Abdelaziz Kacem - Réduire le lexique: Goebbels fait école
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Il y a un peu plus de sept ans, dans la livraison de juillet 2018 de Leaders, j’ai publié un article intitulé «Le paradoxe de l’intégrisme: religiosité et grossièreté». J’y dénonçais chez ceux qui sont censés défendre l’islam un comportement qui jure avec la morale issue de la vraie foi. Contre leurs contradicteurs, à défaut de coutelas ou de kalachnikov, ils usent d’un langage qui ferait rougir le plus rustique des charretiers. Les réseaux sociaux offrent à ces dérapages indignes une audience exponentielle.
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Je mettais ces inconvenances sur le compte d’un mal langagier chronique, bien de chez nous, et qui affecte notre patois, depuis des siècles, sans doute, et que l’on appelle «coprolalie» (profération de mots orduriers et scatologiques) et «pornolalie» (mots en rapport avec la fornication). Cela fait partie de notre rhétorique identitaire. Cet art oratoire tiré des latrines et des alcôves jetables a déjà fait son entrée dans nos salles de cinéma et de théâtre.
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Mes compatriotes sont persuadés qu’ils parlent le meilleur jargon de toute l’arabité. Cela me pose un insoluble problème. Voilà un parler intensément théologisé où le nom d’Allah fuse à chaque bout de phrase: Bism Allah (au nom d’Allah); Al-Hamdou lillah (louange à Dieu); W-Allah (par Allah); Hasbi Allah (Allah me suffise); Subhân Allah (gloire à Allah), etc. Mais ces invocations, somme toute louables, avoisinent trop souvent, dans la même conversation, des expressions, pour le moins, triviales. J’ai beau me triturer les méninges, je n’arrive guère à gérer ce paradoxe. On sait, cependant, où conduit dans le débat l’indigence en matière de langage: on sort sa dague ou l’on se prévaut dans l’ordure.
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Joseph Goebbels disait: «Nous ne voulons pas convaincre les gens de nos idées, nous voulons réduire le vocabulaire de telle façon qu'ils ne puissent exprimer que nos idées». On sort là les moyens les plus sophistiqués de la manipulation. Avec la défaite, le dire nazi semble avoir été réduit au silence, sous la résurgence d’un humanisme libérateur des peuples, mais aussi accoucheur d’une grande injustice au détriment d’un peuple qui n’a fait de mal à personne, les Palestiniens.
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Par l’apartheid, la dépossession, l’expansion territoriale, le génocide, le sionisme se présente comme un nazisme qui a réussi. Mais son grand succès, c’est de s’être infiltré dans toutes les salles de rédaction des médias européens, en leur imposant des phrases courtes, répétées à l’envi, pendant les deux ans de massacre à Gaza: «Israël est la seule démocratie dans la région» (donc, il a un droit d’agression sur ses voisins) ; «Israël a le droit de se défendre» (c’est-à-dire de se maintenir dans les territoires militairement occupés); «Israël défend les valeurs occidentales» (les peuples du vieux continent et du nouveau monde doivent lui en savoir gré); «Tsahal est l’armée la plus morale du monde» (il faut donc lui faire confiance, c’est dans le cadre de l’honneur et de l’éthique qu’elle affame et tue. Ce sont les victimes qui ont tort). Et puis, il y a cette supercherie que le sionisme a réussi à vendre aux gens d’Occident, bigots, comme libéraux et athées: la civilisation judéo-chrétienne.
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Il y a dans le monde islamique un nazisme bédouin, une novlangue, Orwell est à la medersa. Avec des moyens plus simples, plus efficaces, des prédicateurs à la tête bien pleine de sornettes millénaires laissent croire aux démunis que la langue clé du paradis est celle du tasbih (exaltation de Dieu) et du takbir (dire la formule Allahou akbar). Ce dernier mot est peut-être le dernier emprunt français à l’arabe. Il rend fou l’Occident tout entier. Pourtant, nul n’ignore aujourd’hui que l’islamisme le plus brutal est sorti des officines des services occidentaux: Al Qaïda, Daech et sous-produits, Boko Haram entre autres.
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Il faut souligner que l’islam a cessé, depuis les années vingt du siècle dernier, d’être gouverné par les grands théologiens tels que Ghazali (m. 1111) ou, plus près de nous, l’Égyptien Mohammed Abdou (1849-1905) ou le Tunisien Tahar Ben Achour (1879-1973). Les islamistes actuels, frères musulmans pour l’essentiel, descendent de Hassan Al Banna (1906-1949), une lignée lobotomisée de naissance et qui remonte au gourou de l’excommunication, Ibn Taymiya (1263-1328), pour ne pas le nommer. Ils sont devenus les maîtres des ignorances, la crasse qui s’apprend.
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Face à eux, le repli des élites s’impose. Nous ne sommes pas à armes égales, nous sommes les gardiens de la maison. Nous devons nous battre strictement sur notre terrain, avec pour viatique l’encyclopédisme mutazilite de Jahidh, les illuminations du sage d’al-Maarri, avec aussi le troubadouresque Gai saber, jusqu’au nietzschéen Gai savoir, prélude à l’œuvre capitale, s’il en est, le Zarathoustra. Il m’est arrivé, il m’arrive encore d’entrer dans le jeu adverse. Il est des fois où les démangeaisons se font si fortes que je succombe à la tentation de réagir. Il est dur de rester impassible quand l’intelligence est littéralement lynchée.
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Fin septembre dernier, en pleine rentrée scolaire, au lycée Mohamed-Boudhina, à Hammamet, un groupe d’élèves au cerveau bien lavé entament, dans la cour de l’établissement, la prière de l’après-midi. Intervient la directrice pour rappeler que le lycée n’est pas l’endroit approprié pour ces dévotions. Les jeunes prieurs se rebiffent : «Cette terre n’est pas la vôtre, elle appartient à Dieu […] Nous ne saurions vous obéir». Le Prophète a dit : «Il n’y a pas d’obéissance à une créature dans la désobéissance au Créateur.» Une vidéo relatant l’incident enflamme les réseaux. Le scénario rappelle les agissements du courant islamiste des années soixante-dix du siècle passé. C’est dans les lycées notamment que le mouvement s’est manifesté : prières dans les cours, revendications de salles de prière dans tous les établissements. Suite au test récent, un collectif d’avocats s’est immédiatement formé pour soutenir ces dévotes revendications.
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La directrice dudit lycée a été prise à partie par ceux et celles que l’on sait. Mal m’en a pris, j’ai salué son courage face à des daéchiens en herbe. J’en ai pris pour mon grade. Les femelles privatisées, les «‘awra» (les parties intimes), les «naqisât ‘aql wa dîn» (celles qui sont en «déficit cérébral et religieux) m’ont été d’une grande virulence. Les plus pondérés se sont posé la question insidieuse: «la prière, pour nos jeunes, ne serait-elle pas préférable à la drogue?», comme s’il n’y avait pas d’autres alternatives pour nos adolescents. La culture, les clubs jeunes science, le bénévolat, servir autrui, etc.
Abdelaziz Kacem
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