, en renvoyant directement au rapport entre les sexes et au combat pour l’émancipation des femmes, enfin en assignant judicieusement à chaque problème politique un type de virilité et un pays bien déterminé, il lève d’innombrables ‘malentendus’ provoqués par cet « alliage très résistant de la virilité », renouvelant du coup l’analyse des principaux maux dont souffre aujourd’hui le monde musulman comme le culte du chef, la guerre, ou encore le voile intégral.
RafikDarragi
Nadia Tazi, Le genre intraitable-Politiques de la virilité dans le monde musulman, Essai.
ACTES SUD (questions de société), Paris, 2018, 438 pages.
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