Taoufik Habaieb: La décisive inflexion en Tunisie
Quinze mois déterminants pour la Tunisie commencent en ce début de septembre. Pendant les cinq prochains trimestres, les Tunisiens subiront, jusqu’à la fin de l’année 2019, des joutes électorales bigarrées. Nourries de populisme et de fausses promesses en surenchère, elles ne seront qu’infestées de fake news et intoxiquées par l’argent sale. A qui profitera cette course acharnée au pouvoir ? Avec quelles alliances et sur la base de quels programmes ? Que changeront au juste pour le pays et pour les Tunisiens les résultats des scrutins législatif et présidentiel ?
A vendre du vent, les candidats ne risquent rien. Les électeurs peuvent tout perdre. Surtout rater une opportunité rare et précieuse d’infléchir irréversiblement vers le haut la courbe. Grands calculateurs, les politiciens ne sont pas pour autant de bons mathématiciens pour traiter des courbes. Encore moins, les redresser.
Le point d’inflexion est politique en consacrant un Etat civil et en sonnant le glas de l’islam politique. Au-delà de l’égalité dans les droits successoraux et des autres mesures et libertés, c’est en fait de ce principe fondamental que le président Béji Caïd Essebsi entend marquer le plus son mandat. L’empreinte personnelle qu’il tient à léguer est déterminante pour l’avenir de la démocratie et du progrès en Tunisie et dans toute la région. En dehors de ce qui est à traduire dans les faits les dispositions de la nouvelle constitution, tout le reste du débat politique devient accessoire.
Le point d’inflexion est aussi économique. Avec un désinvestissement massif plongeant de 26% en 2011 à 17-18% actuellement, une érosion de l’épargne (de 22% à 12%) et un endettement infernal (80% du PIB), la stabilisation de l’économie relève du miracle. S’y ajoutent le déficit jumeau du budget et de la balance commerciale, les salaires (17% du PIB), le développement de l’informel (estimé excessivement à 57% par le BIT) et de la contrebande. La capacité d’endettement saturée, l’unique option reste les ressources propres et les investissements directs étrangers. Or on n’arrive ni à les susciter, ni à les attirer et maintenir. Même la nouvelle loi sur les startup risque de montrer rapidement ses limites, faute de financements appropriés, de marché régional élargi au Maghreb, au monde arabe et à l’Europe, et de mobilité des personnes et des capitaux (visas et autorisations de transferts).
Le point d’inflexion est surtout sociétal. En rupture de ban, les Tunisiens, abandonnés à leur sort, sont gagnés par l’inquiétude, le désenchantement et le désespoir. Volant en éclats, le modèle économique s’accompagne par une fragmentation sociale faisant bouger toutes les lignes et fracturer tant de liens. La famille est la première à en pâtir, surtout avec la perte de ses pleines fonctions économiques. Et c’est l’individu surtout qui en souffre le plus, plus particulièrement la jeunesse. Les ruptures sont plurielles et cruelles. La plus grave parmi elles, c’est cette perte de confiance en l’autre. Les politiques en premier lieu. Réconcilier les jeunes avec leurs gouvernants s’érige en priorité salutaire, même si cela prendra du temps et exigera des gages à fournir par les politiques.
Ce n’est guère suffisant, tant que la machine de transformation positive de la société par l’éducation, la culture et les valeurs communes demeure incapable de se remballer. En cette rentrée scolaire et universitaire, ceux qui sont laissés en rade ne sont pas les seules victimes. Des programmes pédagogiques désuets, des locaux inappropriés et des enseignants pas tous qualifiés, pas tous motivés et pas tous non idéologiquement engagés altèrent gravement un modèle qui a constitué l’ascenseur social de la Tunisie et produit des compétences partout reconnues.
L’ensemble doit s’accompagner par un nouveau discours à l’adresse du monde. La Tunisie doit faire entendre haut et fort sa voix. Les tiraillements politiques internes ne sauraient nous détourner de cette mission essentielle : interpeller les puissances mondiales et régionales sur leurs responsabilités (Libye, nucléaire, armement, conflits, terrorisme, fuite des compétences, réchauffement climatique…) et leur devoir: d’accueil, de libre circulation, de dédommagement, de développement durable inclusif et de solidarité. L’Assemblée générale de l’ONU dès ce mois à New York, le sommet arabe en mars à Tunis, l’élection en juin prochain de la Tunisie au Conseil de sécurité, le sommet du G7 à la fin de l’été 2019 à Biarritz, ainsi que les rencontres bilatérales doivent y être tous dédiés.
La feuille de route est toute tracée. Ces quinze mois seront bien historiques pour la Tunisie. Sachons les positiver, chaque jour encore plus.
Taoufik Habaieb
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