L’Accord de Carthage n’a pas dérogé à l’habitude : L’environnement passe encore à la trappe!
En grande pompe, a été signé, mercredi 13 juillet 2016, l’Accord de Carthage. Dans son 5ème chapitre «Instauration d’une politique particulière aux villes et aux collectivités locales», on ne trouve que des intentions et des termes passe-partout, valises - tel celui de «qualité de vie» que les rédacteurs affectionnent- qui ne sauraient constituer une stratégie ou un programme.
Les rédacteurs de l’Accord semblent avoir estimé que les questions environnementales pouvaient attendre car ils ne se proposent que d’ «encourager la réalisation de projets de traitement et de valorisation des déchets» comme ils ne visent qu’à «inciter les municipalités à appliquer la loi dans le domaine des routes, des constructions anarchiques et dans la préservation de la santé et de l’environnement».(Le Maghreb, 14 juillet 2016, p. 5). Or, la situation exige autre chose que ce traitement soft proche de la novlangue. Et si la question de l’énergie est mentionnée, elle ne l’est que pour répondre, semble-t-il, aux injonctions d’organismes financiers. Aux chantres de la privatisation, rappelons ce mot de Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie: «Laissés à eux-mêmes, les marchés se révèlent souvent incapables de produire des résultats efficaces et souhaitables, et dans ce cas, l’Etat a un rôle à jouer: corriger ces échecs du marché.»
Bien sûr - et l’Accord a bien raison de l’évoquer- la menace terroriste est omniprésente, la corruption fait des ravages, les déséquilibres financiers menacent le pays et le chômage est un fléau qui s’acharne sur nos jeunes. Mais, il n’en demeure pas moins que quasiment tous les indicateurs environnementaux sont au rouge vif…
Faut-il rappeler ici que la crise écologique - certains vont même jusqu’à parler «d’effondrement écologique»- est annoncée depuis longtemps par les penseurs de l’écologie comme Charbonneau, Bookchin, Ellul, Illich entre autres et que même les industriels, les décideurs, les gestionnaires convaincus à travers le monde ont admis sa gravité de cette crise? Il est urgent de répondre aux enjeux écologiques, lesquels, pour certains théoriciens, impactent la question sociale.
Mais, à mille lieues de toute théorisation, la crise de l’eau se manifeste en maints endroits, touche les Tunisiens dans leur chair et leur dignité et menace parfois l’ordre public comme à Menzel Temime, Mateur, Nabeul, Le Kef, M’dilla voire même Sousse, Monastir, Mahdia et Sfax ainsi que l’a annoncé le 24 juillet 2016 le district de la SONEDE de Nabeul (Business News 24 juillet 2016). Pourtant qui ignore que le Tunisien ne dispose que de 470 m3 par an? Où sont les prévisionnistes pour que chaque année, ces dysfonctionnements se répètent avec une régularité de métronome comme pour salir la société nationale?
Pourquoi la corruption l’atteint-elle à propos de ses marchés de produits de traitement de l’eau potable (hypochlorite…) comme le rapporte le Maghreb du 13 juillet 2016 (p. 5)? Par ailleurs, les cas de maladies hydriques - gastroentérite voire fièvre typhoïde (24 cas dans le gouvernorat de Gabès) - sont courants. Le prochain gouvernement d’unité nationale doit prendre à bras le corps la question de l’eau qui a été le détonateur de la guerre civile en Algérie, guerre qui a fait 200 000 morts et devrait entendre la réflexion de Stiglitz. Mais attention ! il n’y a pas que la problématique «eau potable», l’eau, ce sont aussi nos aliments, l’énergie, l’assainissement….
La pollution industrielle accompagne depuis trop longtemps Sfax, Bizerte, le bassin minier, Gabès entre autres, sans que cela interpelle les rédacteurs de l’Accord de Carthage. Vivraient-ils dans un pays fantasmé où la SIAP, la CPG, les ICM, les déchets des huileries, des laiteries, des abattoirs, des poulaillers, des conserveries de tomate… auraient disparu par enchantement? Ailleurs dans le monde, les industriels se plient aux exigences de la loi… sans mettre en danger ni leur existence ni les emplois. Il ne suffit pas d’avoir des codes et des textes: il faut les appliquer et se donner les moyens de les faire respecter. «La vie est liée à celle de la Nature et l’on meurt quand elle meurt» disent les écologistes.
En cette période estivale, nos villes et nos bourgs sont ornés de publicités… vantant les pièges à cafards et nul n’établit de lien entre la pullulation de ces insectes hébergeant des milliers de microbes et les tonnes d’ordures dans nos rues? Où sont donc passés les commissions d’hygiène, de la propreté et de la protection de l’environnement de nos municipalités normalement chapeautées par la DG des collectivités publiques locales du Ministère? Bien sûr, nous avons l’ANPE et l’ANGD mais rien de positif et d’utile ne se fera si les citoyens ne sont pas associés démocratiquement à la résolution de ces problèmes. Au moyen, par exemple, d’assemblées de quartier comme on le voit dans de nombreux pays… jusque et y compris au Vermont de Bernie Sanders (challenger de Mme Clinton) et maire de la ville de Burlington, contraint de renoncer à plusieurs grands projets comme la construction d’une centrale électrique sous la pression des citoyens (Le Monde Diplomatique, juillet 2016, p.3).
Dans quelques villes du sud du pays, les rats sont devenus si nombreux par la grâce du festin que leur offrent nos décharges sauvages et nos poubelles débordantes. Allons-nous attendre qu’ils s’attaquent aux fils du téléphone et aux greniers à blé comme ils l’ont fait en Egypte pour les combattre et gérer correctement nos déchets? Rappelons ici que le Conseil des Ministres égyptien, sous la présidence d’Anouar Sadate, a traité à plusieurs reprises en 1982, du grave problème des rongeurs et une énième campagne nationale supervisée par le Premier Ministre en personne fut lancée le 15 août 1982. Elle coûta 6 millions de livres et nécessita 8000 tonnes de raticides… pour le plus grand plaisir des multinationales de la chimie… car un million de rats passe à six millions d’individus au bout de 21 jours ! Individus devenus souvent résistants à tous les raticides.
La lancinante question de la circulation, des criminels de la route et de la pollution par les particules et l’ozone dans nos villes surchauffées n’a pas retenu non plus l’attention des rédacteurs de l’Accord… Pourtant, la violence sur la route comme ailleurs envers les autres humains ou vis-à-vis de la nature n’est jamais le résultat d’une simple pulsion. On est encore là face à un fait social qui doit être traité sérieusement. En parodiant Adam Smith, pour certains Tunisiens, la voiture c’est à la fois la vanité et le plaisir... avant l’utilitaire ! Mais là encore, l’Accord est muet comme il est aphone sur les nécessaires améliorations des transports publics dont les déficiences coûtent tant à la communauté nationale. Notons cependant que la pollution de l’air tue 3,3 millions de personnes dans le monde (New York Times, 16 septembre 2015).
A l’heure où l’avion solaire Solar Pulse vient d’achever ce mardi 26 juillet 2016 le tour du monde sans avoir utilisé une goutte de carburant fossile, comment ne pas évoquer les énergies renouvelables? Comment ne pas demander au prochain gouvernement de libérer notre agriculture des pesticides toxiques cancérigènes et de parier sur l’agriculture biologique? Au niveau mondial, l’agriculture provoque 664 000 décès, 2ème cause juste derrière le million de morts provoquées par le chauffage et la cuisine au bois et aux biofuels dans les PVD (Max Planck Institute for Chemistry, 2015, Mainz, Allemagne).
Il nous faut réaliser que le changement climatique n’intéresse pas que nos petits enfants: la pollution aux gaz à effet de serre, les cancers dus aux particules fines des voitures, les températures caniculaires prélèvent déjà un lourd tribut. Il faut se rendre à l’évidence. La santé met ainsi un visage sur une menace qui paraissait lointaine.
Dans son livre «Les limites de la croissance revisitées*», le Pr Ugo Bardi (Université de Florence) écrit: «Le réchauffement climatique (la désertification, la montée des eaux, les évènements climatiques extrêmes), l’empoisonnement de la terre, de l’air et de l’eau, la déplétion généralisée (pétrole, minerais), et les interactions entre les trois, sont les nuisances inhérentes à l’expansion du développement non durable: persévérer dans le déni de ce fait primordial, ne pas en tirer les conclusions qui s’imposent, ne pas agir en conséquence, c’est voir immanquablement cette expansion se renforcer et conduire l’humanité à l’abattoir».
Julian Huxley tempère dans «Science et Synthèse» (1967) cette prédication: «Mais je me dois d’insister sur le fait de la crise. Tout savant qui met le nez hors du tranquille abri de sa spécialité ne peut faire autrement que de revêtir le manteau d’Elie. Il prophétise la catastrophe; mais parce qu’il est un savant, la catastrophe qu’il annonce est conditionnelle: elle se produira sauf si l’on fait certaines choses».
«Ces choses», les Tunisiens peuvent les faire… s’ils arrivent à triompher des lobbies et des bureaucrates et si la sensibilisation aux thèmes écologiques devient populaire. Le Président de la République disait lors de la cérémonie solennelle de signature de l’Accord de Carthage que nos concitoyens ont la faculté et la grande capacité de se surpasser dans les moments difficiles pour s’en sortir grâce à leur amour de la patrie et leur sens de l’intérêt suprême de la Tunisie.
Nul doute que ces paroles d’espoir s’appliquent aussi à la crise environnementale que vit le pays.
*En référence au célèbre rapport du Club de Rome de Dennis Meadows: «Limits to growth» (Halte à la croissance) de 1972.
Mohamed Larbi Bouguerra
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