Tunisie : Le système éducatif, centre de toutes les stratégies de construction de l'avenir
La défaillance du système éducatif est, dans une large mesure, responsable de la situation sociale, et de la carence civique et de la citoyenneté. Le système éducatif est sans aucun doute le pilier maître de la cohésion sociale. C’est à travers lui que sont implémentées toutes les valeurs sociales et les principes de base d’une société égalitaire et démocratique, que sont le civisme, le sentiment national, la socialisation et la hiérarchisation institutionnelle. La déliquescence du système, comme celle que nous vivons depuis nombre d’années, conduit forcément à la déperdition de ces valeurs de référence et à une perte de repères de ses éléments par rapport à l’ensemble. Il s’ensuit un échec des politiques gestionnelles et une défiance vis-à-vis des institutions sociétales de la part de la population. Sur le plan sociologique, depuis la fin du XXème siècle, et surtout avec le XXIème siècle, nous assistons à une désacralisation de l’Etat, lequel est relégué au rang de chose ordinaire, mécanique. En d’autres circonstances, dans un autre contexte, cela n’aurait pas été une mauvaise chose, si la société d’aujourd’hui avait conservé son intégrité et sa capacité de régulation. En 2011, la Tunisie a vue remettre en question un ordre millénaire d’autocratie, ainsi qu’un ordre établi depuis l’indépendance. Durant près d’un demi-siècle, ce deuxième ordre organisationnel a accumulé erreurs sur erreurs qui ont entrainé un ensemble de ‘’bugs’’ qui ont fini par emporter tout le système. Même la rébellion de 2011 n’a pas exhaussé les espoirs qui y avaient été engagés. La Tunisie, livrée à un amateurisme institutionnel, a amorcé un déclin conforté par un lobbying mercantiliste antagoniste. Il semble indéniable que la solution du problème est difficile à élaborer, mais ce n’est pas quelque chose qui relève de l’ordre de l’impossible. La restauration sociétale sera longue, pénible et semée d’embuches et elle doit d’abord et nécessairement passer par une refonte rationnalisée du système éducatif. Plus qu’une réforme, c’est tout le système qui doit être revu et corrigé.
A l’ère des technologies de l’information et de la communication, le monde dans lequel nous évoluons se transforme constamment. Toute la ‘’génération Z’’, la jeunesse du monde, y compris la nôtre, marche dans les rues en tenant leur ‘’Smartphone’’ à bout de bras et sont connectés à la pieuvre informative, et plus rien ne se passe sans que cela ne soit notifié sur Internet et/ou sur les réseaux sociaux. Rares sont ceux qui aujourd’hui n'ont pas de compte sur les principaux réseaux sociaux. Et les gouvernants ont naturellement, leur rôle à jouer, même si la faute leur est parfois imputée à tort, car n’étant pas les seuls fautifs. Nous sommes à une époque où la connaissance est devenue un bien de consommation courante, dont l’accès est à la portée de tous, via un ensemble de dispositifs électrotechniques. Aussi ce n’est plus du rôle des écoles que de dispenser ce savoir disponible, mais plutôt de développer la capacité d’apprendre et les aptitudes de chacun à le comprendre. Les élèves doivent apprendre à sélectionner les connaissances dont ils ont besoin, parmi toutes celles qui sont à leur disposition, en fonction de critères de fiabilité, d’utilité et de validité. L'école a aussi un rôle de démocratisation du savoir et doit permettre de réduire les écarts entre les origines sociales différentes des apprenants. En d’autres termes, l'école devrait se focaliser sur l’épanouissement et l'émancipation intellectuels des élèves, en leur inculquant un savoir-être et un savoir-faire par rapport aux connaissances auxquelles ils peuvent avoir accès et au métier qu’ils entendent exercer. Mais devrait s’ajouter à ce rôle, le rôle premier de tout système éducatif, à savoir la socialisation des élèves par le développement des valeurs citoyennes, du patriotisme, du civisme et de la citoyenneté. Tant que l’éducation sera conçue comme un ensemble de disciplines scolaires compilées sur un certain nombre d’années, elle ne pourra amener aucun changement dans le comportement des apprenants et des citoyens futurs qu’ils doivent devenir. Ainsi par exemple, la religion et la conscience sont des affaires personnelles qui n’ont rien à faire à l’école et l’instruction civique est comportementale et gestuelle et non matières que l’on enseigne comme les
mathématiques ou des langues. L’école doit rester neutre par rapport à cet ensemble de valeurs personnelles. Par certains de ses aspects, par les méthodes d’enseignement pratiquées, par le contenu des programmes, notre système éducatif se trouve en situation d'immobilisme par rapport à l’évolution technologique sociétale et rappelle l’éducation de l’après seconde guerre mondiale en Europe. En effet, il n’a pas entrepris cette rupture méthodologique, épistémologique et/ou philosophique nécessaire pour s’adapter à la société moderne d’aujourd’hui. Pour que cette rupture ait lieu, le système éducatif doit impérativement s’extraire de la sphère politiques et syndicales et se libérer des attitudes corporatistes et sectorielles. Le débat sur le système éducatif a souvent relevé de l’intuition et de l’idéologie politique d’Etat. L’idéalisation et la politisation des questions d’éducation, cheval de bataille notamment en périodes électorales, sont un obstacle épistémologique de taille pour l’analyse. Les différentes réformes mises en oeuvre depuis l’indépendance ont toutes pêché par une incapacité des institutions de l’Etat régissant le système, à se positionner dans le temps, l’espace et la culture sociale de l’école et à faire preuve de résilience. Aucun débat social qui aide à cerner les enjeux et les contraintes, et à reconstruire l’image actualisée de l’éducation et de l’école n’a été sollicité, pas plus qu’un débat scientifique et technique pour préciser les concepts et les problématiques et produire les conditions d’une rationalité de gestion.
Le système éducatif victime de la réformite
La nécessité d’une révolution du système éducatif est aujourd’hui reconnue par tous, sans que l’on se soit préoccupé de l’identification des innovations attendues, de la détermination des priorités d’action et des modalités de leur mise en oeuvre et de leur gestion comme s’il s’agissait de préoccupations marginales. Or mener à bien une réforme, c’est d’abord se donner les moyens de concrétiser un processus de transformation progressive du système et être capable de gérer le changement généré. Mais lorsque l’on examine la réalité des parcours, des pratiques pédagogiques et de gestion et le vécu quotidien du système, il semblerait que celui-ci évolue sous l’effet de sa propre pesanteur et le poids des procédures. Des initiatives particulières et limitées tentent de temps à autre de briser ce carcan sans pouvoir remettre en cause l’économie générale du système. La problématique essentielle est donc, aujourd’hui, de s’interroger sur les causes de ce décalage afin de déterminer les conditions d’une réelle maîtrise du système et de mettre en place les moyens et les mécanismes d’une gestion efficace du changement.
Le droit d’accès à l’éducation est un droit fondamental de l’Homme et du citoyen qui se traduit par le droit au savoir et à l’intelligence et ils sont aussi important que le droit à la vie auquel ils donnent sens et valeur. L’éducation confère également un pouvoir d’orientation sociale non négligeable et c’est pourquoi, l’école apparaît comme un enjeu politique essentiel. L’éducation ne relève pas uniquement de normes intemporelles et universelles, mais aussi d’un processus de développement social et institutionnel dynamique, contradictoire, évolutif qui s’inscrit dans une démarche historique. Le coût économique de l’action d’éducation ne semble pas être suffisamment pris en considération dans l’élaboration des réformes. Les investissements consacrés aux infrastructures et aux équipements ont trop tendance à occulter les insuffisances dans le domaine de la maintenance et de la rentabilisation du potentiel mis en place et même la rémunération des enseignants et la gestion de leur carrière n’accorde que peu de place à l’effort de perfectionnement et de production scientifique et pédagogique. Il s’ensuit l’éclosion de phénomènes parasites qui ont tendance à gripper le système comme celui des cours particuliers ciblé par la dernière réforme de 2015. Le phénomène des cours particuliers, mine le système et conduit à la production d’élèves passifs, incapable de se débrouiller, de faire des recherches, de se documenter, de faire le moindre effort, de produire la moindre pensée, la moindre critique, la moindre analyse. Il fait des élèves des handicapés sociaux non autonomes.
Le système de cours particuliers pour les élèves du primaire et du secondaire existe depuis assez longtemps, mais il a pris depuis peu, une forme qui a un impact sur les fondements mêmes du système éducatif, l’égalité et la gratuité, en lien avec l’évolution des caractéristiques sociétales et de la nature de l’éducation. Le décret gouvernemental n° 2015-1619 du 30 octobre 2015, fixant les conditions d’organisation des leçons de soutien et des cours particuliers au sein des établissements éducatifs publics, dispose qu’il est strictement interdit aux enseignants exerçant dans les différents établissements éducatifs publics relevant du ministère de l’Education nationale, de dispenser des cours particuliers en dehors des établissements éducatifs publics. Cette décision, au lieu de résoudre le problème, n’a fait que le transformer, et rendre le phénomène des cours particuliers occulte et souterrain. Produit fastidieux de la société et de la compétition sociale, les cours particuliers se sont désormais imposés comme un complément nécessaire et obligé à l’enseignement scolaire et présentés comme un moyen d’améliorer les notes des élèves aux examens. Aussi, au fur et à mesure qu’ils explorent de nouveaux moyens et découvrent des territoires et des publics nouveaux, la nature et la typologie de ces cours évoluent dans une philosophie clientéliste et mercantiliste. Les Maîtres et Professeurs deviennent des marchands de savoir dont le fonds de commerce s’étale sur le parvis du temple de la connaissance. Cependant, bien des raisons expliquent cet essor du système des cours particuliers, liées aux défauts du système éducatif lui-même, ainsi qu’à des mécanismes sociaux, économiques, culturels et de marché. De manière insidieuse, plus qu’une simple compétition, c’est une véritable guerre que se livrent les parents par leurs enfants interposés pour concrétiser leurs propres ambitions. Le marché des cours particuliers en Tunisie est plus que florissant et 80 % des activités de soutien scolaire et cours particuliers se feraient en économie souterraine, ‘’au noir’’. Selon une étude de l’UNESCO, notre pays serait l’un des plus gros consommateurs du soutien scolaire et cours particuliers en Afrique, ce qui montre que le spectre de l’échec et du décrochage scolaire est une crainte majeure des parents, surtout si l’on considère le tarif horaire moyen appliqué sur ce nouveau marché parallèle. Prendre des cours de soutien scolaire, parfois dès l’école maternelle, signifie que les résultats des enfants sont jugés insuffisants par leurs parents comparés à l’ambition qu’ils développent, ou viser l’excellence pour une grande école, cibler une mention au bac ou progresser pour éviter le redoublement, par exemple. Mais l’accès aux cours particuliers, comme ressource d’assistance scolaire, est très souvent un miroir reflétant les inégalités entre les classes sociales. Dans tous les pays du monde, payer des cours d’accompagnement scolaire à ses enfants est onéreux et représente une part conséquente du budget des parents que les familles défavorisées ne peuvent sacrifier. D’une part, l’aide scolaire privée est vue par les familles comme un vecteur de promotion, d’émancipation et d’insertion sociale. D’autre part, celle-ci est sensée compléter un enseignement académique parfois jugé insuffisant, voire médiocre. Associés au parcours scolaire le phénomène des cours particuliers rend l’accès au savoir élitiste et oligarchique. La situation actuelle des cours particuliers en Tunisie rend nécessaire l’intervention politique du gouvernement à différents niveaux de l’enseignement primaire et secondaire pour l’enrayer, et pour faire face à la défaillance croissante de l’éducation, mieux équiper les établissements scolaires, diversifier et améliorer l’enseignement scolaire et le développement professionnel, et réformer le système des examens et aussi rationaliser le soutien scolaire dans ses motifs et son dispositif. Ce dernier pourrait par exemple être confié au domaine associatif et à la société civile avec une surveillance et une vigilance des pouvoirs publics comme c’est le cas dans certains pays d’Europe.
En Tunisie, chaque ministre a sa vision sur les réformes du secteur de l’éducation, mais malgré cela, ce secteur est toujours en échec en raison de réformes successives improductives. Ce secteur, qui détermine largement la destinée, l’avenir, le bien-être et la vie des citoyens est devenu un espace de conflits politiques entre les ministres ou des experts, qui s’essayent à la grandiloquence et à la rhétorique, confortablement installés dans leurs bureaux ou sur les plateaux télévisuels. Tous se contentent de constater que ça ne marche pas et passent à la vision suivante, sans en chercher les causes réelles et profondes. Au mieux, on impute l’échec aux murs, aux meubles, aux appareils sophistiqués ou non, aux méthodes, aux véhicules, à la paperasse, à la technologie, à la bureaucratie, au financement, à tout sauf à l’être humain, en oubliant crûment et précipitamment que toutes ces dernières composantes n’ont de réelles existence et signification que si elles sont utilisées ou actionnées dans un environnement plein d’humanisme, d’altruisme et d’abnégation.
L’échec qui, d’ailleurs, n’est pas spécifique aux secteurs de l’éducation mais aussi de la santé, est dû au fait que les visions et les réformes sont conçues et appliquées dans un contexte où la morale, l’éthique et la déontologie sont battus en brèche ; où l’individualisme et le matérialisme ont pris le dessus sur d’autres valeurs sociétales essentielles ; où la citoyenneté, le civisme et le patriotisme sont des reliquats du passé ; où se heurtent contradictions et paradoxes ; où le développement ne profite qu’à une minorité. Un cadre où l’argent ouvre toutes les portes et où le libéralisme et la mondialisation ne sont sources de bonheur que pour quelques-uns devant la souffrance, la marginalisation, l’appauvrissement et l’exclusion du plus grand nombre. Une stratégie visionnaire porteuse d’une réforme à caractère social constitue d’emblée un moyen à finalités nobles, destiné à l’amélioration du bien-être et des conditions de vie de la population, notamment des classes moyennes et défavorisées. Les vrais problèmes du système s’imposent à la vue, à l’observation, à la raison, au bon sens, à la bonne volonté de ceux qui veulent bien les reconnaître. Ils sont prégnants, dévalorisants, générateurs de marginalisation, de désocialisation, d’exclusion, de précarité, de vulnérabilité, de pauvreté. Le peuple souffre de la mauvaise répartition des richesses, des inégalités sociales insolentes (injustice sociale), de l’inégalité des chances (manque d’équité), de la confiscation de la volonté et des droits, de la corruption, de la rente, de la prévarication, du clientélisme, du favoritisme, de l’impunité. Voilà les problèmes sociaux que, jusqu’à présent, n’ont pas résolus les politiques publiques déclinées en visions, réformes, stratégies, plans et programmes et qui se rejoignent autour de l’éducation. Voilà les vrais problèmes sociaux que vit le peuple tunisien au quotidien. Leur résolution nécessite du courage et de la détermination, de l’audace politique, le lancement d’un défi à la voracité des lobbies politiques et économiques, un combat contre l’impunité, une reconsidération de la dignité humaine par le droit.
Pour progresser en matière de réforme, il faut bien choisir son objectif selon une méthode de management, gestion de projet et dans notre quotidien. L'objectif doit être Simple, c’est-à-dire spécifique, Mesurable (quantifié et qualifié), Atteignable, c’est-à-dire réalisable (faisabilité), Réaliste selon un seuil de réalisme avec une dose de challenge et de motivation, Temporel c’est-à-dire défini et localisé dans le temps. Ainsi par exemple, en 2009, la Tunisie est entrée dans la sphère du processus de Bologne et a instauré au niveau de l’enseignement supérieur un système désigné ‘’LMD’’. Ce système lorsqu’il a été importé n’a pas été compris ni par ceux qui l’avaient accepté, ni par ceux qui avaient la charge de le mettre en place. Ils n’ont pas vu que ce système livrait une reconception des méthodes d’enseignement et surtout d’évaluation, dans l’optique d’une fonctionnalisation technologique et se fondant sur l’acquisition de compétences, c’est-à-dire d’un savoir-être et d’un savoir-faire dans toutes les spécialités, scientifiques, littéraires et sociales. Ils n’ont pas compris qu’il fallait d’abord réformer le soubassement sociologique pour lui offrir des chances de réussite. Deux décennies plus tard, le système ‘’LMD’’ d’enseignement supérieur a été en échec et incriminé comme cause majeure de la défaillance du système éducatif, ayant pour conséquence, l’inemployabilité des jeunes diplômés et par là l’augmentation exponentielle du nombre de chômeurs diplômés. S’il faut rendre à César ce qui est à césar et nous faire l’avocat du diable, nous devons considérer qu’il est abusif et erroné de targuer le régime ‘’LMD’’ de tous les maux du système. En effet, ce régime en soi n’est pas mauvais. En effet il s’aligne sur les standards internationaux en matière de qualité, lesquels se fondent sur la modernité, la mobilité des acteurs,
sur les technologies de l’information et de la communication et sur l’acquisition de compétences validées dans le cadre de cursus personnalisés et pouvant s’ouvrir sur les métiers de demain. Tous ces éléments associés devraient concourir à une éducation de qualité, ce qui n’a pas été le cas. Mais ce qui est à pointer du doigt, ce n’est pas le système ‘’LMD’’ lui-même, mais la manière dont le système a été mis en place et implémenté en Tunisie, sans avoir été compris et sans tenir compte du contexte, de la réceptivité de l’environnement et sans préparation préalable. Il a été plaqué ‘’au petit bonheur la chance’’ et imposé de manière brute et violente, sans adaptation, sans études de la capacité de l’environnement éducatif de remplir les impératifs nécessités par son fonctionnement. C’est ce ‘’advienne que pourra’’ qui a donné les maux qui ont été si souvent invoqués pour condamner le système.
La dualité Public/Privé : un faux débat
A un autre niveau de la réflexion, le secteur privé est bien devenu une composante importante de l’écosystème sociétal notamment en matière d’éducation. Que l’on soit pour ou contre, le privé joue un rôle grandissant surtout à l’international du fait de ses moyens et de son adaptabilité aux évolutions. On assiste depuis un certain nombre d’années à l’apparition d’un marché global du savoir que beaucoup d’acteurs éducatifs en Tunisie, comme dans certains pays d’Europe, n’ont pas encore bien intégré. Des groupes privés nationaux et internationaux investissent le marché de la connaissance, fondent, achètent et rachètent des écoles et des groupes éducatifs. Il est certain que, pour garantir une offre de formation variée et adaptée aux besoins de la société, les secteurs public et privé de l’éducation doivent cohabiter, voire coopérer, dans une saine émulation et concurrence. Le secteur privé ne se développe, que parce qu’il existe une demande, des opportunités, un marché et parce qu’il y a carence en termes d’accueil, de services et d’efficacité (fabrique de chômeurs), des systèmes publics. Gérer des flux massifs d’étudiants, les orientations, fabrique de la frustration estudiantine et de la perplexité, voire de l’inquiétude, chez les parents qui, dès lors, se tournent vers le secteur privé de l’éducation. Celui-ci vend alors à prix élevés des connexions avec les entreprises, les employeurs potentiels et le marché de l’emploi, ce que ne font pas les universités publiques. Dans cette agitation générale, l’État doit absolument accepter de jouer un rôle de régulateur, mettre de l’ordre, sélectionner pour garantir la qualité des enseignements, valider les niveaux, rendre lisible et visible le paysage éducatif tunisien, dans une logique territoriale et sectorielle. A partir de 2025, grâce aux accréditations internationales des institutions d’éducation, nos écoles ayant obtenu ce certificat, pourront valider une qualité normalisée et une reconnaissance internationale des diplômes délivrés, une visibilité au niveau du ranking institutionnel international et compléter les systèmes nationaux de reconnaissance par l’État des diplômes délivrés. C’est une donnée importante pour toutes les parties prenantes, familles, étudiants, entreprises, employeurs mais elle ne doit en aucun cas remettre en cause l’existence du secteur public de l’éducation. Les accréditations internationales sont un facteurs clé de succès, car elles sont fondées sur un processus exigeant, qui a pour vertu de structurer le développement des établissements d’éducation en interne et en externe. C’est un véritable projet d’entreprise qui apporte une assurance qualité à toutes les parties prenantes dans les domaines de l’enseignement/pédagogie, de la validation de la qualité des cursus des étudiants (assurance of learning), de la recherche, de l’expérience « client » étudiante (l’étudiant est un client comme les autres). La démarche qualité devra permettre de préciser la mission du système éducatif et de développer un dispositif pédagogique et de recherche réaliste et fiable. Les accréditations offrent par conséquent une aide significative au développement international, à l’image et à la visibilité des établissements et des écoles qui devront exceller. Les classements institutionnels sont nombreux et à la fois généralistes et spécifiques, nationaux et internationaux. De nouveaux critères d’analyse sont pris en compte, comme l’activité associative des écoles à la suite de concours, le recours au numérique, l’influence digitale et des TIC. D’autres sont plus traditionnels : le nombre de professeurs permanents, la qualité de la recherche, le nombre de parcours offerts, la satisfaction
étudiante, la connexion à international, les services proposés, etc. Les classements mesurent la performance d’un établissement à un instant donné et, pour étayer un choix ou une décision d’orientation, les étudiants et toutes les parties prenantes les consultent de manière globale et cohérente.
L’éducation est donc un secteur très concurrentiel qui demande aux établissements un renouvellement permanent, des initiatives et des innovations. Et surtout une atténuation de la tutelle de l’Etat au niveau de la gestion financière. En matière de ressources financières, les institutions d’éducation doivent pouvoir compter sur elles-mêmes (frais de scolarité et financement par le sponsoring des entreprises ou l’assistance du mécénat) en plus du financement budgétaire. Cette indépendance financière et décisionnelle a ses vertus puisque les institutions sont en prise directe avec les parties prenantes et leurs attentes ; mais elle a aussi ses limites, car les besoins de financement augmentent dans un contexte contraint, avec la reconnaissance par l’Etat de leur mission de service public de formation des dirigeants et cadres du pays à laquelle il doit contribuer financièrement.
Les établissements d’éducation devront de plus en plus offrir une plus grande personnalisation des formations par l’individualisation des parcours, clef de leur réussite du simple fait qu’il s’agit d’une demande forte de la part des étudiants et du marché de l’emploi. Elles se fonde à la fois sur le caractère opérationnel d’un jeune diplômé, sa définition du profil de carrière qu’il s’est fixé et sa capacité à se diriger dans des environnements complexes, mobile et instables. Les diplômes deviennent personnalisables et la diversité des cursus et des certifications vont en ce sens.
Le marché de l’éducation est devenu mondial ce qui demande de la part des systèmes nationaux une plus grande réactivité et une remise en cause permanentes en fonction des résultats des classements internationaux. Avec la mondialisation, il est devenu beaucoup plus facile d’étudier à l’étranger, le lieu des études n’étant plus discriminant, mais le fruit d’un arbitrage qualité/cout/classements, d’autant que l’étudiant peut rester en contact avec sa famille en permanence et sans frais via Internet. Mais l’international ne doit pas avoir pour conséquence de se couper de son territoire de proximité. Au contraire, cet ancrage doit revêtir également une dimension sociale et économique, en termes d’emploi, de consommation, d’image et de chiffres d’affaires. Nous sommes des acteurs de la globalisation de l’Enseignement supérieur. En tant que tels, il nous faut la comprendre, l’accompagner et en tirer parti. Les grandes écoles et les établissements du supérieur sont devenus des cibles intéressantes pour les investisseurs et un marché mondial se met en place avec l’arrivée d’investisseurs puissants à l’échelle du monde et de l’Europe. En moins de 20 ans, tout a changé, et le secteur de l’éducation doit être structuré en interne pour se développer et devenir visible en externe et à l’international. Pour ce faire, il va devoir conjuguer l’ambition et le pragmatisme, rester proches des attentes des entreprises et des étudiants, et garder les pieds sur terre en préparant les étudiants aux métiers du moment et de demain, à des compétences en évolution, ce que demandent en priorité les employeurs et le marché.
Face à ce défi, l’opposition public/privé devient un faux débat, car il est important de travailler de concert pour offrir une carte de parcours lisible, bien renseignée et claire, équitable et surtout visée comme objectif de carrière pour l’élève et l’étudiant. Dans les pays anglo-saxons, ce système de double marché de l’éducation fonctionne, pourquoi en serait-il autrement chez nous ? Mais pour cela nous devons lutter contre les malversations et corruptions en tout genre et contre le phénomène des faux diplômes qui sont causes d’anarchie dans certains secteurs comme la médecine ou le paramédical. Pour rétablir la confiance des parties prenantes dans le système éducatif, il est aussi nécessaire d’instaurer une transparence à tous les niveaux, chose encore peu partagée par les acteurs éducatifs. Si l’université ou les écoles ne jouent pas la transparence, elles se perdront et se heurteront à la défiance des familles et perdront les meilleurs étudiants qui quitteront le pays.
Sans faire de procès aux media, nombreux sont ceux qui les utilisent pour fustiger l’ensemble du système ou certains de ses épisodes comme les résultats du Baccalauréat, les écoles ou les universités, alors que certains programmes de radios, de télévisions et certains journaux, pervertissent les enfants au lieu de les guider sur la bonne voie. Ces media sont pour la plupart à l’origine du faible niveau des apprenants, puisque ce sont eux qui font et qui défont ce qui constitue la culture générale et qui en première ligne, doivent inculquer les valeurs sociales. Mais au lieu de cela, des phénomènes médiatiques peu recommandables sont érigés en exemples, certains individus peu recommandables sont médiatisés au point d’en faire des héros, ce qui conduit à enfermer les jeunes dans la confusion la plus totale sans points de repère fiable.
La famille entre l'allégresse et le chaos
Dans notre pays, lorsqu’un élève réussit ou échoue dans son cursus scolaire ou universitaire, c’est toute une famille qui au même titre, se retrouve dans une folle allégresse ou dans le chaos, surtout en ces temps de crise où la scolarisation des enfants est un investissement conséquent et que les investissements se discutent et se négocient avant d’être réalisés car ils sont de nature à grever l’équilibre de toute une famille. Cet investissement engendre des dépenses entre le transport l’hébergement et le matériel scolaire, des moments passés à réviser, de rêves concrétisés ou brisés, tout un ensemble de faits qui poussent à encenser ou à ne plus croire à l’école et au cursus académique. Devant cette pression, certains pensent trouver le salut dans la triche et la fraude, dans le but ironique de ne pas faire honte aux siens, quitte à risquer une peine disciplinaire et/ou de prison. D’autres confiants, passent leurs examens dans les règles et sont certifiés puis se retrouvent au chômage après. Aussi, avoir d’excellentes moyennes, c’est bien, mais assurer aux lauréats un avenir professionnel dans leur pays, serait encore mieux. Les meilleurs éléments de nos écoles partent, s’exilent, et ne reviennent plus dans leurs pays d’origine, sauf en étrangers ou en touristes, alors qu’ils pourraient, si on leur en donnait la chance, devenir les futurs présidents, architectes, médecins, ingénieurs, planificateurs, investisseurs, créateurs, artistes, de ce pays.
Quand on parle du système éducatif, la famille, les parents y sont des parties prenantes incontournables car l’une des causes de la défaillance du système éducatif c’est aussi la démission parentale de leur rôle éducationnel. En effet les parents doivent d’abord bien élever leurs enfants et leur inculquer les bases d’un savoir vivre et d’un respect de l’autre ; ils doivent ensuite savoir challenger leurs enfants, et sans cesse leur demander ce qu’ils voudraient faire de leur vie plus tard. Ils doivent s'assurer que toute information leur parvienne et fasse sens pour eux, leur profil de carrière, où leur culture générale. Les Parents sont les partenaires des media et du gouvernement ainsi que de l’école. Amener son enfant à l’école ne se limite pas à acheter le matériel minimum dont il a besoin pour suivre ses cours. Il faut nourrir sa vision et l’espoir de l’avenir, ce futur offert et qu’il est de la responsabilité des parents d’aider à consolider. Cela ne veut en aucun cas dire qu’il faille conditionner toute sa vie, pour un métier souhaité, mais pour développer en lui des talents qui lui permettront, quelle que soit la voie qu’il aura choisie, d’être parmi les meilleurs de ce domaine. Si l’on veut que le système éducatif façonne des professionnels au-delà de la moyenne, il nous faut des parcours, qui permettent à l’apprenant d’être préparé pour un environnement professionnel donné, et qui donnent une raison d’aller volontiers à l’école. Si le système éducatif tunisien est malade ce n’est pas tant à cause des hommes et des femmes qui y travaillent seulement, mais aussi de par sa carence de finalité. Au-delà de la théorie et des discours à n’en plus finir, il est temps de définir de vrais objectifs, afin de produire la prochaine génération de leaders de ce pays. Dans ce contexte d'hyper modernité sociétale, l'école est toujours la même et ne semble pas beaucoup changer, alors qu’il s’agit d’un univers qui occupe une part importante dans la vie de la population. Depuis l’indépendance jusqu’à nos jours, les élèves sont toujours assis derrière des tables pendant des journées entières (en moyenne six heures par jour) sans que soient favorisées les activités sportives et artistiques. S’ajoute à cela que l'école se montre aujourd'hui incapable de répondre aux besoins grandissant d'élèves différents qui ne rentrent pas dans le moule. Les enseignants se retrouvent confrontés de plus en plus fréquemment à ce type d'élèves sans qu’ils aient été formés au préalable pour les prendre en charge. Les aider dans une classe de trente élèves est une gageure car l’instituteur ne peut parvenir à s'occuper de chacun comme il le faudrait. Il est très rare que des assistantes de vie scolaire (AVS) soient présentes auprès des élèves présentant certaines difficultés ce qui est une carence grave à une époque qui entend cultiver le droit à la différence.
La nécessaire cohabitation avec les réseaux sociaux
La modernisation de la société passe par une accélération du mode de vie et l'incapacité des gens à attendre quoi que ce soit. Les réseaux sociaux jouent un rôle extrêmement important dans la culture de la génération ‘’Z’’. Et si la plupart des faits d'actualité ont besoin d'être mis en perspective et reliés à l'histoire pour être compris et analysés, cette génération n’accorde pas de temps au temps. Et bien que ces outils soient devenus une réelle source d'informations et d'échanges, tout notre système ne peut pas uniquement reposer sur l'effervescence de ces moyens d’information et de communication. C'est pourquoi, le système éducatif doit inciter la ‘’génération Z’’ à faire cohabiter ces deux modes de fonctionnement, les réseaux sociaux et Internet d'un côté et la réflexion, la lecture et l’interrogation sur une question d'actualité ou un support concret de l’autre. Depuis plusieurs années, on constate une démotivation des élèves, un manque d’intérêt pour ce qui leur est enseigné, le désir de beaucoup d’élèves de prendre une part plus active dans leur apprentissage, leur souhait du changement des méthodes d’enseignement. Le rôle d’enseignant est de faire le maximum pour susciter l’intérêt des élèves et de réveiller leur curiosité, faire travailler leur imagination et leur permettre de faire preuve d’inventivité. Mais vu le nombre important des effectifs, tout cela peut paraître théorique et difficile à mettre en place à une échelle globale. L’école doit aider les élèves à retrouver du sens dans leur apprentissage, leur permettant ainsi d’avoir les résultats nécessaires pour accéder aux études qu’ils souhaitent. Il est normal vu leur jeune âge que les élèves aient des difficultés à se projeter dans l’avenir, dans telle ou telle carrière. C’est donc aux adultes de guider ces jeunes et de les aider, à une époque où le chômage et l’instabilité économique sont des préoccupations constantes pour chacun. C’est une des raisons pour lesquelles, face à la multiplication des formations, les jeunes finissent souvent par choisir une formation qui ne leur correspond pas, en désespoir de cause ou en pensant que cette formation leur permettra par la suite de trouver un emploi. La conséquence est que ce type de résonnement aboutit souvent à des catastrophes dans la mesure où un nombre important d’élèves sortent du système éducatif sans le moindre diplôme. Les réformes se succèdent, chaque ministre souhaitant laisser son empreinte, mais la situation n’évolue pas, au contraire et les jeunes paraissent de plus en plus désoeuvrés, angoissés et en grande difficulté.
Le système éducatif ne laisse pas à l’élève le temps de bien choisir son orientation. Les lycéens doivent prendre du temps pour choisir les études qu'ils vont suivre à la sortie du lycée. Ce n'est pas quelque chose que l'on fait sur le coin d'une table, dans un état d'urgence. Bien sûr il y a la réorientation possible, mais pourquoi ne pas faire le bon choix du premier coup et éviter des moments de stress. Face à une multitude de possibilités, un nombre grandissant de cursus et d'écoles, il apparait de plus en plus difficile de s'y retrouver. Il est donc nécessaire de faire une première sélection en fonction de ses goûts, de ses motivations, de ses aspirations. Trop d'élèves de Terminale ne savent toujours pas quoi faire à cette époque de l'année alors qu'ils doivent envoyer leurs premières candidatures. Beaucoup trop prennent cet épisode de leur vie avec trop de légèreté et ne s'en préoccupent réellement qu'au dernier moment sans savoir que, quelle que soit la filière, la concurrence sera rude.
L’école n’est pas la même partout et l’on n’a pas les mêmes chances d’y réussir, selon que l’on habite dans les quartiers de la capitale ou dans un petit village de montagne ou du désert. Tous les élèves n’ont pas les mêmes probabilités d’avoir leur bac selon le lieu où ils vivent. Et même si la correspondance entre zones cumulant les difficultés sociales et zones à parts élevées de jeunes non diplômés est fréquente, elle n’est pas systématique, d’autres facteurs pouvant intervenir, comme l’histoire économique ou les politiques publiques. Quand on étudie les taux de réussite au baccalauréat par gouvernorat, ceux-ci nous enseignent deux choses contradictoires, la progression évidente de la réussite au bac, mais aussi que les chiffres obtenus sont le reflet des disparités régionales, une réalité tenace et pernicieuse en Tunisie en termes de développement et d’égalité des chances. Le bac semble perdre peu à peu son rôle d'ascenseur social pour n'être qu’un ‘’faux-positif’’, un lieu commun de reproduction des inégalités, le gouvernorat de Tunis faisant toujours figure de région privilégiée. La cartographie des résultats du bac en session principale coïncide avec la cartographie du développement régional en Tunisie, ce qui prouve des disparités dans les formations et les conditions d’éducation et d’enseignement (difficultés de transports, commodités déficientes, conditions de vie des candidats. Les gouvernorats littoraux ont tous un taux de réussite supérieur à celui des gouvernorats de l'intérieur du pays. Le bilan du bac révèle l'importance qu’il y a à développer le capital humain et à veiller à son harmonisation sur tout le territoire tunisien et que toute réforme du système éducatif doit tenir compte de l'égalité régionale. Le Bac est le fruit d'un parcours scolaire de 13 ans ou plus pendant lequel tout ou presque se joue en classe, au-delà du niveau socio-culturel des parents qui, eux aussi, ont pour la plupart une histoire douloureuse avec l'école. L’éducation nationale devrait, dans un esprit d'équité, prendre ses responsabilités et améliorer la prise en charge des élèves qui ont des difficultés d'apprentissage, au niveau de la stabilité et de la formation des équipes d'enseignants et de direction avec des incitations pour les motiver à rester dans ces régions. La plupart du temps, ceux-ci se sentant pénalisés par leur affectation ne s'investissent pas dans leur travail, s'absentent pour des motifs quelconques et ne pensent qu'à leur mutation.
Le taux d'échec élevé au baccalauréat doit nous interpeller, quant à la défaillance du système éducatif et à la qualité de son produit. Les élèves sont abandonnés et livrés à eux-mêmes, après avoir passé treize années de scolarité, sans diplôme qui leur permette de poursuivre leurs études à l'université ou de s’intégrer dans la vie active. Il est à noter que le système de discrimination positive annoncée par le gouvernement pour l’année académique 2018-2019 n’est pas la solution au problème mais au contraire, un pis-aller, car cette mesure intervient sur les conséquences et non sur les causes de ces disparités. De plus ce sont des mesures de court terme qui ne pourront pas durer éternellement, qui grèveront davantage le budget de l’Etat, mettront à contribution encore le contribuable et feront des régions défavorisées des éternels assistés. Celles-ci conserveront leurs maux mais seront gratifiées d’une aumône.
Monji Ben Raies
Universitaire,
Enseignant et chercheur en droit public et sciences politiques,
Université de Tunis El Manar,
Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis
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