Revoir l’Histoire ou réinterroger la Mémoire?
L’un des grands défis que la société tunisienne postrévolutionnaire se donne depuis quelques années semble bien être de reconstruire la Mémoire de son Histoire récente, celle qui commence dans les années qui ont précédé l’Indépendance et s’achève au début des années 2000. Dans cette entreprise, le principal obstacle aura été le « pacto de silencio », sorte d’amnésie collective de la transition, qui a retardé l’élaboration de la Mémoire collective, mémoire où ne seraient compris que des événements nationaux que nous n’avons pu connaître alors. Désormais, le travail de récupération est en marche chez les universitaires et chez les historiens professionnels. Jamais le grand public tunisien n’a été informé des progrès de la recherche historique comme il l’est depuis que les journaux, radios et télévisions lui ouvrent des tribunes, accueillent les spécialistes et chargent les professionnels de l’information d’assurer la diffusion. Cette volonté de reconquérir une partie du passé nationale se colore de façon particulière, vu la sensibilité de quelques thèmes. On retrouve là l’importance du lien transgénérationnel mis en avant par Paul Ricœur lorsqu’il revint sur le chapitre que Maurice Halbwachs consacre à la mémoire historique :
« La découverte de ce qui s’appellera mémoire historique consiste en une véritable acculturation à l’extériorité. Cette acculturation est celle d’une familiarisation progressive avec le non familier, avec l’inquiétante étrangeté du passé historique. Cette familiarisation consiste en un parcours initiatique, à travers les cercles concentriques que constituent le noyau familial, les camaraderies, les amitiés, les relations sociales des parents et, plus que tout, la découverte du passé historique par le truchement de la mémoire des ancêtres » .
Par ailleurs, en rappelant que « l’histoire est un arrangement du passé, soumis aux structures sociales, idéologiques, politiques dans lesquelles vivent et travaillent les historiens … et que la mémoire est matière première de l’histoire. Mentale, orale ou écrite, elle est le vivier où puissent les historiens» , le grand historien Jacques Le Goff nous donne les clefs pour comprendre le processus de prise de position de la Mémoire auquel faisait allusion Friedrich Nietzsche lorsqu’il notait « Das Unhistorische und das Historische ist gleichermaassen für die Gesundheit eines Einzelnen, eines Volkes und einer Cultur nöthig » . Néanmoins, la rigueur de l’interrogation et du raisonnement historique supporte malheureusement mal la comparaison avec les libertés intellectuelles qui sont, fort heureusement, l’un des fondements de la création et de l’expression à travers les médias. Pour peu qu’elle soit assénée avec une force qui passe pour certitude, n’importe quelle fable risque ainsi de passer pour vérité historique. Et comme bien l’on pense, l’histoire imaginaire ou imaginée est d’autant plus passionnante qu’elle ne s’étend pas sur ce qui ne le serait pas.
C’est bien pis quand on en vient au témoignage vivant des contemporains, des survivants et des ayant droits. Du protagoniste de l’histoire qui valorise son propre rôle au témoin qui invente un mot ou une anecdote pour ne pas avouer qu’il n’a rien fait ou rien su, la liste serait longue de ces interviews passés en boucle avec un succès plus au moins compréhensible parce que le public a ainsi l’impression d’y avoir été.
J’en finirai avec les risques de confusions en évoquant ceux qui tiennent à l’ignorance des sensibilités d’un autre temps et aux jugements moraux qui en procèdent. Ainsi, traiter des bûchers de la conquête espagnole de Tunis (1535) en termes de Droits de l’homme est un contresens, ce qui n’est pas en vanter l’humanité. Néanmoins, l’histoire contemporaine connaît une difficulté spécifique : la contribution de ceux qui l’ont vécue.
Précieux à tous égards, leurs souvenir d’acteur du passé, ou leur témoignage de spectateurs de ce passé, l’est indiscutablement pour l’historien qui sait devoir critiquer le dire de ceux qui, consciemment ou non, intègrent leur intérêt propre dans le choix de ce qu’ils puissent dans leur mémoire ou dans l’interprétation qu’ils en donnent. L’honnêteté du survivant n’est nullement en cause : les souvenirs se brouillent et se croisent d’eux-mêmes. Ayant le temps de la recherche et de la réflexion, et passablement documenté sur ce sujet, l’historien sait qu’il lui faut confronter les témoignages et les soumettre à la critique. Le public le peut-il ? Il ne le peut guère quand, sur un sujet auquel il n’est pas préparé, il voit ou entend le récit et l’explication de ces invités dont radio et télévision sont friandes, où la veuve parle d’un mari qu’elle a parfois épousé un demi-siècle après ce dont on débat, où le fils ou le petit-fils défend l’honneur ou la réputation du père ou du grand-père plus que la vérité historique, où l’ancien collaborateur à pour souci de se donner un rôle.
Si j’ai évoqué ici quelques-unes des ambiguïtés de l’Histoire, de notre histoire, et sans remonter aux légionnaires romains auxquels nous devons tant, et notamment une civilisation latine florissante, et aux Carthaginois qui étaient les maîtres de la mer, ce n’est pas pour le plaisir du paradoxe. C’est pour dire que la compréhension du temps présent exige une sérieuse connaissance du passé ancien et récent.
Mohamed Arbi Nsiri
Historien
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