La léthargie handicapante des musées tunisiens
Depuis1977, le monde entier célèbre, le 18 mai, la Journée internationale des Musées (JIM). La Tunisie, où la création du premier musée, celui de Carthage, remonte à 140 ans, a choisi d’ignorer la Journée, se contentant d’en faire la date à laquelle est clôturé le ’’Mois du Patrimoine’’, célébré, depuis 1992.
Pour l’année 2015, le Conseil international des Musées (ICOM), qui relève de l’UNESCO et dont le Comité tunisien est accaparé par des fonctionnaires de l’Institut national du Patrimoine (INP), a choisi pour thème ’’Musées pour une société durable’’. A quelques jours de la célébration de la JIM, aucune manifestation officielle pertinente n’est annoncée par les institutions en charge du Patrimoine, l’INP et l’Agence de Mise en valeur du Patrimoine et de promotion culturelle (AMVPPC). Le Ministère de la Culture et de la Sauvegarde du Patrimoine, qui a toujours délégué à ces deux établissements la gestion du Patrimoine, ne semble pas avoir voix au chapitre.
Cette indifférence totale est d’autant plus sidérante que, jusqu’à la Révolution du 14 janvier, des réalisations relatives aux musées étaient enregistrées, chaque année ou presque, à l’occasion du ’’Mois du Patrimoine’’. La stupéfaction est particulièrement ressentie cette année, dans un contexte où les atteintes portées au patrimoine, les attentes en matière de développement régional et la stabilisation promise de la vie politique laissaient espérer une meilleure prise en charge du Patrimoine dans laquelle les musées devraient occuper une place de choix.
Déconnexion des musées de leur environnement
Le développement durable, auquel les musées peuvent contribuer efficacement, est à géométrie variable. Considéré avec toutes ses potentialités, il peut créer des richesses infinies, trouvées parfois là où on s’y attendrait le moins.
Prenons un seul exemple, celui du Musée de la Place du Leader, abrité par la maison habitée par le leader Habib Bourguiba lors de son arrestation le 10 avril 1938 et ainsi baptisé pour cette raison. Il a été fermé pendant de longues années pour faire l’objet d’une rénovation ne nécessitant pas, en fait, de grands travaux. Au bout de plusieurs années, le travail a été déclaré presque achevé. Ne restaient à accomplir que quelques tâches minimes. Depuis plus de deux ans, une Conservatrice du Patrimoine a été affectée au musée, ’’presque rénové’’ et toujours fermé au public. Son travail consiste à surveiller les ’’travaux presque finis’’ dans un établissement qui attend … l’inauguration non encore annoncée.
Quelle meilleure occasion que le 18 mai, Journée internationale des Musées pour inaugurer un tel établissement ? La place sur laquelle ouvre l’établissement fait l’objet, depuis plusieurs mois de travaux d’aménagement bien mérités et qui devraient s’achever dans quelques semaines. Si ces travaux avaient été programmés plus tôt, leur achèvement aurait été possible avant le 18 mai. A cette date, une double inauguration aurait eu lieu : celle d’un musée et celle d’une place publique portant la même appellation et tous deux rénovés. La Place du Leader et son musée sont entourés d’innombrables institutions culturelles, éducatives et universitaires : école primaire, établissements d’enseignements supérieur, présidences d’universités, vieille mosquée, bibliothèque de recherche, musée... Imaginons les retombées en matière d’incidence culturelle et de bien-être !
Manque à gagner et mépris des visiteurs dans nos musées
Dans le grand Tunis, comme dans les régions de l’intérieur, les musées existants ou à créer peuvent accroître les revenus des particuliers, des collectivités locales et de l’Etat. Les revenus sont censés provenir des recettes de la billetterie, des ventes de produits dans l’enceinte des musées et des prestations de services tout autour des établissements muséaux.
Pour des raisons qui sont à expliquer aux Tunisiens, plusieurs musées sont dans une situation pour le moins énigmatique. Le musée archéologique de l‘Enfidha a fait l’objet de travaux de rénovation, depuis de longues années. Sa réouverture a été annoncée plus d’une fois puis retardée mystérieusement. Logé dans une église désaffectée, le musée possède notamment une très belle collection de mosaïques chrétiennes d’époques vandale et byzantine qui proviennent essentiellement du site de Henchir Chegarnia (l’antique Uppenna), proche de l’Enfidha et qui est maintenant complètement ravagé. La basilique chrétienne, d’où proviennent ces mosaïques, est le monument antique tunisien qui a bénéficié de l’étude la plus approfondie : 855 pages pleines de science et d’attachement au patrimoine tunisien, signées par le regretté Dominique Raynal qui considérait la Tunisie comme son deuxième pays. Situé sur la route et l’autoroute qui longent le littoral tunisien et non loin des deux grandes zones touristiques d’Hammamet et de Sousse ainsi que du nouvel aéroport international, le musée de l’Enfidha aurait pu être, depuis plusieurs années, l’une des destinations privilégiées des nombreux Tunisiens et touristes étrangers, amis du Patrimoine.
Le musée national du Bardo a connu, il y a quelques années, de grands travaux d’agrandissement et de réaménagement dont le coût a dépassé vingt millions de dinars. Son inauguration, le 25 juillet 2012, ne signifiait pas la fin des travaux qui avaient été engagés. En témoignent encore, entre autres curiosités, les nombreux espaces fermés au public et les statues allongées par terre en plus d’un endroit. Le plan des lieux, mis à la disposition des visiteurs, est illisible ; la signalétique des salles et des objets laisse à désirer…
Dans le budget colossal alloué au projet, il n’y a pas eu de place pour des installations de climatisation qui auraient mis à l’aise les visiteurs. Faute d’avoir prévu ces aménagements, dans une bâtisse truffée de baies vitrées non ouvrables pour des raisons de sécurité, les artisans de la rénovation condamnent les visiteurs et les employés à grelotter l’hiver et à suffoquer l’été. Pour se désaltérer, le visiteur ne peut pas s’adresser à la buvette-restaurant du musée qui n’a jamais ouvert ses portes. Mais doit-on s’étonner de ces anomalies quand on observe l’indigence extrême de la ’’Boutique’’ du musée et qu’on constate l’absence, à l’entrée du bâtiment, de toute plaque signalétique relative à sa vocation muséale ? Seuls les gestionnaires du projet du ‘’Nouveau musée du Bardo’’ pourraient donner à l’opinion publique des explications à ces énigmes. Ils pourraient, par la même occasion, nous prouver qu’il n’y a pas de conflit d’intérêt criard entre leurs anciennes responsabilités de gestionnaires de projet et celles qu’ils assument actuellement en tant qu’exploitants.
L’attentat du Musée du Bardo n’a pas servi de leçon
Le terrible séisme provoqué, le 18 mars dernier, par l’attentat du Musée du Bardo a encore des effets bien néfastes sur l’économie touristique de notre pays. Il a montré aux Tunisiens combien leur patrimoine archéologique était menacé par les ennemis de la culture et de l’identité plurielle de leur pays. S’en est suivie une vague de solidarité internationale qui exprimait à la fois l’opposition au terrorisme et le refus de l’obscurantisme. Plus que les festivités officielles organisées à l’occasion de la réouverture du musée, l’afflux spontané des Tunisiens et des étrangers au musée réouvert montrait un attachement fort, même de la part de ceux qui ne l’avaient jamais visité auparavant.
A lui seul, l’événement du 18 mars, douloureux et lourd de conséquences, invitait les décideurs du Patrimoine tunisien à célébrer, cette année, avec une attention particulière, la Journée internationale des Musées. L’aménagement en cours de certains musées aurait pu être accéléré pour sortir de plus d’une situation scandaleuse ; le démarrage de plusieurs projets programmés depuis longtemps aurait pu être annoncé ; une animation de certains musées aurait pu être conçue ; plus d’un sujet se rapportant aux musées auraient pu faire l’objet de débats sérieux et ouverts à toutes les parties intéressées (la formation en muséologie et en muséographie qui fait cruellement défaut au pays, la coopération réelle entre le ministère de la Culture et celui de l’Enseignement Supérieur, la situation des musées d’art et des traditions populaires, les musées municipaux, les musées privés, les activités pédagogiques dans les musées…).
Prenons l’exemple du gouvernorat de Jendouba dans lequel a été organisée l’ouverture du ’’Mois du Patrimoine’’. L’un des plus beaux musées de la Tunisie s’y trouve. Il s’agit du très original musée de Chemtou trop peu visité. Le mal est multiforme : absence de structures d’hébergement à Jendouba, absence de publicité dans les parcs hôteliers de Aïn Draham et Tabarka… Les ministères de la Culture, du Tourisme et du Développement ont du travail à accomplir. A Bulla Regia, un antiquarium a été inauguré en 1987. Il est vidé et fermé depuis de longues années. Un projet de centre d’interprétation avait été bouclé la veille de la Révolution. Depuis cinq ans, le silence est total. La société civile de la région, consciente des potentialités de son richissime patrimoine, grogne.
La tristesse, en un jour de fête, est doublement affligeante. Celle qui est ressentie par des Tunisiens de plus en plus nombreux, au cours de la Journée internationale des Musée, est particulièrement grande. Elle rappelle les grands maux de notre Patrimoine qui tiennent surtout à sa gouvernance.
Devant l’ineptie grandissante du ’’Mois du patrimoine’’, quelques associations et voix indépendantes s’élèvent pour rappeler les fondamentaux. Mais les Tunisiens doivent-ils désespérer d’une sauvegarde officielle du Patrimoine qui soit dynamique et soucieuse du développement durable ? Les officiels en charge du Patrimoine seraient bien inspirés de répondre à cette interpellation, clairement, simplement, par des actes et non pas par des discours soporifiques qui n’ont d’effet que sur eux-mêmes.
Houcine Jaïdi
Professeur d’histoire ancienne à l’Université de Tunis
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Article édifiant sur la léthargie des pouvoirs publics concernant une question qui est en rapport direct avec le développement régional. Il faut continuer à secouer les responsables en espérant qu'un jour ils se réveillent.