Boujemaa Remili: Que faire face à l’insoutenable difficulté de maitrise des finances publiques
On a la franche impression que souvent, dans le débat concernant la loi de finances 2017 (LF2017), qui tient l’opinion publique en haleine depuis deux mois, on lâche l’essentiel pour des broutilles. Cela serait comme si dans la construction d’un bâtiment on se focalisait sur la ‘finition’ alors quela ‘structure’n’est pas encore en place.
Il nous semble que l’on s’est jeté sur la LF2017 dans les détails de son élaboration et les nuances de sa finalisation sans que les principaux enseignements qualitatifs de l’exécution de la LF2016 ne soient tirés pour que cela serve de base à l’identification en premier lieu des piliers sur lesquels va reposer l’exercice budgétaire pour l’année qui vient.
Toutefois, à propos de l’élaboration de la loi de finances, cela relève du même péché collectif qui affecte l’ensemble de nos actes politiques, sociaux et économiques. Nous avons en effet tendance à nous comporter comme si nous étions en situation ‘normalisée’, avec des partis constitués, un pouvoir et une opposition structurés, des organisations sociales et une société civile stabilisées, des médias professionnalisés, une Administration en pleine possession de ses moyens et un appareil de production de biens et de services stabilisé.
C’est fou la comédie que nous nous jouons tous à nous-mêmes, en faisant semblant de vivre une mature ‘normalité’, à travers notamment certaines joutes parlementaires qui frisent le ridicule alors que nous savons tous dans quelles conditions nous avions élaboré nos listes de futurs députés, en comptant sur une bonne période d’apprentissage collectif d’une démocratie de laquelle on a été pas seulement sevré depuis cinquante-cinq ans, comme nous avons trop souvent tendance à le répéter, mais qu’au fait nous ne l’avons jamais connue auparavant.
Aussi la question primordiale qui se pose actuellement n’est-elle pas tant la confection d’une mouture budgétaire - avec ce qu’elle nécessite comme justifications aussi bien au niveau des ressources que des emplois - que plutôt la vraisemblance des montages de finances publiques que nous sommes appelés à échafauder. L’examen des trois chiffrages relatifs aux ‘prévisions’ de la loi de finances de 2016, les ‘réalisations’ attendues d’ici la fin de la présente année et les ‘perspectives’ retenues pour l’année 2017, laisse perplexe quant à notre capacité nationale de maitriser nos finances publiques, l’instrument stratégique de conduite de toute politique économique.
En effet, pour l’exemple des 2 années 2016 et 2017, les lois de finances sont tellement fuyantes que la question qui se pose en tout premier lieu est celle de la crédibilité des chiffrages. Car nous nous retrouvons en présence d’écarts entre les réalisations de l’année n-1 et ce qui est programmé pour l’année n, ou encore entre ce qui est programmé et qui finit par se réaliserpour la même année n, quisont tout simplement ‘ahurissants’.
Cela n’est pas de l’ordre de 1, 2 ou 3%, en plus ou en moins, comme cela peut arriver, mais ceci peut aller jusqu’à des extrêmes de -44% à +61% en passant d’unerubrique du Budget à une autre ! Avec de tels écarts, la loi de finances, sensée cadrer au plus près l’action de l’Etat et tracer, en raison du poids des finances publiques rapportées au PIB,la direction à donner à l’économie dans son ensemble, la LF donc devient une passoire, un non-cadre, un champ ouvert à tous les possibles et surtout les impossibles.
C’est ainsi que dans le cadre de la LF2016, et sur la based’une réalisation d’entrées fiscales de 18.500 millions de dinars (md) en 2015, il a été programmé un objectif,trop généreux mais on ne sait pas pourquoi, de 20.600 md pour 2016, soit pas moins de 2.100 md de plus,ou encore un saut de + 11,4%, complètement inexplicable lorsque l’on sait que la croissance escomptée était de 2,5% et l’inflation d’au plus de 4%, soit a priori autour de 6,6% d’augmentation pour l’ensemble du budget de l’Etat, à 1 ou 2ou à l’extrême limite 3 points près.
La chute a été dure lorsque les constats réels ont laissé entrevoir des entrées fiscales de seulement 18.800 md pour 2016, c’est-à-dire seulement quelque 300 md, ou encore 1,9%, de plus que 2015 (au lieu des 2100 md et 11,4% escomptés !) et, par rapport à l’objectif, un manque à gagner monumental de 1.800 md, ou encore - 8,7%.
Mais ce taux de diminution moyen concernant l’ensemble des rentrées fiscales,malgré son ampleur, cache des errements faramineux concernant les différentes composantes desdites rentrées, qui laissent perplexe quant à la perte à ce point des moyens de maitrise des finances publiques, un instrument stratégique de pilotage de l’économie nationale.
C’est ainsi que les réalisations ont été inférieures aux prévisions, de 1.025 millions de dinars (- 44%) pour l’impôt sur les sociétés non pétrolières, de 607 md (- 11%) pour la TVA et de 598 md (- 57%) pour l’impôt sur les sociétés pétrolières, alors que la seule surprise positive, mais qui reste quand même de l’ordre de l’imprécision monumentale, est venue du côté de l’impôt sur les revenus non salariaux avec un écart,en mieux, de + 730 md, soit + 61% par rapport à ce qui était prévu.
Les ressources non fiscales ont connu le même sort de l’incertitude exacerbée, même si cela a été plutôt vers le plus que vers le moins, le facteur d’extrême imprécision restant le même, puisque pour une réalisation de 1.673 md pour 2015 la LF2016 a prévu une entrée de fonds de 2.056 md, soit un accroissement substantiel de 23%,alors que la réalité va être bien au-delà, soit une réalisation attendue de 2.560 md, c’est-à-dire un ‘plus’ de 450 md par rapport aux prévisions (+22%) et un écart positif de 833 md par rapport aux réalisations de 2015, soit 50% de plus !
Du côté des ‘Dépenses’, s’il existe également de l’incertitude cela reste de moindre ampleur, l’unique écart significatif et en même temps positif, provenant des dépenses de ‘compensation’, qui ont été de 382 md inférieures à ce qui était prévu, soit - 14,6%, en tant que conséquence d’une évolution des prix du pétrole vers la baisse plus que prévu.
Lorsque de telles variations interviennent au niveau des finances publiques entre prévisions et réalisations, c’est la variable ‘emprunt’ qui est activée en cours de route pour tenter de colmater les brèches et rétablir les équilibres absolument indispensables pour la continuité de l’Etat.
L’endettement public constituant à ce titreune variable ‘résultante’ d’ajustement, qui vienttraiter les aléas intervenant au niveau des recettes et dépenses et aplanir les discordances. Aussi, avant de crier au scandale de l’endettement vaut-il mieux aller voir du côté des facteurs qui provoquent le recours à ce type de mesure, l’objectif du décideur politique étantd’au moins assurer le paiement des salaires des agents et fonctionnaires de l’Etatsinon et en tout état de cause en garantirla solvabilité.
C’est ainsi que,concernant le recours au crédit, les prévisions hyper optimistes qui ont été à la base de l’élaboration de la LF2016 ont programmé un moindre volume de crédit, comparativement à 2015, soit de 6594 md pour 2016 contre 6701 md pour 2015. Alors que le réel, attendu d’ici la fin de 2016, va être une masse globale de crédits de 7.813 md, c’est-à-dire 1.219 md de plus que ce qui était prévu, ou encore + 18,5% !
Aussi et au vu de ce qui précède, le plus important dans le débat actuel concernant la LF2017 devrait-il d’abord de s’attacher à vérifier la vraisemblance des grandes masses de l’équilibre structurel avant toute polémique concernant des thèmes tel que le poids des salaires des fonctionnaires dans le PIB, l’équité fiscale ou les chamailles interminables autour de mesurettes dont les modifications en commission sont présentées par certains comme des ‘victoires historiques’.
Or, nous pouvons affirmer, sans aucun risque de nous tromper, que tabler sur un accroissement de + 2865 md de ressources fiscales par rapport à 2015,soit + 15,2% est,au mieux des considérations, trop optimiste, au pire, plutôt léger.
Doubler, tripler ou même quadrupler pour l’année 2017 le taux d’accroissement des ressources fiscales obtenu entre 2015 et 2016, c’est-à-dire parier sur jusqu’à un taux de 7,6 % de plus, soit le quadruple de ce qui a été réalisé,+ 1,9%, maisla moitié seulement de ce qui est avancé au niveau du projet de la LF2017,soit 15,2% -ce qui correspondrait plutôt à 20.300 md de rentrées fiscales au lieu des 21.700 du projet de LF2017 actuellement en discussion, soit quand même une augmentation de plus de 1.400 md par rapport à ce qui va être réalisé en 2016 -cela peut être crédible,même si cela reste un véritable défi. Prétendre pouvoir aller au-delà c’est risquer non seulement une déception mais surtout persévérer dans la voie de l’extrême mal-maitrise d’un instrument aussi redoutable.
Concernant le défi, envisageable, d’atteindre le niveau de 20.300 md de ressources fiscales à collecter, il va falloir le relever surtout par le biais du recouvrement et pas seulement par la mesure un peu trop facile de faire saigner à blanc le secteur économique structuré et généralement bon payeur de l’impôt, avec un risque sur l’investissement et l’emploi. Tout en sachant que pour le recours à une plus forte dynamisation du recouvrement, quelque soit la volonté et les moyens que l’on va y mettre, ses résultats ne seront pas entièrement au rendez-vous sur le très court terme qui reste dans l’immédiat le plus préoccupant.
Du côté des dépenses,tel que présentées par le projet de LF2017 et concernant l’épineuse question des salaires des agents de l’Etat, il est évident qu’il y a eu une double erreur et du Gouvernement Habib Essid et de l’UGTT, en n’indexant pas l’augmentation sur la croissance du PIB. Pour le Gouvernement il aurait été plus prudent de ne pas prendre des risques et trop s’avancer sur des engagements incertains ; pour la centrale syndicale il aurait été plus avisé de s’assurer à l’avance des capacités de paiement de son partenaire dans cette affaire, à savoir l’Etat.
Aujourd’hui, personne ne peut préjuger des résultats des négociations actuellement en cours. Mais prendre en considération le fait que les lignes de la base économiquedes accords sociaux ont bougé du fait que le niveau de croissance n’ait été que pour 60% de l’objectif fixé (1,5% au lieu de 2,5%), devrait constituer un argument de discussion pour ajuster les accords et ramener le volume de l’ensemble des augmentations prévues pour 2017 de 915 à 550 md.
A ce propos, la négociation entre Gouvernement et UGTT sur le report ou non, ne devrait pas se transformer en discussion de boutiquiers mais traduire dans le fait l’accord de Gouvernement d’union nationale en abordant les ‘politiques’ économiques qui feront qu’il y ait à la fois plus de croissance et d’équité sociale, autour de questions aussi importantes que les dossiers des phosphates, l’énergie, le tourisme, la paix sociale, le pouvoir d’achat, l’emploi ou la sécurité sociale. Le pays n’a pas besoin de marchandages mais d’engagements mutuels socialement et économiquement avantageux et durables.
Quant à la question de l’équité fiscale qui soulève tant de ferveurs, il s’agit d’éviter deux écueils majeurs, le premier est celui du laxisme et de l’impunité, qui pourraient faire croire à certains, qu’ils soient des personnes ou des corporations, qu’ils peuvent se moquer de la tête du monde et échapper au devoir non négociable de la contribution fiscale pour participer aux frais de l’accès à la sécurité, la défense du territoire, les divers services publics et administratifs et l’usage de l’infrastructure de base.
Le deuxième écueil est celui de la ‘persécution fiscale’, dont l’unique résultat est plus de déperdition pour les ressources publiques, plus d’économie souterraine, plus d’aversion vis-à-vis du système bancaire, la plongée dans les bas-fonds ‘intérieurs’ de la fraude et du blanchiment, ou la fuite‘extérieure’ des capitaux et la migration en masse vers les paradis fiscaux.
Ainsi, le plus important à l’heure actuelle consiste dans l’élaboration d’un chiffrage qui réduit un tant soit peu le caractère parfois fantaisiste des documents prévisionnels de finances publiques et qui remet plus de crédibilité dans le système.
Un scénario jouable devrait tendre vers l’objectif de fixer le volume budgétaire global, en ressources et en emplois, à 31.000 millions de D. Les entrées fiscales devraient se situer autour de 20.300 md. Le manqueà gagner provenant aussi bien de la révision à la baisse de l’objectif de rentrées fiscales que de ce qui peut ressortir comme effet ‘masse salariale’provenant du compromis social, devrait tourner autour d’un gap de 1.770 md qu’il s’agirait de combler.
Pour y parvenir il faudrait garder à l’esprit lecélèbre couplet de la chanson de Brel ‘Faut pas jouer aux riches quand on n’a pas le sou’. Il s’agirait dans les faits de s’en tenir aux mécanismes existants d’intervention économique à finalité sociale et reporter les élans généreux pour après, parce que l’on ne peut pas courir trop de lièvres à la fois. Cela concerne la promotion des petits projets (250 md) qui disposent de mécanismes appropriés tel que la BTS,le financement du premier logement (200 md) pour lequel ce ne sont pas les instruments qui manquent ou la décision de créer une simpledoublure au programme existant SIVP (130 md).
La réduction du gap peut également provenir de l’optimisation des dépenses d’investissement de l’équivalent de 235 md, ce qui correspond non seulement à un objectif de plus de vraisemblance mais n’affecterait ce qui a été fixé par le projet de LF2017 que dans une proportion de - 3,8%.
En revanche, l’une des solutions les plus fiscalement productives et immédiatement mobilisableconsisterait à ajouter 2 points de TVA pour la situer juste au minimum des standards mondiaux, avec un effet très marginal sur les ménages à bas revenus largement ‘compensés’ ; cette mesure devrait rapporter quelque 600 md.
Pour boucler le tout, un recours supplémentaire au crédit, par rapport à ce qui a été prévu par le projet de LF 2017, de l’ordre de 350 md, l’équivalent de 140 millions d’Euros, devrait suffire. L’effet sur le taux d’endettement public ou le poids de la dette rapportée au PIB sera presqu’imperceptible, ne faisant passer ce ratio que de 63,7 % prévu par la LF2017 à 64,05%, le déficit budgétaire n’étant pas affecté alors que celui de la balance des paiements pouvant même s’améliorer.
A ce propos faut-il signaler la quasi ‘révolte’ ces derniers jours des chefs d’Etats et de gouvernements européens contre la ‘dictature’ du monétarisme dont le FMI est un fervent adepte et qui sacrifie les peuples au nom de la rigueur économique et financière. Le FMI lui-même vient de reconnaitre dans son dernier rapport l’échec de toutes les politiques pour juguler la crise qui ont été pourtant mises en œuvre avec sa bénédiction.
Le chiffrage que l’on vient d’avancer est un scénario. Il devrait présenter l’intérêt de déconnecter‘stabilisation des comptes publics’ - au moyen notamment du recours à des hypothèses de projection et programmation réalistes - et ‘réformes’, qui demandent des débats préalables,en temps et en approfondissement suffisants, et une adhésion des différents acteurs sur la base de convictions partagées.
Même concernant le souci légitime et responsable de ne pas trop inquiéter nos partenaires internationaux quant à nos fondamentaux et la bonne tenue des indicateurs de base de notre économe dans son rapport de fiabilité avec celles du reste du monde, ce n’est pas le fait qu’elle puisse avoir des indicateurs de déficit ou de dette s’écartant des standards,écarts largement justifiables par la situation exceptionnellement exceptionnelle de la Tunisie qui pourrait produire chez eux le plus de souci, mais ce qui pourrait plus les préoccuper ce serait le caractère un peu trop invraisemblable des chiffrages de nos budgets successifs et la perte de crédibilité qui risque d’en résulter.
Boujemaa Remili
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