Lexique du vocabulaire et des traditions populaires de Sfax: L’âme et l’histoire
Comment préserver notre langue et nos dialectes de l’étiolement et remettre au goût de notre temps la signification de nombre de ses vocables ? C’est à cette œuvre que s’est attelé le Pr Ali Zouari dans l’excellent Lexique du vocabulaire et des traditions populaires de Sfax, établi en collaboration de Youssef Charfi. La première édition publiée en 1998 (épuisée), une deuxième édition mise à jour et enrichie vient de paraître aux éditions Mohamed Ali Hammi. Un ouvrage de plus de 700 pages, comprenant pas moins de 4 848 expressions et dictons populaires, puisés à la bonne source et richement commentés. Une version sonore avec une intonation typique sfaxienne est également mise à disposition sur le site de l’éditeur www.edition-medali.tn. Plus que l’histoire, c’est l’âme de Sfax qui est restituée.
Le Pr Ali Zouari est un historien reconnu pour ses travaux sur Sfax ainsi que les arts et traditions populaires dans la région. On lui doit notamment la création du musée Dar Jellouli, une thèse de doctorat sur « Les relations commerciales entre Sfax et le Levant aux XVIIIe et XIXe siècles » (publiée) et un ouvrage de référence intitulé Sfax à travers ses deux siècles d’or : les XVIIIe et XIXe, paru l’année dernière chez le même éditeur.
Métissage et originalité
A force de consulter les archives de famille, de notaires et de tribunaux et de recueillir le témoignage de vieilles personnes et chefs de corporations, Zouari découvrait des mots, des mentions et des appellations dont on connaît aujourd’hui l’origine et la signification. Son étonnement est encore plus grand quand il réalise, d’une part, la richesse de cette langue pratiquée à Sfax et dans la région au fil des siècles écoulés et, de l’autre, la méconnaissance du sens qu’elle porte aujourd’hui.
Grande métropole du centre-sud tunisien ouverte sur la mer comme sur le commerce caravanier avec les pays arabes et ceux de l’Afrique subsaharienne, Sfax a été une ville ouverte aux échanges avec l’extérieur. Elle accueillait en outre divers groupes de migrants venus d’Europe, de Constantinople et autres pays d’Orient, mais aussi des militaires, fonctionnaires, commerçants, pêcheurs et aussi esclaves amenés de ce qu’on appelait jadis le Soudan. Ce métissage ethnique apportait avec lui des vocables et expressions particulières qui vont se pétrir à l’usage et fondre dans la langue courante. D’où un vocabulaire vaste et varié, avec des expressions exclusives et d’autres communes, d’origine arabe, mais aussi italienne, grecque, ottomane, et autres.
La précision de nombre de termes, on la trouve surtout dans les actes notariés, qu’il s’agisse de contrats de mariage, de propriété, d’association, d’agriculture ou de commerce, ou de testaments déposés. Pour éviter toute équivoque, chaque terme ou unité de compte est explicité dans le détail. Ayant procédé au dépouillement de ce fonds précieux d’une rare richesse historique, le Pr Ali Zouari a pu en tirer des indications utiles qui confèrent à son lexique tout son intérêt.
Un voyage à travers les siècles dans l’âme et le mode de vie
De «abanda» (toilettes) à «yehni» (mets de fêtes et mariages à base de viande en sauce), le lecteur voyage à travers un patrimoine linguistique fondateur de notre langue et véhicule de toute une histoire. Les découvertes sont nombreuses. A chaque page, de vieux mots inscrits dans notre mémoire ressurgissent soudainement et nous livrent leurs secrets. Chercheur émérite, Zouari n’est pas dans la collecte, mais l’analyse et la mise en perspective, assorties de citations puisées dans un riche registre de proverbes, de poésie populaire d’époque et de poésie arabe, de bibliographie de linguistes, d’historiens et de voyagistes. L’émerveillement de la découverte de la signification d’un terme se prolonge avec la lecture de toutes ces références qui viennent en illustration. Des photos prises par Houssem Boudaya complète cet agréable ouvrage qui se lit de chapitre en chapitre, par ordre alphabétique ou en dictionnaire. Un hommage mérite d’être rendu à l’éditeur, Nouri Abid, qui fait preuve d’un réel professionnalisme à tous les niveaux, du concept éditorial et graphique à la qualité de l’ensemble; ce qui devient rare.
Moojam Alkalimat w Attakalid Alchaabia Bi Sfax (Lexique du vocabulaire et des traditions populaires de Sfax)
De Ali Zouari et Youssef Charfi
Edition Mohamed Ali Hammi, 2017, 704 pages, 90 DT
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Je salue le travail de bénédictin accompli par le Pr Ali Zouari et son complice, M. Youssef Charfi : Ils ont réalisé un magnifique travail de recherche et d'archive qui fera date dans l'histoire de ces idiomes sfaxiens qu'on peut sans aucune réserve ériger en véritable langue sfaxienne, tant ses pépites lexicales et même "grammaticales" constituent un corpus sui generis, qui se distinguent souvent de l'ensemble lexical "tunisien" - si on peut en trouver un qui soit réellement tunisien, au sens national du terme. Je possédais déjà un exemplaire de l'édition de 1998 de cet ouvrage, et il m'intéresse, naturellement, de découvrir les nouveautés de cette deuxième édition. Comme tout travail humain, fût-il de la plus grande qualité universitaire, celui-ci présente, dès son premier article, une curiosité que je ne peux résister d'épingler : vous citez le terme "abanda", dont je pense qu'il représente une déformation du vocable espagnol "labanda" ?! Il n'y avait donc aucune raison de le priver de son "L" naturel ! Du reste, dans votre amicale présentation de l'ouvrage, vous avez manqué de rappeler, parmi les langues qu ont contribué à la formation du lexique sfaxien, l'apport de la langue espagnole, voire catalane, et de la langue maltaise, qui a également joué un grand rôle caractéristique de cette langue dont beaucoup estiment qu'elle a enrichi le parler sfaxien après s'en être profondément inspirée en un mouvement d'aller-retour du meilleur aloi, et dans la meilleure tradition des échanges lexicaux méditerranéens.