L'exigence d'un leadership institutionnel pour la réussite de la transition économique
Sur le plan de la transition politique, la Tunisie est en train d'achever l'édifice institutionnel nécessaire au passage à la deuxième république. Sur le plan économique le pays cherche encore ses repères après avoir subi une multitude de chocs exogènes et endogènes: une redynamisation de la sphère économique postrévolutionnaire que je qualifierai de transition économique. Il est attendu que le pays soit prochainement doté d'une vision stratégique en matière de développement économique. L'exécutif tunisien est d'ailleurs en train de préparer le plan de développement 2016-2020.
Les capacités institutionnelles de la mise en œuvre des réformes économiques
Le Conseil des Analyses Economiques de la présidence du gouvernement vient de rendre public "le Programme National des Réformes Majeures (PNRM) 2016–2020"(1) après avoir diffusé en septembre 2015, une première version de la note d'orientation stratégique 2016-2020. Le PNRM identifie cinq piliers de réformes majeures: (i) Renforcement du financement de l’économie ; (ii) Consolidation des équilibres budgétaires ; (iii) Développement des ressources humaines ; (iv) Refonte des filets de la protection sociale; et (v) Renforcement du cadre institutionnel et réglementaire. Il s'attarde également sur l'ingénierie de ces réformes en mettant l'accent sur les conditions d'une mise en œuvre rapide. Parmi les "goulots d’étranglement" potentiels identifiés on trouve:
1) les difficultés de concertation et de coordination entre les différents intervenants de l'économie tunisienne y compris au sein du gouvernement, et 2) l'insuffisante capacité institutionnelle des différents ministères en matière de conception des réformes.
Ce sont clairement parmi les difficultés majeures auxquelles aura à faire face notre transition économique.
L'épineux exercice de la concertation autour des grandes orientations économiques
Les choix stratégiques en matière de développement économique ne peuvent plus être conçus de manière ad-hoc mais font désormais l'objet de débats et de concertation. Or, l'analyse économique est de nature non-consensuelle (contrairement aux sciences exactes) et abrite des courants de pensée pouvant aboutir à des analyses opposées des choix de politiques économiques. On se rappelle bien des polémiques, sur fond de tiraillements politiques, autour de la politique de relance "Go and Stop" qui prônait durant la période 2012-2013 la relance économique à la keynésienne (en creusant dans une première phase les dépenses publiques, et qui ont été malheureusement focalisées sur les dépenses de fonctionnement dû au faible taux d'exécution des investissements publics). Il s'en suit que la qualité des capacités institutionnelles en matière de conception, de coordination et de suivi de la mise en œuvre, conditionnera la réussite de notre transition économique. Nul ne doute à cet égard que le facteur temps est encore une contrainte additionnelle, que viennent de rappeler de manière franche les manifestations sociales de janvier 2016. Ainsi, les débats sur les grandes orientations économiques devront rapidement converger. Dans cette même tribune, j'ai appelé depuis mai 2011(2) à l'élaboration d'un «pacte économique » autour des orientations économiques futures du pays ayant comme objectifs prioritaires : le désenclavement des régions défavorisées et la réduction du chômage. "Un tel pacte n’est pas de nature à harmoniser les programmes économiques des différents partis politiques. Il permettrait plutôt de réunir le maximum d’entre eux autour d’une vision commune de l’économie tunisienne postrévolutionnaire". Or, le débat économique national initié par le gouvernement de Monsieur Mehdi Jomaa en 2014 a montré toute la difficulté de conduire les discussions autour des politiques économiques. Plus récemment, les critiques adressées à la note d'orientation du plan 2016-2020 et les débats politisés autour de l'approche de la conception du plan, confirment que la transition économique sera aussi périlleuse que la transition politique. Les temps ont néanmoins changé et le pays ne pourra plus supporter les tiraillements politisés autour des orientations des réformes économiques. C'est ainsi que l'organisation par l'Association des Economistes Tunisiens (ASECTU) du "Forum du Futur : Quels choix essentiels pour la Tunisie"(3) (les 24-25 février) est une occasion renouvelée pour faciliter la concertation autour des choix économiques fondamentaux. Le dialogue national sur l'emploi coordonné par la présidence du gouvernement et prévu pour début mars est encore une opportunité pour l'émergence d'une vision cohérente et concertée autour des mécanismes économiques de court terme et des réformes de long terme à même de résorber le chômage et de contribuer à l'accumulation du capital humain tunisien. En janvier 2016, l'’Institut Tunisien des Etudes Stratégiques (ITES) avait annoncé le début du chantier de l'élaboration d'une étude prospective sur « La Tunisie dans dix ans». En mars 2015, l'Institut de la Méditerranée a publié "Eléments pour une stratégie de développement économique et social à moyen terme en Tunisie" une étude portant sur la période 2014-2017 et dirigée par le Gouverneur actuel de la Banque Centrale de Tunisie, Professeur Chedly Ayari et Professeur Jean Louis Reiffers.
L'impact et l'implémentation des recommandations de politiques économiques
On se réjouit des initiatives institutionnelles et citoyennes et du foisonnement des idées et des propositions en relation avec le devenir économique du pays. Cette dynamique intellectuelle n'est pas récente et n'a cessé de se manifester, ouvertement et sans tabous, depuis 2011 à travers les conférences, workshops, études, articles, interviews, etc. Mais avons-nous développé les mécanismes institutionnels adéquats nous permettant de tirer profit des multitudes d'études et de recommandations émanant de différents acteurs nationaux et internationaux. La réponse risque d'être infirmative. Personnellement, je constate que des recommandations faites en 2013 dans le cadre d'une stratégie de partenariat entre une institution multilatérale de développement et le Gouvernement tunisien n'ont pas été suffisamment considérées, notamment en matière de développement rural et de création d'opportunités d'emplois. J'avais fait partie de l'équipe des économistes qui a travaillé sur un document stratégique portant sur la période 2013-2015(5) . Plusieurs de nos recommandations (conception d'une approche intégrée et plus active en matière de lutte contre le chômage; créer une commission interministérielle mandatée de la conduite de l'implémentation du programme national en découlant; axer ce programme sur quelques piliers notamment : i) accentuation du rôle de la microfinance dans les régions rurales, ii) création de micro-entreprises dans les zones les plus défavorisées -avec participation publiques initiale- en faveur des jeunes diplômés s'articulant sur un programme adéquat de formation professionnelle; incitations fiscales au secteur privé pour le recrutement et la formation des jeunes, partenariat public-privé en matière de logements sociaux,...)
Plusieurs de ces recommandations ont resurgi après les récentes manifestations sociales; confirmant leur rationalité. Nous ne les avons pas conçus à l'époque derrière nos bureaux, mais étaient le fruit de missions sur terrain et de rencontres avec plusieurs administrations et ministères...Il y a donc un problème de capacité institutionnelle à transformer l'intelligence de l'expertise économique en programmes d'actions et à suivre leur implémentation. C'est justement ce qui a été identifié par le PNRM 2016–2020 comme un des goulots d'étranglements. J'ose dire que c'est ce genre de goulots d'étranglements qui mettent en danger notre tansition économique et fragilise notre stabilité politique.
La fragmentation du paysage institutionnel économique tunisien
Il n'y a pas en Tunisie une institution fédératrice qui assure le leadership institutionnel au niveau national en matière de conception et de suivi de l'implémentation des politiques économiques. En juin 1959, la Tunisie s'est doté du Conseil Economique et Social, un organe constitutionnel à caractère consultatif obligatoire en matière économique et sociale, qui était rattaché au Premier Ministère. Il a été supprimé à la suite de la suspension de la constitution de juin 1959. En 2012, il y a eu la création du Conseil des Analyses Economiques (crée en décembre 2012) pour assurer le rôle de conseiller institutionnel du chef du gouvernement. Le pays est également doté depuis 1993 de l'Institut Tunisien des Etudes Stratégiques, rattaché à la présidence de la république, et dont la mission est la recherche, l'analyse et la prospection des phénomènes (nationaux et internationaux) affectant le processus de développement. D'autres Instituts et centres d'études existent et sont mandatés pour jouer différents rôles (souvent chevauchant) mais non moins importants dans la diffusion des statistiques et la publication des études à l'instar de l'INS, de l'ITCEQ, du CERES, etc. Par ailleurs, nos centres de recherches universitaires en sciences économiques sont sporadiquement consultés pour contribuer à travers leurs chercheurs (à titre individuel dans la plus part des cas) dans l'élaboration d'études.
Conception d'une architecture institutionnelle moderne et efficace
Je pense qu'il est urgent de repenser l'architecture institutionnelle économique du pays et de le doter d'une institution jouant le rôle de leader (que je nommerais le "Think Tank of Tunisia"), de "processeur" (pour emprunter le langage informatique) durant la phase de transition économique et au-delà. Elle catalysera les débats, orientera les études en fonction des priorités, recommandera des plans d'actions interministériels, sollicitera les services administratifs chargés des études des différents administrations et ministères...Bref, elle amènera un minimum de coordination et de synergie dans un paysage très défragmenté comportant une multitude d'instituts, de centres de recherche (publiques et privés) et de laboratoires universitaires... La vivacité institutionnelle est primordiale pour gagner le pari de la transition économique. Nous ne devons pas hésiter à apporter les ajustements nécessaires à nos structures de conseil et de recherche économique. Nous pourrons opter pour la modification des statuts d'une institution existante (telle que l'ITES) ou créer une nouvelle institution sous la double tutelle de la présidence de la république et de la présidence du gouvernement, avec des prérogatives lui permettant d'assurer la coordination et la création de synergie. Autrement dit, il va falloir un coach pour former une excellente équipe à partir des individualités (pour emprunter le langage du football) dont regorge le pays (parmi les résidents et la diaspora) et qui sont malheureusement et dans la plupart des cas ignorées.
Cette architecture permettrait l'ouverture sur divers acteurs: ministères, patronats, syndicats, société civile, institutions multilatérales internationales, etc. Elle saurait faire gagner le pays un temps précieux en faisant converger les différents acteurs vers les solutions les plus optimales possibles. L'institution leader (Think Tank of Tunisia) dotée de mécanismes de gouvernance modernes, s'appuyant sur les compétences tunisiennes, aurait une notoriété et une crédibilité à l'échelle nationale et internationale. Elle pourrait jouer un rôle crucial dans la réussite du processus de transition économique en l'immunisant contre les risques d'instabilité politique. En effet, le remodelage du paysage politique tunisien risque de perdurer encore quelques années avant de se stabiliser.
Par ailleurs, cette institution pourrait être mandatée de veiller à la continuité des choix de politiques économiques, en cohérence avec les plans de développement adoptés par le parlement. Il est aujourd'hui bien connu que, même dans les pays démocratiques les plus avancés, les politiciens n'ont pas suffisamment d'incitations (étant donné les différentes échéances électorales) à mettre en œuvre les réformes nécessaires, même si ces dernières font l'objet d'un consensus en matière de diagnostic et d'analyse économique. C'est le cas en France depuis une vingtaine d'années (comme en témoigne Elie Cohen dans son livre "Crise ou changement de modèle ?"
Expériences internationales
L'institution France Stratégie (avec laquelle l'ITES vient de signer un protocole d'accord) est elle même la descendante du Commissariat Général du Plan (crée en France depuis les années quarante et qui a cédé en 2006 la place au centre d'analyse stratégique).
L'expérience de la Corée du Sud est plus stable en matière de configuration institutionnelle du conseil à la conduite de la politique économique. En effet le pays s'est doté dans les années soixante, d'une architecture cohérente et bien coordonnée formée d'instituts et d'agences gouvernementales. Aujourd'hui, le "Seoul Complex" comporte le Korea Institute of Science and Technology (jouant le rôle de laboratoire de recherche appliquée à l'industrie), le Korea Development Institute ("Think Tank of Korea" governmental associé au conseil de la planification économique) le Korea Advanced Institute of Science, et le Korea Atomic Energy Research Institute(6). Le "Think Tank of Korea" a été crée en 1971 et a joué un rôle fondamental dans la conception des plans de développement et des réformes économiques et institutionnelles du dragon asiatique. La Corée du Sud a su tirer profit de ses meilleurs économistes et experts dont plusieurs avaient de hautes responsabilités à l'échelle internationale avant de retrouver leur pays d'origine.
Saurons-nous s'inspirer de ces expériences ? Pourrons-nous aspirer à un essor institutionnel de ce type ? Pourrons-nous espérer voir les locaux de l'ancien RCD héberger le "Think tank of Tunisia" et les différentes structures susmentionnées (ITES, CAE, ITCEQ, INS, etc.) ?
Mahmoud Sami Nabi
www.msnabi.com
Ecole Polytechnique de Tunisie
(1) http://www.leaders.com.tn/article/19148-taoufik-rajhi
(2) http://www.leaders.com.tn/article/5331-moins-d-ambiguite-plus-d-optimisme-et-de-cohesion-pour-une-reprise-rapide-de-l-economie-tunisienne
(3) http://www.leaders.com.tn/article/19087-mohamed-haddar-et-mustapha-kamel-nabli
(4)http://www.isdb.org/irj/go/km/docs/documents/IDBDevelopments/Internet/English/IDB/CM/Publications/Parnership_Strategies/Tunisia_Final.pdf
(5) La documentation Française, Paris, 2013
(6) Andrea Matles Savada et William Shaw, " South Korea : A Country Study", DIANE Publishing, 1 juil. 1997 - 408 pages.
- Ecrire un commentaire
- Commenter