Mohamed Salah Ben Ammar : Quel(s) chemin(s) vers une couverture sanitaire universelle...effective?
« Le droit à la santé pour chaque être humain » est désormais un droit garanti par l’article 38 de la constitution tunisienne. L’Etat doit en conséquence assurer une réelle couverture sanitaire universelle (CSU) aux citoyens. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Quel chemin reste-t-il à parcourir ? Quelles réformes doivent être engagées pour aboutir de manière progressive à ce que plus de citoyens accèdent à plus de services et des services de santé, meilleurs, tout en favorisant à la fois le pré payement et en réduisant les dépenses directes ?
Les stratégies à adopter doivent nécessairement être éclairées par les données actuelles des comptes de la santé fiables, validés et reproductibles, leur évolution au cours des années récentes et leur comparaison au contexte international est une absolue nécessitée.
Institutionnaliser le processus de production d’informations financières
En 2014 un travail, à la fois synthétique et analytique, réalisé selon les standards internationaux, et notamment ceux de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et coordonné par le pôle de l’économie de la santé mis en place au sein du ministère de la santé a permis de dégager certaines orientations.
Certes la disparité des sources d’information et la non consolidation de certaines d’entre elles sont des facteurs à corriger. En effet, les réformes des ressources informatiques s’imposent dans le cadre d’une stratégie nationale e-Santé qui doit être à mon avis l’urgence absolue au ministère de la santé. Toutefois le travail fait en 2014 reste néanmoins très informatif. L’équipe multisectorielle, coordonnée par Mademoiselle Ines AYADI, qui y a travaillé a mis en place un processus de production d’informations financières fiables et ce malgré les limites évoquées plus haut. L’important est que ce processus soit pérennisé dans le cadre d’un Pôle d’Economie de la Santé qui doit être institutionnalisé au Ministère de la santé.
Part du PIB consacrée à la santé
En 2013, les dépenses totales de la Santé en Tunisie ont doublé par rapport aux chiffres de 2005, totalisant ainsi plus de 5000 Millions de Dinars. Cette somme constitue 7.1% du Produit Intérieur Brut (PIB). Elle est en croissance malgré le ralentissement économique des dernières années. A titre de comparaison, notre pourcentage du PIB consacré à la santé est de presque de 1% supérieur à la moyenne des pays à revenus similaires.
Et au risque de lasser, il ne faut pas omettre de réaffirmer que si la part de 7.1% du PIB consacrée à la santé paraît « honorable », elle cache aussi une anomalie majeure : Plus de 37% des dépenses totales de la santé sont directement supportées par les ménages. Autrement dit, si en 2010 chaque tunisien consacrait de sa poche 144 dinars par an pour sa santé, il en consacre 189 dinars en 2013. Beaucoup trop de dépenses sont encore supportées directement par les ménages. Notre grand défi est, si l’on veut réduire les paiements directs, est d’augmenter à la fois le nombre des services couverts et la proportion des couts couverts ! Ceci n’est possible que si on arrive à faire prendre conscience aux acteurs (corps soignant et citoyens) que contrairement, à une idée répandue, nous n’avons qu’un seul et unique système de santé. Il est notre bien commun. Les frontières érigées ici et là entre les secteurs sont factices. De fait donc, l’impact de certaines pratiques déviantes nuit à tous les tunisiens et c’est tous ensembles que nous devons redresser le système.
L’assurance maladie ne couvre donc que 35% des dépenses totales. 28% des dépenses (restant de 37% ménages + 35% CNAM) sont supportées directement par l’Etat. Incontestablement, nous sommes loin des objectifs de CSU. Mais il y a de bonnes raisons d’espérer, car l’évolution a été positive depuis 2007 c’est à dire après l’émergence de la CNAM. Toutefois la contribution de cet acteur, incontournable dans la mise en place d’une CSU, est à réviser en profondeur.
Les fonds publics, cumulant la contribution de l’Etat et celle de la Caisse Nationale d’Assurance Maladie (CNAM), s’élèvent à 4.4% du PIB, ce chiffre est inférieur à la moyenne de 5% de pays comparables. Une des actions prioritaires serait d’élargir la couverture de l’assurance maladie à plus de citoyens et donc plus d’équité dans l’accès aux soins, mais ceci nécessiterait en même temps impérativement des consensus sur le panier de soins et sur le taux de couverture.
Public-Privé : Des vases communicants et un système public à protéger
Certes donc nous avons un seul et unique système de santé, mais avec des disparités régionales et sectorielles inacceptables. Ainsi les dépenses directes des ménages se font majoritairement vers le secteur privé. Le quart des dépenses totales de santé assurées par l’Etat est consacré au secteur public et couvre principalement les citoyens indigents ou à faibles revenus. Toutefois, avec seulement 20% de la capacité hospitalière nationale, le secteur privé génère 54% des dépenses courantes de santé et mobilise 91% des dépenses directes des ménages et 62% des dépenses de la CNAM. Notons au passage que le système public prend en charge 80% des citoyens tunisiens. C’est un des effets pervers de notre système de couverture mis en place en 2007 qu’il faudra traiter d’urgence.
Les rôles respectifs de l’Etat et de l’assurance maladie doivent être repensés pour une meilleure équité et un meilleur équilibre public-privé. Il revient aux autorités publiques et aux responsables des établissements publics de santé d’assurer un meilleur recouvrement de leurs frais par les caisses d’assurance maladie mais ce n’est pas le seul biais à corriger.
Curatif-Préventif : Un déséquilibre majeur délétère à long terme
Il est en l’état difficile de tracer avec précision les dépenses totales consacrées à la prévention. Mais il est évident que la part de la prévention est le parent pauvre du système, elle ne représente dans les meilleurs des cas de figures que 5% du total des dépenses. Cette situation est totalement paradoxale étant donné la modestie des moyens de notre pays. On ne peut pas se permettre le luxe d’une médecine principalement « curative », basée sur une rétribution à l’acte favorisant les desseins lucratifs. Notez que les pays riches consacrent jusqu’à 30 à 40% de leurs dépenses santé à la prévention. La politique de prévention et les investissements y attenant sont un chantier majeur et une vraie urgence pour le politique. Ce nécessaire rééquilibrage ne peut se réaliser sans une vision politique forte car les professionnels de la santé auront naturellement toujours tendance à orienter le système vers le plus valorisant pour eux dans l’immédiat, c’est à dire vers le curatif.
Les dépenses des produits de la santé à usage humain : Une méthodologie à revoir
Les dépenses directes des ménages se font majoritairement pour couvrir des dépenses de pharmacie et les produits de la santé à usage humain ont représenté 20% des dépenses de l’assurance maladie. Les raisons de ces dérives doivent être comprises pour mieux les contrôler. La politique des produits de santé à usage humain doit être repensée dans le cadre d’une agence nationale indépendante, utilisant les processus modernes de l’évaluation des technologies de la santé et de l’évaluation médico-économique (Health Technology Assesment). L’amélioration des pratiques médicales pour un usage rationnel des produits de santé à usage humain devrait passer par plus de formation mais également une politique effective d’accréditation des pratiques et des praticiens.
Dépenses allouées au développement professionnel et à la recherche en santé.
Ces dépenses ne sont pas visibles nulle part ni dans aucune autre comptabilité publique des établissements de santé. Pourtant, les établissements publics supportent toute la formation « au lit du malade » de toutes les catégories professionnelles de la santé. Presque 40% des travaux de recherche en Tunisie, tous domaines confondus sont effectués dans le secteur de la santé et se déroulent dans les établissements publics de santé. C’est insister, si besoin est, sur l’importance du rôle joué par le secteur public. Evidemment, comment peut-on l’ignorer encore, ces missions essentielles de formations initiale et continue et de recherche, ne vont pas sans un certain cout en ressources humaines et matérielles. Ce vide a fait que ces activités sont aujourd’hui souvent récupérées à des fins de marketing médical, ce qui a entrainé des nuisances non négligeables à notre système de santé. Il faut désormais inventer la traçabilité des dépenses y attenantes pour que ces activités soient orientées vers les besoins réels du citoyen tunisien, pour qu’elles soient de qualité, reconnues et pour qu’elles survivent et se développent en toute transparence.
Mohamed Salah Ben Ammar
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