Plaidoyer pour une nouvelle politique agricole
L'agriculture joue encore dans notre pays un rôle économique important et constitue une composante majeure du tissu social. Elle intervient par ailleurs, dans les équilibres territoriaux, environnementaux, voire politiques. Cependant, en dépit de ce rôle stratégique proclamé, elle semble aujourd’hui en panne, car les modèles de développement agricole adoptés jusque-là, ont montré leurs limites.
En effet, nous devons plus que jamais résoudre une difficile équation: produire mieux pour assurer la sécurité alimentaire du pays tout en préservant nos ressources naturelles et en garantissant un revenu à nos agriculteurs.
Ainsi, il apparaît urgent de définir un nouveau modèle de développement pour notre agriculture et notre monde rural, répondant aux attentes non seulement des producteurs, mais aussi de l’ensemble des citoyens.
Il conviendra donc ici, d'apporter des éléments de réponse à la question suivante:
Quelle nouvelle politique agricole et quelle(s) agriculture(s) voulons nous pour la Tunisie de demain?
Si la révolution de janvier 2011 a sans doute manqué de lyrisme, les choix politiques et économiques de nos gouvernants actuels manquent cruellement de perspective. Et cela n’est pas de nature à dissiper nos craintes pour l’avenir du pays et des paysans.
Pour nous qui partageons le métier d’agriculteur et la passion de la terre, les ambitions et les attentes sont à la mesure des enjeux; c’est à dire vitaux.
Vivant encore une transition politique, mais aussi économique et sociale, les agriculteurs doivent être mieux écoutés. A cet égard, le Plan de développement économique et social 2016-2020 ne nous semble pas apporter, pour l’économie nationale en général et le secteur agricole, en particulier, une vision stratégique novatrice.
Par ailleurs, la loi de finances 2016 a tout simplement ignoré l’agriculture, au profit d’autres secteurs beaucoup moins résilients. Sinon, comment expliquer que plus de 500 000 agriculteurs, dont la moitié sont des céréaliculteurs, sortant d'années difficiles, n'aient reçu aucun soutien ni encouragement ? Faut-il rappeler le rôle important que joue notre agriculture non seulement dans la sécurisation des approvisionnements, et dans nos échanges commerciaux, mais encore dans le fragile équilibre de nos territoires.
Enfin, la perspective des négociations qui s’ouvrent entre la Tunisie et l’UE dans le cadre de l’ALECA, et qui s'étendront cette fois aux produits agricoles, n’est pas sans risques.
Ces négociations constituent même un motif de légitime d’inquiétude. Cela nous oblige à redéfinir nos choix stratégiques en matière de développement agricole. Au delà de la libéralisation des échanges, nos autorités devraient œuvrer avec l'UE pour instaurer à terme une politique agricole méditerranéenne visant à non seulement renforcer les économies des pays du Sud de la région, mais aussi à préserver une sorte de «label» mediterranéen.
Il est donc plus que jamais urgent de définir, pour les prochaines décennies, les grandes orientations de l’agriculture tunisienne, en lien avec la sécurité alimentaire, le développement rural et la durabilité des ressources et en prenant en compte les effets attendus du changement climatique.
Ces orientations devront aussi contribuer à appuyer la petite agriculture et à réduire la pauvreté des populations rurales, notamment dans les régions qui souffrent d'un retard de développement. L'agriculture est un secteur très important pour la croissance et la stabilité des populations rurales et un moyen de lutte contre le phénomène de migration, aussi bien interne qu'externe. La richesse qui en est issue doit être équitablement partagée en vue d'assurer un développement harmonieux de nos territoires et un cadre de vie décent pour les populations rurales.
Diagnostic du secteur agricole: Déni rural et biais urbain
Un retour rapide sur l'histoire récente de l'agriculture et de sa place dans les stratégies de développement peut constituer un fil conducteur pertinent.
Depuis l'Indépendance, l’agriculture n'a jamais fait l'objet d'une politique «pour elle-même», avec des objectifs spécifiques cherchant à répondre à des questions de développement agricole et rural. Au contraire, les politiques de développement ont assujetti le secteur agricole et par là-même les agriculteurs, au bénéfice d’autres secteurs.
Durant les premières décennies après l'Indépendance, le poids de l'agriculture dans l'économie nationale était évalué par sa contribution au PIB. Pendant cette période l’effet de la conjoncture agricole sur la croissance du PIB était important. La diversification économique entreprise par la suite et la croissance économique plus rapide du PIB non agricole par rapport à la croissance du PIB agricole (près de 5% en terme réel pour le PIB non agricole et proche de 3% pour le PIBA) a eu comme conséquence une baisse structurelle du poids du secteur agricole dans l’économie (30-40 % du PIB dans la décennie suivant l’Indépendance et autour de 8-10% en 2015).
Enfin, comme nous le verrons plus loin, l’absence d’un véritable statut de l’agriculteur, constitue à nos yeux, un véritable déni à la face de ces hommes et de ces femmes qui ne comptent pas leur peine pour garantir la sécurité alimentaire nationale.
D'autre part, l’agriculture tunisienne est depuis longtemps victime de ce que l'on appellera le «biais urbain», c'est à dire la préférence accordée au consommateur aux dépens du producteur. Ceci s’est très vite traduit à travers des instruments de fixation de prix à la production déconnectés de la réalité des coûts de revient. Cette politique qui a été mise en œuvre très tôt après l’Indépendance, pour permettre des salaires bas dans les secteurs industriels et touristiques naissants, tout en préservant le pouvoir d’achat des salariés, a sans doute permis d’assurer une certaine «paix sociale», mais a parallèlement défavorisé les producteurs agricoles.
Malgré cette politique peu favorable au secteur agricole, l'agriculture tunisienne a réalisé un certain nombre de performances dont notamment l'amélioration de la couverture des besoins internes (autosuffisance en lait, viandes, fruits et légumes) et a permis de dégager une part importante de la production pour l'exportation.
Mais, ces performances, qui sont le fait d'une agriculture à dominante familiale (dans sa diversité), n’ont cessé d’être remises en cause depuis la mise en place du Programme d'ajustement structurel en 1986/87. En effet, cette «non-politique» agricole a mis à mal les capacités de résilience de l'agriculture tunisienne en forte difficulté du fait de la détérioration des termes de l'échange, de la volatilité des prix, de la forte pression sur les ressources naturelles et des conditions de l'emploi en dehors de l'agriculture favorisant la pluriactivité. La situation risque même de s'aggraver sous le double effet du changement climatique et de la libéralisation des échanges, avec notamment l'ouverture programmée de nos frontières aux produits agricoles dans le cadre des accords de l’OMC et de l’ALECA avec l’Union Européenne.
Des éléments de diagnostic, souvent très pertinents, ont été établis dans de nombreux documents et études, notamment à la suite de la crise alimentaire et financière de 2008. Mais, aucune réelle correction n'a été apportée quant aux choix à faire en matière de politique agricole.
Si l'agriculture contribue aujourd'hui pour près de 10% au PIB et pour plus de 14% à l'exportation (décennie 2000-2010) et occupe encore près du quart de la population active, elle rencontre de sérieuses contraintes. Il convient d'en rappeler ici les plus importantes.
- Un niveau de productivité relativement faible sur des productions importantes comme les céréales et les olives.
- Une production agricole fortement dépendante des conditions climatiques dont l’aridité sera accentuée par le changement climatique.
- La faible performance de la recherche et l’inadéquation de la formation agronomique par rapport aux besoins du pays.
- L’extension des superficies de certaines cultures sur des sols inaptes ; poussée de l'urbanisation sur les terres agricoles; intensification des techniques de production entraînant une forte pression sur les ressources naturelles (sols et eau) et une dégradation de l'environnement.
- L’augmentation des coûts de production, notamment des prix des intrants et du matériel agricole, entraînant une dégradation du revenu des agriculteurs et une baisse de la compétitivité de nos produits.
- La volatilité des prix et ses conséquences négatives sur l'exportation et l'importation des produits agricoles.
- L’augmentation continue du nombre des ayant-droits agricoles (sont-ils vraiment agriculteurs ?), aggravant la tendance au morcellement.
- Le vieillissement de la population des exploitants et une formation et un recyclage insuffisants.
- Un faible soutien à une agriculture essentiellement familiale de petite taille.
- Un recul des investissements publics en agriculture (pistes rurales, travaux de CES, etc.), en termes de pourcentage des investissements totaux, et une stagnation de l'investissement privé.
- Un très faible accès au crédit et aux assurances, outre l'endettement qui constitue aujourd'hui une véritable contrainte.
- Un faible maillage et un manque d'appui aux organisations professionnelles.
- Des filières insuffisamment structurées et une faible autonomie des organisations des producteurs.
- Les effets perturbateurs du commerce parallèle.
Pour lever ces contraintes, il paraît urgent d'adopter un nouveau modèle de développement de l'agriculture et d'en définir les composantes techniques, économiques et sociales, ainsi que les modes de gouvernance.
L'agriculture facteur d’équilibre territorial et de stabilité sociale
L’accès à la terre
Malgré plus d’un siècle de réformes et une législation récente sur l’immatriculation foncière, l’accès à la terre reste marqué par l’inégalité et l’insécurité. Le dualisme agraire résulte de deux dynamiques: le morcellement des terres et la concentration foncière qui induisent l’augmentation des prix du foncier! L’indivision, l’absence de généralisation du cadastre et la diffusion du faire-valoir indirect avec des baux de très courtes durées alimentent l’insécurité foncière.
Les terres du domaine privé de l’État constituent un patrimoine important, mais restent un problème majeur, dans la mesure où elles n’ont fait l’objet ni d’une véritable évaluation de leurs usages (Agro-Combinats ; SMVDA, etc.) ni d’une planification à moyen et long termes de leur affectation. Avec près de 300.000 ha, elles représentent pourtant une part importante des terres agricoles à haut potentiel.
Enfin, il convient de souligner qu'il existe une discrimination dans l'accès à la terre selon le genre et l'âge qui défavorise les femmes et les jeunes. Par ailleurs, les femmes, qui représentent la majeure partie de la main-d’œuvre agricole saisonnière et qui contribuent non seulement à la création de richesses mais aussi à la réduction de la pauvreté dans les régions rurales, souffrent de l’absence de protection sociale et de couverture contre les accidents du travail.
La répartition des terres entre différents usages
Les superficies des terres cultivées et des forêts sont relativement stables depuis 1960. Mais les terres agricoles subissent de nombreuses dégradations du fait de l'urbanisation, de l'érosion et des mauvaises pratiques agricoles. De plus, des changements notables ont eu lieu au sein des terres agricoles. Les surfaces irriguées ont augmenté pour atteindre 8% des terres cultivées, les terres de jachère ont diminué et les surfaces en arboriculture ont plus que doublé.
Les usages des terres sont très différents selon les régions. Les cultures s’organisent selon un gradient Nord-Sud qui reflète la succession des zones climatiques: cultures irriguées ou pluviales et forêts dans le Nord du pays, pastoralisme et cultures pluviales, notamment l’arboriculture (olivier) dans les plaines centrales et système oasien dans le Sud. Des différences existent également au sein de ces régions. Une partie des terres cultivées pour assurer la sécurité alimentaire du pays est utilisée pour fournir des produits d'exportation faisant de la Tunisie, pourtant peu pourvue en ressources hydraulique, un exportateur d’ «eau virtuelle».
Parallèlement, 27% des terres arables sont cultivées en blé. Mais cela n’empêche pas les importations qui continuent d’augmenter. Pour atteindre l’autosuffisance en blé, il faudrait doubler la superficie ou multiplier les rendements par deux! De fait, avec près de 50% de ses besoins céréaliers importés, la Tunisie est aujourd’hui indirectement importatrice de «terres virtuelles».
La gouvernance de l’agriculture
Malgré les réels progrès techniques réalisés, notre agriculture et nos agriculteurs pâtissent de graves problèmes et plus encore d’un « déficit d’image » hérités d’une certaine conception des priorités économiques des régimes politiques successifs, autant que de la désaffection, sinon d’un mépris des élites dirigeantes qui s’est très peu démenti depuis l’Indépendance. De fait, c’est le secteur où la profession, pourtant nombreuse (près de 500 000 agriculteurs au dernier recensement agricole de 2009), est la plus marginalisée et la moins bien écoutée politiquement.
Le rôle des acteurs
L’agriculture doit être reconnue comme étant une profession à part entière.
D’abord pour sécuriser les producteurs et leur permettre d’accéder aux aides et aux soutiens publics et, ensuite, pour éviter que des intrus ou des producteurs « occasionnels » ne détournent ces mêmes aides à leur avantage de façon indue.
En outre, l’absence d’un statut définissant le métier d’agriculteur est non seulement perçue comme une injustice supplémentaire faite à la profession (statut fiscal, couverture sociale), mais encore comme une cause de mauvais usage des ressources financières allouées aux agriculteurs (crédits, avantages fiscaux ou financiers, intrants subventionnées, etc.).
Pourtant, des agriculteurs tentent de s’organiser en sociétés mutuelles, en groupements de développement ou encore en associations spécialisées (élevage, céréaliculture, gestion des ressources naturelles) pour mieux se prendre en charge et tenter de se réapproprier ce qui leur a été trop longtemps dénié, c’est à dire le droit d’exprimer leurs attentes et de tenter d’y répondre, d’autant que l’État s’est mis dans une perspective de désengagement progressif du soutien à l’agriculture depuis le programme d’ajustement structurel en 1986/87. En effet, l'investissement public en agriculture a baissé de 13% à 10% entre 1997 et 2011.
L’agriculture axée sur les cultures de base et les produits d’exportation traditionnels trouvent de nouveaux débouchés car elle se différencie de plus en plus pour répondre à l’évolution de la demande des consommateurs et aux nouvelles utilisations de ses produits.
La conception qui se dessine d’une agriculture au service du développement redéfinit les rôles des producteurs, du secteur privé et de l’État
- Les agriculteurs et les acteurs privés doivent avoir en charge l’organisation de chaînes de valeur, permettant à la fois une meilleure maîtrise du marché et une meilleure répartition de la valeur ajoutée ;
- L’État doit définir le cadre d’une gestion interprofessionnelle des filières agroalimentaires, arbitrer en cas de crise et réglementer la concurrence. Il peut aussi participer de manière stratégique à des partenariats avec le secteur privé pour promouvoir la structuration des filières et favoriser une plus grande inclusion des petites exploitations familiales, autant que l’amélioration des droits économiques et sociaux d’une main d’œuvre agricole essentiellement
- Contours d’une nouvelle gouvernance agricole
Dans un contexte mondial marqué par la libéralisation des échanges, il est impérieux de repenser la gouvernance de notre agriculture assez obsolète, dispendieuse et peu efficace. De la recherche, à la production, en passant par le financement du secteur agricole, l’appui aux producteurs, la structuration des filières et l’organisation des marchés, tout est à revoir en profondeur, dans le cadre d’une politique agricole ambitieuse mais concertée. C’est la condition pour améliorer les performances de notre production nationale, de préserver notre capital productif et de sécuriser nos approvisionnements.
En somme, la nouvelle gouvernance agricole devrait permettre :
- La pleine expression du pluralisme syndical
- La redéfinition du cadre juridique des organisations de producteurs et le renforcement de leurs capacités
- L'établissement d'un nouveau système statistique collaboratif permettant de mieux structurer la gouvernance du secteur agricole
- La mise en place des cadres de concertation pour définir les politiques agricoles et accompagner le développement sur le terrain: Conseil National de l’Agriculture réformé et Chambres d’agriculture au niveau régional
- L'instauration des structures interprofessionnelles pour gérer des filières agricoles intégrées
- La réforme du Ministère de l’Agriculture, en réduisant le nombre des directions et/ou en en fusionnant certaines et en séparant les activités de production et celles de régulation (comme pour les Offices actuels souvent juges et parties), pour un service public agricole plus efficient.
Le financement de l'agriculture
L'agriculture tunisienne est, globalement, peu soutenue et l'accès au crédit ne touche que 7 % des exploitants et est constitué en majorité de crédits de campagne. De même, la couverture par les assurances agricoles reste faible (8 % des exploitants, représentant cependant 20 % des exploitants possédant plus de 20 ha) et concerne principalement les risques de grêle et des incendies. Ainsi, en plus d'une sensibilisation des agriculteurs pour faire appel au crédit et adhérer aux assurances, le système bancaire devrait s'ouvrir davantage au secteur agricole et les structures mutualistes nécessitent une mise à niveau pour améliorer l'efficacité de leurs interventions. Par ailleurs, une solution courageuse devra être trouvée pour les crédits agricoles impayés, qui alourdissent les bilans des banques et freinent la dynamique productive.
Le soutien du financement et des investissements dans le secteur agricole, en vue d'améliorer la compétitivité de nos produits, est une condition primordiale pour permettre à nos exploitations de se mettre à niveau, dynamiser l'exportation et élargir nos échanges avec notre environnement régional et international.
Les investissements en agriculture restent insuffisants et pratiquement inaccessibles pour les fermes de petite taille. Il est important, d'une part, de soutenir les petites exploitations dont la production est destinée principalement à l'autoconsommation et, d'autre part, d’accompagner celles qui peuvent s’orienter vers le marché. Il faut non seulement encourager et libérer le regroupement de ces exploitations dans des structures coopératives permettant de mutualiser les efforts et de d’augmenter la valeur ajoutée, mais il faut aussi définir un cadre légal pour l’exploitation en commun de terres agricoles menacés de morcellement.
Ainsi donc, le triptyque financement/endettement/assurance devrait être examinée en fonction du système de production, de la zone climatique et de la nature des spéculations, au lieu de l'aborder toujours à travers le critère de la taille de l'exploitation.
Ouverture économique: Risques et opportunités
La Tunisie est en phase de négociation d’un nouvel accord de libre échange avec l’UE (ALECA). Une des caractéristiques importantes de ce type d’accords lors de leur mise en œuvre, c’est qu'ils génèrent des gagnants et des perdants. En général, ce sont les secteurs tournés vers l’exportation qui profitent le plus de l’ouverture aux échanges et les secteurs tournés vers le marché intérieur qui perdent.
Si l’on pense que le secteur agricole peut profiter de la libéralisation des échanges de manière globale, on doit aller plus en détail au niveau des systèmes de production et déterminer les éventuels gagnants ou perdants. Cette analyse est bien sûr une analyse statistique basée sur un certain nombre de variables telles que le niveau de productivité et de compétitivité des exploitations agricoles, le système des prix et des subventions en vigueur, la politique agricole suivie, etc., lors de la période des négociations. Les exploitations agricoles pourraient se transformer pour s’adapter aux conditions de plus en plus exigeantes des marchés et ce au niveau local, régional, national et international. Mais pour cela, elles ont besoin d’être soutenues et accompagnées.
L'ouverture devrait aussi être effectuée de manière graduelle et sous certaines conditions à définir. La finalité de l’ouverture est à terme d’améliorer les conditions de travail et de revenus des agriculteurs et de préserver de manière durable les ressources naturelles.
Le système de connaissances agricoles
Il apparaît évident que les perspectives de croissance de la production agricole continueront à reposer essentiellement sur l'intensification des techniques de culture et sur une meilleure exploitation des ressources naturelles de plus en plus rares (eau) et fragiles (sols). Le système de production et de diffusion de l'innovation technologique, regroupant la recherche, la formation et la vulgarisation, appelé « Système de connaissances agricoles » (SCA), demeure la base pour concrétiser cette orientation. L'investissement dans la recherche et la formation du capital humain reste une priorité pour améliorer l'efficacité de ce système en vue d'apporter des réponses aux attentes du secteur. Cependant, force est de constater que les nombreuses réformes subies par le SCA, dont certaines ont été abandonnées en cours de route, puis reprises sur la base de nouvelles orientations, n'ont pas permis d'améliorer le rendement de l'ensemble de ce système.
Les réformes appliquées au système national de recherche agricole au cours des 25 dernières années ont abouti à sa dispersion et à son affaiblissement. En effet, la Tunisie compte aujourd'hui 14 établissements de recherche (centraux et régionaux), relevant du ministère de l'agriculture, des pôles de recherche-développement peu performants, ainsi que d'un Institut national des grandes cultures. A cet effectif il faut rajouter, la Banque de gènes ainsi que de nombreux laboratoires relevant du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique travaillant sur des problèmes agricoles. Cet ensemble, surdimensionné, formé d'équipes de petite taille n'atteignant pas une masse critique capable de générer des résultats tangibles, se caractérise par une dispersion des efforts, une faible maîtrise de la coordination et de la fixation des priorités et une quasi absence de la pluridisciplinarité.
L'enseignement supérieur agricole, de son côté, est aussi éparpillé et compte 11 établissements délivrant des diplômes redondants. Le contenu des cursus, le plus souvent de type académique, ne répond pas à la formation de profils d'ingénieurs de terrain capables de contribuer efficacement au développement de notre agriculture. La plupart de ces établissements se sont écartés de leur spécificité initiale et ont élargi leurs champs de formation, créant ainsi des doubles emplois.
Quant à la formation professionnelle, elle est assurée par près de 40 centres dont la performance reste, malgré les quelques tentatives de mise à niveau, assez faible en raison du manque de moyens et de leur insuffisante liaison avec la recherche et l'enseignement supérieur agricoles.
Enfin, la vulgarisation de terrain est aujourd'hui quasiment inexistante et souffre d'orientations et de moyens humains et matériels insuffisants. Le retrait progressif vers la fin de la décennie1980, des activités de développement et d'encadrement aux offices et aux groupements interprofessionnels ont fortement affaibli la vulgarisation de terrain. Par ailleurs, les réformes de la vulgarisation au travers de la création de relais publics que sont les Cellules Territoriales de Vulgarisation et les Centres de Rayonnement Agricole aujourd’hui en déclin ; ou les tentatives vite avortées car mal conçues et mal conduites de transfert de cette activité d’abord aux chambres d'agriculture (1988 à 2002), puis à l’unique organisation professionnelles reconnue à cette époque -l’UTAP-(au début des années 2000) n'ont pas donné de bons résultats. De fait, l’agriculteur se trouve aujourd’hui privé de l’encadrement et du conseil qu’il peut légitimement revendiquer et se trouve livré à lui-même ou au mieux aux conseils très orientés des négociants de produits agricoles.
L'IRESA mène depuis trois années une énième réflexion sur la recherche et l'enseignement supérieur agricoles, dont elle assure la coordination. Hélas c’est une réflexion davantage braquée sur la réorganisation des structures que sur la révision du contenu des activités. En outre, la formation professionnelle et la vulgarisation agricoles qui relèvent d’une autre structure -l’AVFA- ne sont pas prises en compte dans cet exercice et continuent à végéter!
Une réflexion plus élargie sur l'ensemble du SCA, associant toutes les parties concernées, notamment les organisations professionnelles, est urgente, afin de fixer, pour une période stable, au moins de deux décennies, une nouvelle réorganisation des structures et des activités avec comme objectif de mettre l'ensemble de ce système au service de la l’adaptation de l'agriculture et du développement du monde rural. Dans cette pré-organisation, une attention particulière doit être accordée au regroupement des structures et à la mutualisation des moyens (au lieu de leur effritement) mais aussi à une meilleure prise en compte des attentes des professionnels agricoles et du monde rural.
La durabilité: une réelle nécessité
Les modèles techniques à proposer dans le cadre de la nouvelle politique agricole doivent plus que jamais permettre de résoudre une difficile équation: produire plus et mieux pour assurer la sécurité alimentaire du pays tout en dégageant une part pour l’exportation, mais produire durablement en préservant les ressources naturelles assez fragiles et garantissant un revenu équitable aux agriculteurs.
Depuis l'Indépendance, les stratégies d'accroissement de la production végétale ont été orientées en priorité vers les zones à potentiel élevé et vers des techniques d'intensification basées sur l'utilisation de matériel végétal à haut rendement, l'irrigation, l'utilisation accrue des intrants et sur l'introduction de races animales, notamment bovines, à potentiel de production élevé, mais peu adaptées et très exigeantes.
En dépit d’une tradition agronomique certaine, la Tunisie a sans doute cédé, depuis les premières années de l’Indépendance, à une vision trop «techniciste» de l’agriculture, fondée sur une mobilisation des ressources naturelles comme un levier inépuisable au service du développement, au risque d’en faire parfois un usage excessif. Il devient donc urgent de revoir nos systèmes de production pour intégrer dans les stratégies agricoles une approche plus horizontale, axée sur les critères de la durabilité, entendue comme la nécessaire conciliation entre la performance écologique, l’efficacité économique et l’équité sociale. Car c’est bien d’un changement de paradigme qu’il s’agit: produire mieux et durablement. Certains s’y sont engagés. Mais les entend-on assez?
Davantage d'attention doit être accordée à l'agriculture pluviale. Les systèmes de culture actuellement pratiqués accordent de moins en moins de respect aux assolements, en pratiquant souvent une monoculture céréalière entraînant une baisse de la fertilité des sols et une pullulation des maladies et des adventices.
Les systèmes de culture en pluvial, qui constituent la plus grande partie des espaces agricoles du pays, doivent recevoir une attention particulière pour mieux les adapter à l'aridité qui va s'accentuer sous les effets attendus du changement climatique. Les techniques permettant une gestion efficiente de l'eau dans le sol et une augmentation de la fertilité des terres, telles que l'agriculture de conservation, ainsi que l'introduction des légumineuses alimentaires et fourragères dans les assolements, sont à encourager.
En effet, Les techniques basées sur une mécanisation importante, l’utilisation systématique des pesticides, la surexploitation des terres, ne nous a pas apporté une réelle autosuffisance dans les productions pourtant déclarées stratégiques, comme les céréales, la viande, et même le lait fortement dépendant des importations de maïs et de soja. Il est donc impérieux de revoir la politique de développement agricole et surtout d’intégrer dans les stratégies de développement une approche plus horizontale, soucieuse des équilibres naturels et axée sur les critères du développement durable.
Mais un autre défi, sans doute bien plus aiguë se pose; celui de la gestion des ressources et principalement de l’eau sous l’effet d’un changement climatique qui se précise. L’eau est rare, en effet. Et ce constat est encore plus vrai dans cette partie du bassin méditerranéen à laquelle nous appartenons.
Si l’effort de mobilisation des ressources hydrauliques qui a atteint plus de 95% est remarquable, celles-ci ne sont pas toutes renouvelables. Le risque de déficit est donc réel, d’autant que la demande est encore en progression et qu’il s’agira très vite d’arbitrer entre les différents usages agricoles, industriels, touristiques et ménagers. Les pouvoirs publics ont adopté jusque-là une politique de gestion de l’offre, ayant pour objectif de satisfaire une demande sans cesse croissante, ce qui entraine souvent un gaspillage et une surexploitation de la ressource, notamment dans les régions du Sud où les réserves sont quasi fossiles.
Pour l’agriculture qui en est le principal utilisateur, l’enjeu est d’améliorer ce qu’il est convenu d’appeler l’efficience de l’eau. L'agriculture irriguée utilise plus de 80 % des ressources en eau mobilisées, constituées pour moitié par les eaux de surface et pour l'autre moitié par des eaux souterraines. Compte tenu de la rareté des ressources en eau, il est important d'adopter plutôt une politique de gestion de la demande, basée sur une utilisation efficiente de l'eau d'irrigation adoptant les techniques d'économie d'eau et favorisant les cultures classées comme stratégiques (céréales pour la consommation humaine) ou celles ayant une forte valeur ajoutée et dont les produits sont en partie exportés (olives, dattes, agrumes, légumes primeurs.etc.).
Il convient de signaler, par ailleurs, qu'il est important de renforcer le contrôle phytosanitaire au niveau de nos frontières pour préserver notre agriculture de l'introduction de nouveaux agents pathogènes et ravageurs dangereux, comme cela a été le cas, ces dernières années, avec l'apparition du feu bactérien, de la Tristeza, du charançon rouge, ou de la mineuse de tomate. Deux maladies très dangereuses qui sévissent dans certains pays voisins constituent une véritable menace pour notre agriculture: la Xylella fastidiosa de l'olivier et le Bayoud du palmier dattier.
Remettre enfin l’agriculture au cœur de nos priorités
Cinq ans après la Révolution, nous n’avons qu’une certitude, celle d’être plus que jamais à la croisée des chemins!
Et la transition qui semble s’installer manque cruellement de mise en perspective des questions économiques et sociales, et plus encore de la question agricole et rurale.
Or voilà précisément que s’ouvrent, en plus, des négociations cruciales, dans le cadre de l’Accord de libre échange complet et approfondi «ALECA» avec l’Union Européenne et qui risquent d’engager l’avenir du pays pour de nombreuses années. Au cœur de ce nouveau round de négociations se trouve la question agricole, jusque là épargnée des accords commerciaux aussi bien bilatéraux que multilatéraux.
Avons-nous pour autant réellement pris la mesure des effets d’une libéralisation rampante et parfois dévastatrice et d’une mondialisation sans régulation efficace? A-t-on tiré les leçons de la crise alimentaire de 2007/2008 qui a probablement précipité la chute de nombreux régimes dans notre région? Car en ne cherchant pas à remédier à l’impact de la hausse des prix des produits de base et qui trouve ses origines dans la dérégulation de l’économie mondiale, on a laissé s’aggraver une dépendance excessive vis-à-vis des importations de produits de consommation courante (céréales, lait, huiles de graines…) Enfin, l’absence d’une politique publique efficace a accentué la paupérisation de nombreuses franges de la population et notamment celles rurales et péri urbaines.
Pour nous agriculteurs, les attentes sont à la mesure des enjeux, c’est-à-dire vitaux. Très simplement, agriculture et ruralité ne doivent plus rimer avec pauvreté!
Dans un contexte mondial marqué par libéralisation des échanges et l’extrême volatilité des prix, il est impérieux de repenser notre modèle de développement agricole, trop dispendieux et pas assez efficace.
De la recherche, à la production, en passant par le financement du secteur agricole, l’appui aux producteurs, la structuration des filières et l’organisation des marchés, tout est à revoir en profondeur, dans le cadre d’une nouvelle politique agricole ambitieuse et concertée. Car, il est vital de stabiliser notre production nationale, de préserver notre capital productif et de sécuriser nos approvisionnements.
Enfin, une évaluation du secteur agricole dans son interdépendance avec la ruralité et l’alimentation, telle que nous l'avons décrite plus haut (cf.paragraphe diagnostic),devrait permettre une meilleure compréhension du rôle fondamental de ce secteur dans la préservation des équilibres socio-économiques, de la sécurité alimentaire et de la souveraineté pays. Cette nouvelle approche conduirait à l’élaboration d’un nouveau contrat social favorable au développement de l’agriculture dans sa multifonctionnalité.
Ce travail est le produit d’un exercice participatif conduit au sein du Synagri et qui a réuni agriculteurs et experts sous la direction du président du syndicat M. Leith Ben Becher
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Bravo Leith et toute l'équipe de recherche pour ce travail scientifique , qui met en relief les vrais problèmes actuels du secteur avec le défi de l'ALECA pour lequel on n'a pas cessé de dire qu'il fallait à tout prix une étude d'impact sectorielle faite par des Tunisiens ,pour pouvoir engager des négociations solides et porteuses d'effets positifs. On y reviendra un jour j'en suis convaincu. Professeur Skander Ounaies