Classement DAVOS : La Tunisie en manque d’innovation?
Le tant attendu classement de DAVOS, quel verdict ? Un classement peu reluisant qui vient de tomber avant de la conférence sur les investissements ! Un classementmythique consulté par lesinitiés et les non-initiés, par les investisseurs, les entrepreneurs, les économistes, les politiquesde tout bord ! Et par tous ceux qui s’intéressent un tant soit peu à l’économie et au positionnement compétitif d’un pays dans le monde.
Il est évident que derrière ce classement, se cache une philosophie d’économie libérale et où les pays se livrent au jeu de la concurrence avec un minimum d’intervention et de régulation par l’Etat. De ce fait, si les libéraux essaient de légitimer ce classement et les analyses qui peuvent s’en suivre, les anti-libéraux souvent, remettent en cause ce classement. Toutefois, que l’on, soit d’un côté ou de l’autre, il y a certainement des enseignements à tirer de ce « benchmarking ».
Depuis 2010, l’indice global de compétitivité (Global Competitiveness Index : GCI) qui sert à classer les pays selon leur compétitivité est en chute libre pour la Tunisie. Au-delà du constat qui n’est pas très surprenant, il faudrait surtout déceler les causes, les analyser et entreprendre des actions pour remonter la pente. En effet, avant la révolution, en 2010 – 2011, la Tunisie, occupait la 32ème place à l’échelle mondiale (sur 140 pays classés) avec un score de 4,65, aujourd’hui nous occupons la 95ème place sur 138 pays avec un score de 3,92. Nous avons perdu 63 places ou bien 63 pays nous ont devancés, durant les dernières années de transition. Aujourd’hui par exemple, bien mieux classés que nous, l’Algérie occupe la 87 ème place et le Maroc, la 72 ème place. Par ailleurs, la Turquie a gagné 10 places sur cette même période et le Maroc 3 places. Ce qui reflète bien évidemment la dégradation de la compétitivité de la Tunisie par rapport aux autres pays concurrents de la région.
The Global competitiveness Index Historical database @ 2005/2015 World Economic Forum &the Global Competitiveness Report 2016/2017 World Economic Forum.
Pour comprendre cette dégradation et son origine surtout, il faut savoir comment est construit cet indice global de compétitivité pour pouvoir connaitre la source ou les sources de cette dégradation et l’analyser.
Comment le score est calculé?
Le score est calculé sur la base d’un indice (GCI) dont la construction repose sur 12 piliers regroupés en groupes.
- Le premier groupe englobe ce qu’on appelle les exigences basiques (Basic requirements).
- Le deuxième groupe regroupe les moteurs de croissance (efficiencyinhancers) et
- Le troisième groupe concerne les facteurs de sophistication et les innovations (innovations and sophistication factors).
Ces piliers sont regroupés comme suit:
Source: The Global Competitiveness Report 2016/2017 World Economic Forum
Quels enseignements tirer des scores et des classements ?
Dans les trois groupes celui qui affiche les moins mauvaises performances est le groupe des exigences basiques. Ce groupe est composé de 4 piliers : P1 : le pilier des institutions ; P2 : les infrastructures ; P3 : l’environnement macroéconomique et P4 : santé et enseignement. Ce dernier pilierenregistre une performance relative,bien qu’il soit en recul d’une place par rapport au dernier classement (2016 /2017).
Dans ce premier groupe, les moins bonnes performances sont dues au coût du terrorisme sur les affaires (127/138), à l’insuffisance de l’épargne nationale (109/138) qui est en berne, au poids de la régulation de l’Etat (104/138) ou à la protection de l’Etat de certains secteurs qui ne sont pas soumis à la concurrence et qui sont donc peu performants et l’inefficacité des conseils d’administration des entreprises (101/138). Cette inefficacité des conseils d’administration pose encore une fois le problème de gouvernance des entreprises publiques dont les pertes entrainent celles des banques publiques qui sont en restructuration. Les restructurations des banques publiques seraient vaines, si elles ne sont pas accompagnées d’un assainissement des grandes entreprises publiques puisque les mêmes causes auront tendance à produire les mêmes effets.
Dans ce deuxième groupe relatif au moteur de la croissance, l’efficience du marché du travail (P7) classe la Tunisie à la 133ème place sur les 138 pays classés (133/138). Au sein de ce pilier la Tunisie se classe 132ème au niveau des salaires et productivité, 129ème au niveau de la flexibilité dans la détermination des salaires, et 128ème au niveau de la qualité des relations sociales. Le gap entre productivités et salaires est devenu préoccupant pour le pays et on devrait se poser des questions sur les revendications incessantes du tunisien en termes d’augmentations de salaires non seulement dans un cadre de déficit budgétaire de plus en plus préoccupant mais surtout dans un cadre où la productivité ne suit pas le trend des revendications. Le ratio des femmes par rapport aux hommes dans la force de travail place à la Tunisie à la 127ème position sur 138. Ce chiffre est aussi préoccupant pour la Tunisie qui a misé sur la scolarisation en masse et la scolarisation des filles en particulier. Etant donné les taux de réussite qui sont plus importants pour les filles que pour les garçons surtout au niveau de l’enseignement supérieur, le marché du travail demeure relativement fermé pour les femmes par rapport aux hommes. Dans ce deuxième groupe aussi,l’efficience du marché financier n’est pas en reste,retraçantla performance du système bancaire et financier, la Tunisie se positionne au 127è rang en matière de solidité des banques (par rapport à 131 ème une année auparavant), la concordance des services financiers avec les besoins place la Tunisie à la 109 ème place sur les 138 pays classés et à la 102è place au niveau de la facilité d’accès aux prêts. Malgré, la réforme engagée du secteur bancaire, ce secteur est toujours très peu performant et très vulnérable.
L’efficience du marché des biens classe aussi la Tunisie à la 113ème place par rapport à la 118ème une année auparavant. Les principaux critères qui pèsent négativement sur ce pilier sont le poids des procédures douanières (128/138), le poids des barrières non tarifaires (117/138).
L’enseignement supérieur qui se situe au 5ème pilier place la Tunisie à la 93ème place et les facteurs qui sont à l’origine de cette dégradation relève de la faible formation dans les institutions de l’enseignement supérieur, que ce soit du staff ou des étudiants et les limites d’accès à l’internet de ces institutions.
Facteurs de sophistication et les innovations: maillon faible du classement?
Concernant le troisième groupe de piliers, Le critère de sophistication des affaires met la Tunisie à la 101ème place et dans ce pilier la nature de l’avantage compétitif place la Tunisie à la 123ème place en 2016/2017. Ceci souligne le mauvais choix de spécialisation pour lequel a opté la Tunisie depuis les années 70. Au niveau de la nature des biens exportés, la production industrielle en Tunisie se résume principalement au secteur du textile, à l’assemblage de produits finis et à d’autres activités à basse valeur ajoutée. Même si le secteur des machines et appareils électriques est en train de se développer par rapport au secteur des textiles, les exportations tunisiennes ont toujours été restreintes à un assemblage d’intrants venant de l’Etranger (France, Italie, Allemagne) puis réexportés vers ces mêmes marchés. On peut avoir l’impression que les exportations tunisiennes sont désormais à fort contenu technologique, mais il n’en est rien puisque la valeur ajouté du secteur revient toujours à une activité d’assemblage, sauf que les intrants assemblés sont dès le départ des intrants à plus fort contenu technologique. Ainsi, les exportations tunisiennes se résument en des activités de sous-traitance (travail d’assemblage), alors qu’on devrait chercher à assurer une meilleure insertion dans la chaine de valeurs mondiales. Ces activités sont encouragées par la disponibilité d’une main d’œuvre peu qualifiée mais bon marché, d’un taux de change favorable qui contribue à rendre cette main d’œuvre bon marché, l'utilisation de ressources énergétiques subventionnées et un régime fiscal très avantageux pour l’activité off-shore. Ainsi, la spécialisation pour laquelle la Tunisie a opté ne stimule pas l’innovation. Pour le classement de DAVOS et concernant le pilier des innovations, la Tunisie est classée 104ème et dans ce pilier : la capacité à innover, la qualité des institutions de recherche, les dépenses en R&Det la collaboration entre université-industrie en R&D placent la Tunisie respectivement à la 99ème, 111ème, 109ème et à la 107ème place.C’est pour dire que beaucoup reste à faire dans ce domaine. Les jeunes déplorent un écosystème très peu favorable aux idées innovantes et monter un petit projet ou une Start up relève du parcours de combattant. Outre la difficulté de l’accès au financement, ces jeunes sont mal informés des procédures en général et leur ouverture sur le monde professionnel est très limitée, étant donné la faiblesse de collaboration entre les entreprises et les universités. Le problème n’est pas le manque d’idées innovantes mais le déficit d’accompagnement de ces idées innovantes ainsi que leurs auteurs.
En outre, une collaboration entre université-industrie en R&D, devrait être encouragée en mettant justement en contact les universités et les entreprises pour que la recherche serve à l’entreprise. Par ailleurs, des partenariats devraient être développés entre les entreprises et les universités pour que l’output de l’université soit en phase avec ce que demande le marché du travail. En effet, une des forces du système allemand c’est la formation duale et alternée entre l’entreprise et l’université. De cette façon l’université livrera des diplômés opérationnels et prêts pour le marché de l’emploi et de son côté l’entreprise a tout de suite un profil qu’elle recherche, ayant contribué elle-même à sa formation.
Au total, les mauvaises performances de l’économie tunisienne ont pour origine le terrorisme, la faiblesse de la solidité bancaire et ce malgré les restructurations des banques publiques, le gap entre productivité et les salaires, les lourdeurs administratives et douanières. Ce qui dénote de l’ampleur et de l’importance des réformes (réforme douanière, bancaire, administration, éducation etc…) à entreprendre et à mettre en œuvre pour améliorer l’indicateur global de compétitivité. A notre avis, outre ces insuffisances, le vrai challenge et le défi à relever reste le défi de l’innovation et l’accompagnement des jeunes innovateurs.
Fatma Marrakchi Charfi
Professeur d’Economie
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