Habib Touhami: Le sous-investissement dans l’industrie manufacturière tunisienne
L’industrie manufacturière tunisienne a participé à hauteur de 0,9 point en moyenne des 4,9 points de croissance du PIB aux prix du marché enregistrés en moyenne lors de la période 1962-2015 ; des 3,7% de croissance de la production intérieure brute (somme des VA hors Administration et impôts indirects nets de subventions). Elle a participé au T3-2017 à hauteur de 18,3% dans l’emploi total (population active occupée) tout comme en 2010. Sa part dans le PIB (aux prix du marché) était de 15,9% (niveau le plus élevé) entre 1997 et 2002 pour se situer à près de 12,2% en moyenne entre 1962 et 2016. Mais sa part dans la FBCF globale n’a été que de 12,4% en moyenne entre 1962 et 2015. C’est peu au regard du rôle central que doit jouer l’industrie manufacturière dans tout processus de développement. (voir tableau)
Cette allocation est manifestement insuffisante pour répondre à certaines exigences : emploi d’une main-d’œuvre de plus en plus qualifiée et en tout cas de plus en plus «diplômée», amélioration de la productivité des facteurs et du taux d’intégration industrielle, équilibrage de la balance commerciale, amorçage du processus de développement dans les régions de l’intérieur et du sud. Tout se passe au niveau de l’allocation sectorielle de la FBCF comme si les pouvoirs publics tunisiens voulaient cantonner l’industrie manufacturière au rôle qui lui a été assigné au début des années soixante-dix : substitution à l’importation et accroissement des exportations. Or les fondamentaux socioéconomiques et démographiques du pays ont beaucoup changé depuis 1970 sans que la stratégie industrielle ne soit corrigée en conséquence, et ce, malgré le tarissement graduel des effets positifs drainés par la substitution à l’importation et la formidable envolée, très négative celle-là, du déficit commercial dû aux industries manufacturières.
L’examen attentif de la balance commerciale des principaux produits par groupement sectoriel d’activité lors de la période 1993-2016 montre que nonobstant les activités «mines, phosphate et dérivés», «textile, habillement, cuir» et «industries électriques et électroniques», toutes les autres activités industrielles manufacturières enregistrent un bilan commercial déficitaire. En fait, le bilan commercial des principaux produits par groupement sectoriel d’activité montre que les activités qui exportent le plus en dehors des ITHC (IME, IEE, IM, diverses) sont les industries qui pèsent le plus dans le déficit de la balance commerciale globale. En 2016, l’industrie manufacturière a accusé un déficit commercial de -15.395,2 MD contre un déficit de la balance du commerce extérieur de -12. 620,5 MD. (voir tableau)
Balance commerciale des principaux produits par groupement sectoriel d’activité en MD
L’origine première de ce déficit réside dans le bas niveau d’intégration de l’industrie tunisienne et dans le fort contenu en importations de la production et des exportations. En effet, la balance commerciale par type d’utilisation souligne le rôle majeur des produits intermédiaires (autres que les produits miniers) dans le déficit de la balance commerciale du pays. En 2016, le montant du déficit
des produits intermédiaires s’est élevé à -8517,4 MD,
contre un déficit global de la balance commerciale de -12620,5 MD. (voir tableau)
Balance commerciale par type d’utilisation en MD
Le sous-investissement dans les industries manufacturières est flagrant et indiscutable. Il révèle un choix ou, pour dire les choses plus simplement, l’absence de choix, caractéristique de la politique économique tunisienne suivie depuis quasiment un demi-siècle. Et puisque la comparaison avec la Corée du sud est souvent évoquée, il nous faut souligner que ce pays avait d’abord adopté, comme la Tunisie au début des années soixante-dix, le dogme de la substitution à l’importation pour adopter au début des années soixante une stratégie économique basée sur l’exportation et engager l’économie du pays dès 1970 dans la voie d’une industrie, «permettant de mieux intégrer, en amont et en aval, de nombreux secteurs industriels». Rien de tel ne s’est passé en Tunisie, ni dans les années quatre-vingt, ni après. Tout sépare les deux pays : démographie, normes culturelles, rapport au travail, contexte régional et géopolitique, etc. Mais la différence décisive entre eux tient au fait que la Corée du sud a remis en cause sa stratégie industrielle quand cela s’imposait, pas la Tunisie, que l’Etat sud-coréen est resté l’architecte et le maître d’œuvre de l’industrialisation du pays, pas l’Etat tunisien(*).
On touche là à un problème politique de fond. S’agissant du rôle de l’Etat, la conception qui prévaut en Tunisie depuis 1970 et qui s’est consolidée à partir de 1986 sans qu’elle ne soit véritablement remise en cause après le 14 janvier 2011, limite l’intervention directe de l’Etat dans le champ productif et plus particulièrement dans le champ industriel à l’infrastructure de base. C’est une aberration et une impasse. Sous le régime précédent, certains ont essayé timidement de remédier aux lacunes de cette conception en commandant une étude sur «la stratégie industrielle à l’horizon 2016». Initiative louable, mais qui n’aurait pas manqué de buter, au niveau de l’exécution si elle avait été mise en route, sur la défaillance endémique et rédhibitoire du secteur privé, d’une part, l’inefficacité du Code des investissements, d’autre part. Aucun être sensé n’appellerait à ce que l’on revienne aux conceptions économiques et industrielles dirigistes des années soixante, mais aucun être sensé n’attendrait du secteur privé qu’il pallie, de lui-même, les nombreuses faiblesses de l’industrie manufacturière telles que l’on vient de les souligner. Si ce secteur reste sans orientation de la part de l’Etat, s’il n’a d’autres sources et mode de financement que les ressources et le mode actuels et s’il n’a d’autres horizons que les horizons actuels, il ne pourra pas contribuer avec vigueur au développement socioéconomique du pays.
Habib Touhami
(*) En 1970, la Corée du sud, pays libéral bon teint pourtant, a instauré, au niveau des importations, une priorité en faveur des industries de base et d’équipement et mis en place un système scientifique et technique national par le biais duquel il oriente la stratégie industrielle et les capacités en R.D.
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