Habib Touhami: Le développement régional entre rupture et continuité
Les classes dirigeantes tunisiennes se sont ouvertes depuis le 14 janvier 2011 à un plus grand nombre de citoyens jusque-là exclus des cercles de décision et de pouvoir. Le nombre d’associations a explosé, celui des partis politiques passa de moins d’une dizaine à près de deux cents. La parole a été enfin libérée.
La presse est devenue indépendante ou presque, même si on doit regretter l’aliénation de certaines de ses composantes aux forces de l’argent. Mais rien n’a réellement changé quant à notre façon d’aborder les problèmes majeurs du pays. Sur le plan du développement économique et social comme sur d’autres plans, la continuité l’a emporté sur la rupture.
Les gouvernements successifs constitués après le 14 janvier 2011 ont tous proclamé leur volonté de mettre fin à la marginalisation de certaines régions sans jamais rompre avec un modèle de développement qui a conduit à cette même marginalisation. En effet, l’aggravation des inégalités régionales réside fondamentalement dans une conception erronée du développement économique et social. Cette conception perdure. De plus, le développement des régions en retard requiert que l’on agisse concomitamment et dans le cadre du même plan régional sur trois volets : l’infrastructure de base, la mise à niveau du capital humain, l’implantation de nouvelles activités économiques, dans le secteur secondaire en particulier.
L’Etat tunisien s’est cru quitte en agissant sur le premier volet, accessoirement sur le second et pas du tout sur le troisième. Il délégua au seul Code de l’investissement le soin d’y pourvoir. On sait ce qu’il en est advenu. L’investissement privé, qu’il soit national ou étranger, n’a pas pu ou voulu y satisfaire, et ce, en dépit de tous les aménagements introduits dans ce même code au cours des cinq dernières décennies. Les tendances n’ont jamais été altérées, encore moins inversées. Au final, la Tunisie de 2016 accuse plus de différences régionales qu’en 1956. On peut certes faire ressortir « l’exception » des acquis éducatifs, moins inégaux, mais si on veut aller au-delà de la surface des choses, on constate qu’en 2014 les analphabètes constituent 32,9% de la population âgée de 10 ans et plus dans le gouvernorat de Kairouan, 32,1% à Jendouba, 32% à Kasserine, 31% à Siliana et 29,2% à Sidi Bouzid.
Une colère sourde et inquiétante monte crescendo dans certaines régions du pays. Elle a pour origine l’accumulation des frustrations, l’accroissement des inégalités régionales et de la misère sociale et l’incapacité du pouvoir, de tous les pouvoirs, d’y remédier. Si cette colère n’est pas écoutée avec respect, humilité et lucidité, si elle n’est pas prise au sérieux par le pouvoir et la collectivité nationale dans son ensemble, si on s’obstine à n’y répondre que par des subsides ou des palliatifs, elle se transformera inévitablement en révolte sanglante et dévastatrice dont les conséquences sur l’unité nationale et la paix civile seront plus graves que le terrorisme lui-même.
Habib Touhami
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