Un journaliste israélien juge son pays : Dans ce pays du secret, si vous n’assassinez pas, vous ne comptez pas.
Que serait-il arrivé si quelqu’un avait assassiné un ingénieur travaillant pour Israël Aerospace Industries ou Rafael Advanced Defense Systems* ? Qu’aurait dit alors Israël ? Et quels sont les pays qui tuent si loin de leurs frontières ? L’assassinat de Mohamed Zouari qui a été décrit à tort comme celui du « chef des forces aériennes du Hamas », a été accueilli en Israël, avec des sifflets admiratifs, et seulement avec des sifflets admiratifs, dans la limite de ce qui est permis.
Bien entendu, personne ne sait qui a perpétré cet assassinat ; il pourrait être l’œuvre des escadrons de la mort de la Principauté du Lichtenstein ou des services de renseignement de la République Centrafricaine. Journalistes militaires et analystes répètent à l’envi ce qu’ils sont autorisés à répéter, l’ombre d’un sourire mystérieux planant sur leurs lèvres, et échangent des clins d’œil silencieux avec les présentateurs de news qui pourraient être, eux aussi, dans la confidence.
Faisant allusion à Yossi Cohen (alias « le modèle ») - à la tête du Mossad depuis janvier 2016 - on s’extasie : « Au cours de sa première année, il s’est occupé des changements organisationnels au sein du Mossad ; à présent, le voilà en train de réorganiser le Hamas ». Hourra pour les boutades et les bons mots ! Hourra pour les assassinats.
Dans ce pays du secret, si vous n’assassinez pas, vous ne comptez pas.
Le ministre de la Défense Avigdor Lieberman - qui n’a heureusement pas beaucoup parlé depuis sa nomination - a brisé le silence mardi : « Si quelqu’un est tué en Tunisie, ce n’est apparemment pas un pacifiste ou un candidat au Prix Nobel de la Paix. » Ah ! La proverbiale délicatesse d’esprit de Lieberman !
Une photographie du défunt le montre portant une chemise en tricot à rayures en lambeaux devant un modèle réduit d’avion du type de ceux que montent les enfants et que nous fabriquions en balsa dans les bataillons de jeunes de l’armée de l’air. Ce qui, aux dires des experts, ne diminue en rien les réalisations stratégiques de cet homme…. Pourquoi Israël a-t-il le droit d’avoir un escadron de bombardiers furtifs** alors que l’on interdit aux Palestiniens de posséder une patrouille de drones faits maison ? Cette question est considérée en Israël comme hérétique ou illusoire.
Nous adorons les opérations secrètes. Nous aimons exagérer la puissance de l’ennemi dans notre imagination. Mais, par-dessus tout, nos haïssons poser des questions inutilement. Celui qui a tué Zouari savait ce qu’il faisait. Nous ne devons pas poser des questions à ce sujet. Personne ne sait rien et c’est mieux ainsi.
Dans cette obscurité totale, il est permis de tout faire. Et sous cette couverture opaque, il est normal de faire n’importe quoi. Il suffit que l’homme assassiné « ne soit pas candidat au Prix Nobel de la Paix » pour qu’une sentence de mort soit prononcée à son encontre.
Zouari mettait peut-être en danger la sécurité d’Israël voire son existence même et son exécution était donc nécessaire. Mais il est tout aussi possible que son assassinat - comme bien d’autres meurtres avant lui - n’ait pas été nécessaire et est peut-être même criminel.
En 1988, pas bien loin de là où a été tué Zouari, Israël a assassiné Abou Jihad devant sa femme et ses enfants lors d’une opération portant le nom poétique de « Démonstration de force ». Des années durant, les tueurs - qui appartenaient à l’unité d’élite Sayeret Matkal - s’en sont vanté. Cette exécution a soulevé de nombreuses questions. Abou Jihad aurait pu renforcer la direction palestinienne lors des négociations. Les Israéliens ne pleurent cependant pas sur ce sang versé.
Peut-être qu’il n’y a aucune raison de pleurer sur celui de Zouari. Il n’en demeure pas moins vrai qu’il est impossible d’accepter automatiquement et aveuglément cet assassinat comme légitime ou souhaitable pour Israël. L’énorme admiration qui s’exprime pour ce meurtre encouragera, à coup sûr, la perpétration d’autres actes de ce type. Et à quiconque osant exprimer des doutes, on opposera : « Qu’en savez-vous ? ». A l’abri de ce couvert, il est possible de tout faire.
Personne n’a évalué le coût de tous ces meurtres et de tous ces assassinats perpétrés par Israël. Ils se sont accumulés au cours des ans. Dans les territoires occupés, Israël a assassiné beaucoup plus de gens que nécessaire et il n’avait aucun droit de tuer. Personne ne sait non plus le rôle qu’a joué, dans ces décisions, l’esprit James Bond qui habite tout agent secret.
Par le passé, la Bulgarie était célèbre pour ses espions qui éliminaient les opposants au régime avec des parapluies. Israël n’utilise pas des parapluies contre les opposants à son régime - c’est-à-dire les opposants à l’occupation. Il n’y a aucune gloire à tirer de tels actes.
*Autorité israélienne pour le développement d’armement et de technologie militaire fondée dès 1948 par David ben Gourion pour préparer Israël à la guerre qui allait suivre la proclamation de l’Etat sioniste.
** Il s’agit de 50 bombardiers F-35 américains valant plus de 854 millions de dollars chacun. Israël vient juste de recevoir les deux premiers exemplaires. Ces appareils sont dits « furtifs » car indétectables par les radars ennemis.
Gideon Levy
(Haaretz, 22 décembre 2016)
Traduction de l’anglais et notes de Mohamed Larbi Bouguerra
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