Mohamed Larbi Bouguerra: Il n’y a pas de planète B
A la question «Qu’est-ce que la Science?» Abou Rehan al Biruni (973- 1048) répondait il y a plus de mille ans: «Il s’agit au sens général de la connaissance, qui est poursuivie uniquement par l’homme, et qui l’est pour le bien de la connaissance elle-même, car son acquisition est véritablement délicieuse et diffère des plaisirs auxquels l’homme aspire dans ses autres quêtes. Car le bien ne peut être suscité, et le mal ne peut être évité, excepté par la connaissance.»
Samedi 22 avril 2017 a été une journée mémorable pour la communauté scientifique et pour tous ceux qui croient en la Science dans le monde.
D’abord, la sonde Cassini qui explore la planète Saturne depuis 13 ans a pénétré ce jour-là dans l’espace inviolé des fameux anneaux entrevus en 1610 par Galilée.
Ensuite, à Boston, comme dans 500 autres villes de par le monde, des Marches pour la Science ont eu lieu de Washington à San Francisco et de Paris à Montpellier en passant par Londres et Berlin. Ainsi, à New York, les manifestants portaient des pancartes sur lesquelles on pouvait lire: «Monsieur le Président, avant de congédier la science, voici la formule chimique de la laque pour vos cheveux.» Chez nous, disons que cette journée a peu mobilisé.
De Cassini… a la terre plate, le saut périlleux!
L’exploit de Cassini démontre, s’il en était besoin, le ridicule des prétentions de certains qui, chez nous, veulent mettre en doute les lois de Képler, Galilée et Einstein réunies avec un fumeux « modèle plate-géocentrique de la terre »! Les condamnations de ces aberrations ont été hélas peu nombreuses. Jim Al-Khalili, professeur de physique théorique et responsable de l’Initiative de sensibilisation du public aux sciences à l’Université du Surrey (G.B) remarque: «La science se trouve confrontée à un défi unique dans certaines régions du monde musulman: elle y est considérée comme une construction occidentale laïciste, voire athéiste… La cosmologie met à mal le système de croyance de l’islam… mais la science cherche à expliquer les phénomènes naturels sans recourir à la métaphysique.» (Le Monde, 11 février 2016, p. 7).
Les tenants de ces élucubrations pseudo-scientifiques n’aimeraient probablement pas savoir que le leader de cette fantastique équipée dans le système solaire est une femme: le Dr Carolyn Porto qui avait fait ses premières armes dans les missions Voyager des années 1980 et 1990, missions ayant exploré la banlieue du système solaire. Grâce aux images reçues, les spécialistes de la planétologie caressent maintenant des projets qui s’apparentent à de la science-fiction: ils rêvent d’envoyer des vaisseaux spatiaux pour ramener sur Terre du méthane liquide puisé dans les mers de cet hydrocarbure que recèle Titan, le plus grand satellite de Saturne! (Lire Dennis Overbye, The New York Times, 21 avril2017). Ceux qui, chez nous, mettent en doute les lois de la gravitation devraient savoir que le 30 mars dernier, pour la première fois, une fusée Falcon 9, dont le lanceur avait déjà été utilisé, est revenue sur Terre en douceur avec son premier étage intact, après avoir mis en orbite un satellite. Ils devraient savoir aussi qu’un chercheur de la Silicon Valley, Elon Musk, espère poser le pied sur Mars avant 2025 ! Alors, si le soleil tournait autour de la Terre, comme le prétendent nos géologues, ces exploits, ces visions d’avenir seraient-ils possibles?
Laissons tomber ces enfantillages et consacrons notre énergie à développer ce pays et à améliorer la condition de ses habitants. L’ONU et l’OMS viennent de déclarer que les eaux usées sont une grande richesse à exploiter. Face à la sécheresse dont souffre notre pays et aux pénibles problèmes de santé (moustiques, vermines, hépatite..) que provoquent les eaux sales , attelons-nous à valoriser nos maigres richesses plutôt que de dire que les étoiles filantes bombardent les djinns ! Prenons exemple sur le professeur Siqing Xia, professeur d’engineering environnemental à l’Université Tongji à Shanghai. Sur le campus de cette université, ce savant a mis au point une unité de traitement des eaux usées de petite taille de 400 litres par jour. L’eau usée passe à travers une membrane de bioréacteur, ensuite elle est désinfectée pour être utilisée comme « eau grise » dans les toilettes. Le reste est traité par osmose inverse et échange d’ions conduisant à une eau exceptionnellement pure servant aux expériences scientifiques et à l’irrigation des terrains. Cette eau est si pure qu’elle peut être utilisée pour les dialyses et le lavage des circuits électroniques. Siqing Xia a montré au public son unité de démonstration à l’Exposition Mondiale de Shangai de 2010. Selon son inventeur, une unité de traitement de 10 000 litres/jour coûterait moins de 14 000 dollars. Le gouvernement chinois encourage le développement de cette technique dans les zones frappées par la sécheresse et y voit un moyen de combattre la rareté de l’eau dans certaines régions. Il certifie en outre que l’eau produite répond parfaitement aux normes de potabilité officielles. Seul le fossé psychologique fait qu’elle n’est pas encore bue.
Marches pour la science
Quant aux Marches pour la Science, elles trouvent leur origine aux Etats Unis et constituent une protestation contre les affirmations climatosceptiques de Donald Trump face à la flambée du thermomètre, son éloge de l’ignorance(*) et ses attaques dirigées contre les institutions scientifiques et leur personnel. Le Professeur George Q. Daley, doyen de l’Ecole de Médecine de l’Université Harvard, critique les coupes sombres imposées par Trump dans le budget de l’Institut National de Santé (NIH) et qui conduisent «à la dévastation de toutes les recherches biomédicales». Au-delà du cas américain, ces Marches visent à défendre l’indépendance des sciences, objet des furieuses attaques des multinationales et de divers groupes de pression. Les uns et les autres subventionnent des travaux de recherche tendant à relativiser ou à nier les risques que font courir aux consommateurs leurs produits comme on le voit dans des domaines aussi divers que les perturbateurs endocriniens, les pesticides, le tabac, les plastiques, les boissons alcoolisées, le sucre ou les médicaments.
De plus, ces Marches visent les pressions religieuses et politiques qui tendent à remettre en cause certains faits scientifiques comme la sphéricité de la Terre ou la théorie de l’Evolution et autres délires créationnistes. Ces gens ne semblent pas réaliser que l’Inquisition est morte et enterrée ! Il est clair cependant que la vérité scientifique n’a pas de frontières et que si la tendance obscurantiste est globale, il n’en demeure pas moins, comme le prouvent ces Marches, que la résistance de la communauté des scientifiques est elle aussi, globale. Le déni du changement climatique proféré par Trump - prisonnier des multinationales qui ont tant donné pour le faire élire, du capitalisme financier et de son esprit de lucre - ne concerne pas que les Américains. M. Trump est l’homme le plus puissant de la planète. Il inquiète parce qu’il nie la réalité, l’évidence des faits : le dérèglement climatique est là, la vigne et les arbres fruitiers ont amorcé des mouvements vers le nord, en mer, la taille des poissons ne cesse de diminuer. M. Trump nie que les rendements de blé, d’orge et de riz chutent inexorablement. Il inquiète en fait toute la planète car, s’agissant du climat, l’interdépendance généralisée et les risques sont aujourd’hui admis universellement comme l’a prouvé la COP21… dont les accords révulsent l’Administration américaine.
Monsieur Trump devrait réaliser que si cette terre devient inhabitable du fait de la consommation des Occidentaux, il n’existera pas de plan B… car il n’y a pas de planète B. La catastrophe globale - qu’à Dieu ne plaise - frapperait aussi bien le Togolais ou le Béninois que les administrés de M. Trump alors que le Togo et le Bénin ont très peu contribué aux émissions de gaz à effet de serre. M. Trump oublie que le lac Tchad, une ressource vitale pour le Cameroun, le Tchad, le Niger et le Nigéria, a perdu 90% de sa superficie depuis 1963. Cette catastrophe écologique - qui a conduit au déplacement de 3,5 millions de personnes - a été un terrain fertile pour des crises comme l’insurrection de Boko Haram.
La science face aux problèmes de notre pays
Tout ceci prouve que les sciences doivent être remises au cœur du débat public. A voir les multiples manifestations dont notre pays est le théâtre pour diverses raisons - hépatite à Majel Ben Abbès, eau potable dans le Kairouannais et ailleurs, hydrocarbures à Tataouine, montagnes de déchets à travers tout le pays, pollutions industrielles à Sfax, Bizerte, eaux usées dans la banlieue de Monastir… - il est superflu de souligner la nécessité d’un tel débat car laquelle de ces difficultés pourrait se passer de la Science et de la Technologie pour trouver une solution?
En fait, la Science contribue à mieux connaître notre environnement. Mais, dans notre pays, les scientifiques ne sont pas suffisamment mis à contribution ou, pire, sont sciemment ignorés. Sous Bourguiba comme sous Ben Ali, ils troublaient les règles du jeu car ils ne doivent pas leur statut au pouvoir. Dans notre pays, traditionnellement, la science était détenue par les gens de lettres, les juristes, les grammairiens et les théologiens. A la Khaldounia, Abdeljelil Zaouche a essayé d’introduire les sciences dans la culture du Tunisien mais il a été gêné par le colonisateur qui détenait le ministère (on disait direction avant 1956) de l’Education et gardait la haute main sur les applications de la science et sur la technologie. Pour la France, Hubert Védrine relève: «…Depuis le XVIIIème siècle, les sciences et la culture (les humanités) ont été complètement séparées. Les scientifiques ne sont pas devenus incultes, bien au contraire, mais l’ignorance scientifique des littéraires, des juristes, des politiques et même des économistes n’a cessé d’empirer.» (Lire «Le monde au défi», Paris, 2016, Fayard, p. 85-86). Cette constatation peut s’appliquer aussi à notre pays(**).
A qui la faute ? Les manifestants du samedi 22 avril 2016 répondent en substance: « Les scientifiques doivent se lancer dans la politique pour faire entendre leur voix » (Le Monde, 25 avril 2017, p. 20). Car, comme il n’y a pas de planète B, il faut défendre notre environnement des dangereuses lubies de M. Trump et il faut aussi œuvrer pour faire entendre, contre les fanatismes et les promoteurs de l’ignorance, la voix de la Raison. En ayant pour guide Ibn Rochd et al Biruni.
Mohamed Larbi Bouguerra
(*) Donald Trump fait de la pure démagogie quand il affirme: «J’adore les gens peu instruits.» (Le Canard Enchaîné, 16 novembre 2016, p. 3).
(**) Lire Mounir Charfi, «Les ministres de Bourguiba», Imprimerie Tunis Carthage.
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