Black Lives Matter*
*"Les vies des Noirs comptent", tel était, parmi beaucoup d’autres slogans, le mot d’ordre le plus martelé, le plus scandé, le plus hurlé lors des massives manifestations organisées jeudi et vendredi derniers partout aux Etats Unis : New York, Los Angeles, Washington, Chicago, Atlanta, Philadelphie, San Francisco, Phoenix, Dallas…
Ces manifestations ont rassemblé des milliers d’Américains descendus dans la rue car indignés par l’assassinat de deux jeunes noirs commis par des policiers :
Mercredi, à Falcon Heights, dans le Minnesota, lors d’un contrôle routier, Philando Castile, employé d'une cantine scolaire de 32 ans, a été touché de plusieurs balles, sous les yeux de sa compagne. Il est mort de ses blessures dans la soirée.
La veille, à Bâton Rouge, en Louisiane, un autre homme noir, Alton Sterling, un vendeur de CD ambulant, âgé de 37 ans et père de cinq enfants a été plaqué au sol par deux policiers et abattu à bout portant.
Ces deux meurtres viennent rallonger la liste des victimes noires de la violence policière qui est déjà très longue puisque d'après un décompte fait par le Washington Post, déjà 123 Afro-Américains ont été tués par la police depuis le début de 2016. Et la discrimination raciale, ce problème majeur de la société américaine de réapparaître alors qu’on la croyait morte et enterrée après la lutte pour les droits civiques des années 50 et 60. En fait, le racisme anti-noirs aux Etats Unis est historique et structurel et il est plus présent que jamais malgré l’élection d’Obama et ses deux mandats.
Menaces sur le corps noir
Cette réalité jadis décrite et dénoncée par James Baldwin et un peu plus tard par Toni Morrisson se trouve aujourd’hui éclairée par Ta-Nehisi Coates : « …en Amérique, la destruction du corps noir est une tradition - un héritage » (p.139) affirme l’auteur dans son livre Between the World and Me qui a obtenu le National Book Award 2015 et dont une traduction en français a été publiée au début de cette année chez Autrement sous le titre de Colère noire*
Dans ce livre de 202 pages, magistralement préfacé par le franco-congolais Alain Mabanckou, l’auteur, journaliste et écrivain américain de quarante ans estimant que « N’importe qui peut faire un enfant, mais pour être père, il faut être un homme » (p.94) décide d’être un homme et s’adresse à son fils, Samori, âgé de de 15 ans : « Mon travail consiste à te transmettre ce que j’ai appris en suivant mon propre chemin, tout en te permettant de suivre le tien. » (p.61)
Et ce qu’il a appris peut se résumer à la déconstruction du fameux Rêve américain. En effet, l’auteur va, en un style percutant et sans détour et grâce à des mots coup de poing, démonter le dit Rêve et montrer ses soubassements et les réalités qu’il voile. « J’ai passé le plus clair de mes études à chercher à identifier la bonne question, celle qui me permettrait de comprendre le gouffre entre le monde et moi» (p.153)
Cette séparation entre le monde et l’auteur, affichée par le titre original anglais, structure tout le livre et annonce d’autres séparations. Et en premier lieu celle entre les Blancs et les Noirs et qui a pour nom racisme « ce besoin d’attribuer des caractéristiques physiques très précises aux individus puis de les humilier, de les asservir et de les détruire » (p.23). Ce racisme qui, malgré Malcolm X, Martin Luther King et Barak Hussein Obama continue d’empoisonner la vie des Afro-Américains « plus exactement, je me suis demandé comment il était possible de vivre libre dans ce corps noir » (p.30), car ces derniers, outre les inégalités et les discriminations de toutes sortes, outre les préjugés, les vexations et les injustices, vivent dans la peur de la police et la hantise de ses bavures mortelles. Et l’auteur de nous expliquer pourquoi « …parmi l’ensemble des corps détruits chaque année, le nombre de corps noirs est bien supérieur, et ceci dans des proportions hallucinantes. » (p.139)
La première cause est historique, l’esclavage, cet héritage national :« N’oublie jamais que nous avons été esclaves dans ce pays plus longtemps que nous n’avons été libres. N’oublie jamais que pendant deux cent cinquante ans les personnes noires naissaient enchaînées – des générations entières, suivies par d’autres générations, n’ont rien connu d’autre que des chaînes » (p.99)
Cet héritage, malgré les réformes, malgré les lois, continue à opérer de façon pernicieuse : « A l’époque de l’esclavage, la loi ne nous protégeait pas. Aujourd’hui – à ton époque -, la loi est devenue une excuse pour pouvoir t’arrêter et te fouiller. » (36) d’où les avertissements et les conseils que ce père inquiet ne cesse de prodiguer à son fils tout le long du livre :« Mais tu es un garçon noir, et tu dois rester responsable de ton corps d’une manière inconnue des autres garçons. En fait, tu dois rester responsable des pires actes commis par d’autres corps noirs qui, d’une façon ou d’une autre, te seront toujours attribués. Et tu dois rester responsable des corps des puissants – le policier qui te frappe avec sa matraque sera prompt à trouver une justification dans le plus ténu de tes mouvements. » (pp.100-101)
La deuxième cause relève du système américain « c’est le système qui fait de ton corps un objet destructible. » (p.36) de telle sorte que la couleur de peau de l’agent importe peu (Irlandais, noir ou latino) et ne diminuera en rien le nombre de victimes noires car l’appareil sécuritaire est à l’image de l’Amérique : « La vérité est que la police est le reflet de l’Amérique, dans tous ses fantasmes et toutes ses peurs… […] Le problème, avec la police, n’est pas qu’elle est constituée de porcs fascistes, mais que notre pays est dirigé par des porcs majoritaires. » (109-110)
Face à ce système et à ses dangers, Ta-Nehisi Coates demande à son fils de ne pas oublier ce que ses ancêtres ont enduré : « Tu ne peux pas oublier tout ce qu’ils nous ont pris et la façon dont ils ont transformé nos corps pour en faire du sucre, du tabac, du coton et de l’or. » (p.101) et ne trouve rien à lui conseiller sinon : « La lutte, c’est vraiment tout ce que j’ai à te proposer, car c’est la seule part du monde que tu peux contrôler. » (143)
Conseil que les jeunes Afro-Américains, en nombre dans les manifestations, semblent adopter. Jeunes Afro-Américains auxquels nous devons un minimum de solidarité en lisant et relisant ce livre qui éclaire leur condition et leur combat.
Ta-Nehisi Coates, Une colère noire, traduit de l'anglais par Thomas Chaumont, préface d'Alain Mabanckou, éd. Autrement, 202 p., 17 €.
Slaheddine Dchicha
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