Habib Karaouli : Où va-t-on ? Ou quand une intellectuelle se fourvoie
Sortie l’on ne sait d’où voilà surgie sous la plume de l’une de nos plus éminentes personnalités culturelles, Madame Olfa Youssef en l’occurrence, la question des binationaux, de leur place dans la société, de leur participation dans le processus de construction politique et de gestion des affaires publiques voire de leur légitimité à y prétendre comme s’il y avait urgence en la demeure pour la poser hic et nunc. Que leur reproche t-on au juste ? D’être issus de couples mixtes ? D’avoir acquis la nationalité d’un pays où ils ont souvent fait leurs études et travaillé ? D’être resté trop longtemps loin de leur pays ? De ne pas assez souffert des affres de l’ancien régime ? D’avoir réussi ailleurs ? Et j’en passe.
Dans ces temps troubles, l’intellectuel a une responsabilité historique démultipliée. Qui plus est quant l’on est de la stature et de l’aura de Madame Olfa Youssef. Il est esclave de ce qu’il dit, de ce qu’il professe. Son propos n’est jamais anodin, d’humeur ou de fureur. Il en sait la portée, les conséquences et les usages que l’on peut en faire. Bien entendu, par définition et par construction aucun sujet ne doit être exclu du champ d’intérêt et d’étude de l’intellectuel. Là n’est pas la question. La question est, doit il le faire de façon péremptoire, définitive et sans appel ou de façon structurée pour favoriser la réflexion et le débat. C’est là toute la question. Est-ce la vocation de l’intellectuel de relayer les procureurs, de caresser dans le sens du poil la vox populi prompte à rejeter et à exclure ce qui ne lui ressemble pas, de crier avec la meute, de faire sienne cette citation de Sully de Morland : »Je suis leur chef, donc je dois les suivre » ?
Est-ce la fonction première d’un intellectuel que de s’interroger sur la légitimité d’une catégorie de la population à participer à la définition du destin national ?
Alors pourquoi catégoriser, morceler davantage une société suffisamment meurtrie ? Pourquoi stigmatiser une frange de la population dont l’attachement au pays ne doit souffrir d’aucune surenchère ? En quoi avance t-on le débat public sur la contribution des uns et des autres à la sortie de crise en voulant en exclure un pan entier qui peut être grandement contributif? En arrivera t-on bientôt à les qualifier de « parti de l’étranger » ?
Ce n’est pas à coups d’anathèmes et d’excommunications mutuelles que l’on avancera. Aujourd’hui, c’est la bi-nationalité. Et demain ? Où mettra t-on le curseur la prochaine fois ? A-t-on idée du potentiel d’enrichissement dont on se prive en rejetant et en stigmatisant les autres sur des bases de lieu de naissance, de nationalité des parents, de religion, d’âge, de sexe voire demain de région ou d’ethnie. Pourquoi veut-on déchoir une catégorie de citoyens de certains droits afférents à leur citoyenneté ?
Doivent ils être soumis à une taxe spéciale comme prix de « tolérance », exclus de concours nationaux, payer leur pain et carburant sans subvention, leurs enfants soumis à numerus clausus dans les écoles, être privé de soldes et autres bonus, … où s’arrêtera t-on ?
Pourquoi veut-on transformer en sujet d’affrontement ce qui devrait être sujet d’enrichissement ?
La Tunisie appartient bien évidemment à ceux qui y sont nés mais elle appartient également et dans les mêmes conditions et sans aucune restriction à ceux qui n’y sont pas nés. Elle appartient à tous ceux qui y vivent, qui y travaillent et surtout à ceux qui consacrent leur vie pour elle. In fine, elle appartient à ceux qui l’aiment et dont ils se sentent aimé [« La patrie est là où l’on nous aime » Mikhaïl Lermontov], qui l’adoptent pour pays, qui partagent ses valeurs, qui se reconnaissent en elle et qui souhaitent en être les citoyens. « Où l’on est bien, là est la patrie » [Aristophane]
Et comme l’a dit un illustre tunisien, premier prix Nobel de médecine en 1928, Charles Nicolle : »(…) Il n’y point de patrie que d’origine, il en est d’adoption. Le savant transporté de son pays dans un autre, emporte avec lui, en lui, ses qualités natives. Il y ajoute celles qu’il emprunte au groupe humain dans lequel les circonstances l’ont implanté. On comprend qu’il aime sa nouvelle patrie. Il n’est jamais étranger à la première. »
A-t-on idée que trois personnalités qui, nonobstant le jugement que l’on puisse porter sur elles individuellement mais dont aucun ne peut nier l’importance, n’auraient jamais pu être président de la république Tunisienne pour causes de dispositions constitutionnelles limitantes. Dilma Roussef, militante intraitable sous la dictature et grande présidente du Brésil –malgré quelques vicissitudes-dont le père est bulgare, Nicolas Sarkozy, président français qui a su, qu’on le veuille ou non bousculer les lignes de clivage politique, dont le père est hongrois et last but not least Barack Obama, qui est au-delà d’être le symbole universel qu’il est en étant le premier président noir des USA, est un grand président américain dont le père est kenyan et dont d’aucuns doutent encore de son lieu de naissance.
Voilà de quoi se prive une société en édictant des règles d’exclusion. Au final, ces dispositions ne font que refléter la fragilité du corps social, le repli sur soi, le rejet des autres, le chant de cygne d’une société qui ne croit plus en sa force, en sa capacité de rester ouverte hormis le fait que ce type d’attitudes sont un déni de la démocratie et une insulte à la capacité de jugement et de discernement des électeurs auxquels l’on se substitue pour décider des critères d’éligibilité comme s’ils étaient incapables de distinguer ceux qui veulent les servir sincèrement et exclusivement de ceux qui veulent les tromper.
L’identité tunisienne n’est pas un stock, c’est un flux. La force du peuple tunisien tient en sa diversité, tient au fait qu’il se soit construit, transformé, composé dans sa diversité enrichie par ses affluents amazighe, africain, phénicien, romain, méditerranéen, arabo-musulman, andalou, ottoman et enfin français. Son identité s’est nourrie et enrichie de son histoire juive, chrétienne (oublie t-on que ce pays a donné à la chrétienté ses deux premiers Pères latins de l’Eglise à savoir Tertullien et Cyprien sans compter Augustin qui y a fait ses études ?) et enfin musulmane avec ce que son islam des lumières a apporté à l’humanité. Tout cela s’est fait dans une illustration assez exceptionnelle dans l’histoire de ce qu’Amine Maalouf définit comme « l’acceptance », concept qui n’a rien à voir bien évidemment avec la tolérance et qui est un statut d’égalité entre tous.
Pourtant la nouvelle constitution ne pose t-elle pas clairement le principe de la condamnation sans réserve de toute discrimination à l’encontre de quiconque, en raison de sa religion, de ses parents, de son sexe, de sa couleur, de ses croyances, de sa culture, de son origine sociale ou régionale, de sa langue, …
Il en est des peuples comme des familles comme des entreprises. C’est la mixité qui en fait la force. S’enfermer, c’est se condamner à dépérir lentement. La principale menace pour un peuple c’est l’endogamie, c’est la consanguinité. C’est ainsi que les peuples perdent en vitalité, en puissance et en renouveau. Gardons nous des amalgames et autres errements. Nous avons su jusque là les éviter.
Habib Karaouli
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Certes les binationaux représentent une richesse, voire un sang nouveau, pour le Pays, mais il faut reconnaitre qu'ils ont la possibilité de se rabattre sur l'autre côté quand cela ne marche pas ou qu'ils ont épuisé leurs cartouches ici.. Je cite le cas d'un Professeur d'Université qui a dispensé des cours ici d'une manière pour le moins désinvolte jusqu'à sa retraite et s'est refait une nouvelle virginité en France.où il est devenu célèbre. La double appartenance lui a certes facilité la tâche.