Riadh Zghal: Le débrayage à répétition des professeurs et ses raisons profondes
Certes, les professeurs des collèges et des lycées se sont engagés dans plus d’une grève. Certes, on peut leur reprocher la rétention des notes dont l’un des effets largement désapprouvés est la prise en otage des élèves. Des enfants à qui on fait subir le prix du bras de fer entre un syndicat échaudé, déclamant un discours vantant son pouvoir et défiant l’autorité publique et un ministère aux moyens financiers plombés par la grave crise économique et financière que traverse le pays. Les ondes de choc du mouvement de protestation des professeurs ont atteint toutes les sphères de la société. Dans un pays comme le nôtre où la principale ressource nationale est celle du capital humain, on comprend combien l’école revêt une importance cruciale. Le ressentiment, la colère des parents en particulier sont à cet égard fort compréhensibles. Il faudrait également comprendre les raisons de la colère des professeurs, aussi bien ceux qui ont fait grève de cours et de remise des notes et les autres.
C’est que les enseignants de toutes catégories reçoivent en pleine figure et au quotidien un condensé de tous les problèmes qui affectent l’ordre social et avec cet ordre le sens de l’école, l’intérêt du savoir pour un projet de vie car l’enfant se projette dans le futur, les attitudes envers l’autorité quelle qu’elle soit, les rapports entre élèves…
Depuis de nombreuses décennies, le fonctionnement de l’éducation s’est bloqué sur une finalité: le diplôme et particulièrement le baccalauréat fêté intensément par les familles, chose qui a pris une ampleur énorme dès les années 1980-1990. Derrière le diplôme, peu de souci de compétence utile, de créativité, d’autonomie, d’esprit d’initiative. On continue à croire, malgré les milliers de diplômés sans emploi et inactifs, à «l’automatisme» diplôme égale emploi. Et comme une telle croyance est devenue obsolète, un autre mode opératoire a vu le jour: investissement dans l’éducation de plus en plus lourd-diplôme-chômage-frustration-agressivité des élèves et de leurs parents dirigée contre l’établissement scolaire et la première ligne des présumés responsables de l’échec du projet éducatif que sont les enseignants. Cette agressivité était palpable bien avant 2011. A cet égard, on se rappelle qu’en tant que ministre de l’Education nationale bien avant 2011, M. Hatem Ben Salem avait décidé de la constitution de commissions de réflexion sur la réforme du système éducatif et la recherche de solutions à ses dysfonctionnements dont l’agressivité observée dans les établissements scolaires. Le coup d’arrêt à cette réflexion qui devait être suivie d’action a favorisé l’amplification de tous les dysfonctionnements.
Parmi les victimes de ces dysfonctionnements, ce sont d’abord les professeurs. Ils apparaissent comme les premiers artisans d’une machine qui produit l’échec (plus de 100.000 abandons scolaires annuellement, des diplômés sans emploi dont beaucoup n’ont jamais travaillé). Ils sont face à des élèves qui appartiennent à un nouveau monde numérisé où l’information est disponible sur Internet et à travers les réseaux sociaux, où la technologie suscite plus l’intérêt que les abstractions mathématiques et philosophiques, où l’image attire davantage que l’écrit. Ces élèves vivent la mondialisation à travers leurs Smartphones et les publinets, ils sont connectés, ils écrivent l’arabe avec des chiffres arabes et des lettres latines, ils écrivent des SMS plutôt que des phrases entières et correctes, ils ne se font aucun souci par rapport à l’orthographe ou la grammaire et ils pensent que cela marche ! Pour eux et leurs réseaux du moins. Leur monde est turbulent au sens où il est en proie à des changements rapides, profonds et continus. Alors imaginons comment ces enfants de la mondialisation réagissent face à des professeurs qu’ils sont censés écouter débiter des discours plus ou moins théoriques, plus ou moins abstraits, plus ou moins dépassés par les évènements, plus ou moins déconnectés par rapport à la nouvelle réalité.
Les professeurs sont tenus de respecter les programmes, certains parmi eux n’ont reçu aucune formation pédagogique. Comment doivent-ils faire et que peuvent-ils faire pour gérer la turbulence des élèves pour qui l’intérêt intellectuel des cours est loin d’être une évidence? L’une des réponses à ces questions a été trouvée dans les cours particuliers. L’avantage du cours particulier réside dans un processus pédagogique individualisé donc supposé plus performant que celui de la classe. Cela rencontre un intérêt des parents qui y investissent (très souvent obligés par leurs enfants ou par des enseignants avides de gain).
Cela rencontre également un intérêt chez les enseignants qui tiennent au succès de leurs élèves dans l’acquisition des fondamentaux de leur matière et à leur réussite aux examens nationaux. Beaucoup trouvent dans les cours particuliers une opportunité pour améliorer leur revenu d’autant que l’érosion de leur pouvoir d’achat va en croissant et que, notamment dans les grandes villes, l’écart entre leur niveau de vie et celui de certains de leurs élèves est abyssal si on regarde du côté des voitures et des vêtements. Néanmoins, les cours particuliers autant que les classes sont enfermés dans des programmes. En revanche, vu les nouveaux profils des élèves et vu la raréfaction des opportunités d’emploi, la pédagogie personnalisée devrait contribuer à l’émergence des talents, l’ouverture de nouvelles perspectives pour des projets de vie, la création d’entreprise et l’insertion dans la vie professionnelle. Au lieu du rabâchage des cours et des séries, la contribution du professeur dans ces conditions sera de s’assurer que l’élève a fait l’effort personnel de maîtriser les fondamentaux et de l’accompagner dans le renforcement sinon l’acquisition de compétences pour traiter des questions nouvelles, relever des défis, imaginer des manières originales de faire.
Les professeurs ont d’autant plus de mal à tenir leurs classes que les programmes d’enseignement par matière sont cloisonnés, que la disposition des salles de classe en rangées parallèles invite des élèves qui ne voient que le dos de leur camarade à l’individualisme plutôt qu’au travail de groupe, l’échange et la fertilisation croisée des compétences, des savoirs et de l’imagination. Tout cela favorise la passivité, et la passivité nourrit la frustration. La relation d’autorité plutôt que d’échange est d’autant plus frustrante que, concernant certaines informations, particulièrement en rapport avec l’informatique, les enfants ont le sentiment d’en savoir davantage que nombre de leurs professeurs. Le monde professionnel qui les attend s’ils visent l’entrepreneuriat ou l’emploi hautement qualifié exige justement des capacités de travail collaboratif, d’autonomie, de responsabilité, de réseautage et les capacités sociales qui vont avec.
On mesure alors le décalage entre les exigences pédagogiques nouvelles et la pédagogie que les professeurs sont appelés à appliquer selon les programmes officiels. Les professeurs se sentent souvent seuls et incompris. Comme dans toute activité exercée dans un environnement volatile, l’enseignant a besoin de formation continue, de développement personnel, de nouvelles compétences à la fois pour affronter des défis inédits et pour le plaisir d’être performant. Or combien de professeurs bénéficient régulièrement de formation en rapport avec les contraintes de leurs métiers? Combien sont-ils accompagnés par des conseillers pédagogiques au fait des nouvelles approches pédagogiques qui vont avec les nouveaux profils des élèves? Combien de visites annuelles d’inspection chaque professeur reçoit-il afin d’obtenir les conseils susceptibles de l’aider à améliorer sa performance pédagogique?
S’il faut réellement soutenir les professeurs, mettre fin à leur colère et améliorer leurs performances, c’est, à notre avis, au paradigme qui fonde le processus pédagogique actuel qu’il faut s’attaquer. Cela devrait amener à investir dans la formation et l’accompagnement des professeurs de manière à trouver une cohérence entre le profil des élèves, les méthodes pédagogiques et les compétences nécessaires à l’entrée dans la vie active non seulement à travers l’emploi mais aussi par la voie de l’entrepreneuriat.
Riadh Zghal
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C´est bien une conference sur le futurisme dans l enseignment que Vous avez lancé Madame. On aimerait voir d´autre dans d´autres domaines: la santé, l´agricultutre, la justice etc.. Mais c´est quand même reconfortant de decouvrir une partie du peuple tunisien aussi consciente et interesses à la formation et le savoir. Moi j´ai toujours pensé que les partis au pouvoir, quelque soit la couleur politique, ils font ce qui est necessaire dans les domaines de l´emploi, du recyclage pour le travail, mais il ne me semble pas que cela est le cas. Il faudrait alors attendre les élections législatives, car dans ce domaine aussi nous voulons voir des resultats.