News - 09.04.2015

Saïda Ghariani Maherzi : le périple de Bourguiba au Machrek en 1965 comme je l’ai vécu

Le périple de Bourguiba au Machrek comme je l’ai vécu

Il y a 50 ans, le 9 avril 1965, prenait fin le plus long périple qu'un Chef d'Etat, en l'occurrence Habib Bourguiba,  ait jamais accompli en dehors de son pays : huit semaines. Historique, ce périple l'a été, aussi par les pays visités (huit), répartis sur trois continents (Afrique, Asie et Europe) et les idées (iconoclastes)qui y ont été développées, notamment à Eriha, El Qods et Beyrouth ainsi que la dizaine de tentatives d'assassinat qu'elles lui ont values. Saïda Ghariani Maherzi dont les Tunisiens d'un certain âgese souviennent  encore pour avoir été la productrice et animatrice de l'émission culte de la RTT, "Hissatou El Maraa" faisait partie de la délégation qui accompagnait "le combattant suprême". Elle revient sur les temps  forts de cette tournée peu commune:

Dès le départ, nous savions que le périple ne serait pas serein et que la rencontre entre les deux géants de la politique ne serait pas facile.
L’un (Nasser) avait inventé l’arabisme pour dominer son monde, alors que Bourguiba, son monde à lui se résumait en sa Tunisie, qu’il défendait bec et ongles contre l’hégémonie de son adversaire.

Des mois durant, on a assisté à une campagne ignominieuse de calomnies orchestrée par les médias égyptiens contre le chef de l’Etat, sur laquelle s’étaient greffées des tentatives d’assassinat. Elle ne cessa qu’à la veille de la visite. Bourguiba avait décidé d’exposer lui-même sa vision politique et son message de vérité aux plus hauts responsables d’une dizaine de pays du Moyen-Orient et d’Europe. Ce fut un voyage riche en événements positifs qui sont entrés dans l’histoire. Je souhaiterais y joindre une embellie et mettre en exergue les faits inattendus et les impondérables peu connus, inhérents à la personnalité et au charisme de Bourguiba.

L’accueil au Caire, en ce 16 février 1965, fut très chaleureux. Les égards envers nous extrêmes… mais nous étions sur nos gardes. On avait bien raison. Dans une interview qu’il avait accordée à une revue française Réalités, Nasser déclarait qu’on ne pouvait ignorer les résolutions de l’ONU et qu’il fallait en tenir compte. Prenant connaissance de ce texte, Bourguiba, découvrant que les idées du Raïs rejoignaient les siennes, l’interrogea: «Au cas où j’exposerais mon opinion à ce sujet, votre campagne médiatique contre moi reprendra-t-elle ? Pour toute réponse, Nasser partit d’un éclat de rire retentissant». Les appréhensions de Bourguiba étaient fondées…. Le président n’avait qu’effleurer le sujet, mais une autre affaire allait assombrir la fin de la visite:
la RFA a décidé d’établir des relations diplomatiques avec Israël et de lui fournir une aide financière à titre de dédommagements de guerre. La réaction égyptienne ne s’est pas fait attendre.
Nasser rompt ses relations avec Bonn et appelle les autres pays arabes à suivre son exemple. Bourguiba s’y refuse, «l’Allemagne n’en mourra pas».
Le 22 février, alors que l’avion présidentiel mettait le cap sur Djeddah, 2 Mig de l’armée égyptienne censés nous servir d’escorte d’honneur se sont trop rapprochés de notre avion, provoquant inquiétude et désarroi chez les passagers.

Seul Bourguiba gardait son calme et a tenu à nous rassurer:
«Le Roi Fayçal nous protège, il les a prévenus !». Une longue et fraternelle amitié liait les deux hommes, bien antérieure à l’indépendance. Fayçal était ministre des Affaires étrangères et Bourguiba, un homme seul, en exil, un combattant acharné pour la liberté de son pays, fut reçu avec beaucoup de respect et de considération. Fayçal a tenu à recevoir, en personne, le président à l’aéroport, ce qui constituait une entorse au protocole saoudien.

Notre visite en Arabie Saoudite a été marquée par deux gestes importants : d’abord, face à la Kaaba, le président ordonna que les femmes prient à sa droite et non à l’arrièreplan, sous les yeux médusés de la garde royale ! Deux jours plus tard à Médine, sous les yeux ahuris des gardes saoudiens et des fidèles, des femmes de toutes origines ont pu accéder au sanctuaire qui abrite le tombeau du Prophète aux côtés de Bourguiba et des membres de la délégation. Frôler le tombeau, prier sur ses reliques furent les moments forts, les plus intenses avec la visite de la Kaaba.
Amman, 27 février. Je n’évoquerai pas le discours historique de Jéricho mais les sentiments de révolte et de pitié qui n’ont cessé de nous habiter durant ce séjour en Jordanie.
Le président avait toujours exprimé ses regrets que la lutte pour l’indépendance de la Tunisie n’ait pu être associée à la délivrance du peuple palestinien. Il avait exprimé le souhait de visiter les camps de réfugiés palestiniens dans ce pays…Les années n’ont pu adoucir les souvenirs pénibles de la neksa. Je ne suis pas près d’oublier ces appels déchirants sollicitant l’aide de Bourguiba. «Tu as sauvé ton pays, délivrenous, ya zaïm». Mêlés les uns aux autres, nous n’étions plus qu’un peuple, une mémoire, un seul coeur, et un Bourguiba en larmes. Le message de Jéricho s’était répandu comme une traînée de poudre non seulement dans le monde arabe, mais sur toute la planète. Pendant des mois, ce discours fera la Une de la presse internationale, éclipsant tous les autres sujets de politique étrangère.
Beyrouth, 7 mars. Pour le président, c’est une occasion pour renouer les liens qu’il avait tissés avec les hommes qui l’avaient soutenu et encouragé durant son exil. Mais l’accueil exceptionnel que le Liban avait réservé au président fut entaché d’une tentative de meurtre, en plein centre de Beyrouth. L’individu, arme au poing, fut arrêté de justesse. Seul Le Monde avait réservé quelques lignes à l’incident. L’Irak et la Syrie, qui devaient recevoir le président, se récusèrent, alléguant de leur incapacité à assurer sa sécurité. L’Egypte s’empare du prétexte que lui offre le discours de Jéricho pour déclencher une nouvelle guerre des ondes. Les appels au meurtre contre le «traître» Bourguiba étaient quotidiens. Au Koweït, nous échappons de justesse à un lynchage n’était l’affection profonde qui liait le président à l’Emir Sabah Salem Sabah, un ami des jours difficiles.

En Iran, ce fut le rendez-vous avec l’histoire de ce grand pays des sciences et de la culture, l’empire perse dans sa diversité. Cyrus et Darius nous saluèrent de leur sceptre d’or, Khawarezmi pointa son zéro, et Hafiz nous offrit une rose de son jardin paradisiaque. La Turquie fut l’occasion de rendre hommage à la mémoire de Kemal Atatürk, bien que Bourguiba ne se soit pas privé d’émettre quelques critiques sur son rejet de la civilisation arabo-musulmane. Evoquant la décadence des musulmans et de la religion, il devait déclarer:
«La faute en incombe aux musulmans et non à l’Islam, à ceux qui ont figé les croyances. Or l’Islam vaut par ses hommes». En Yougoslavie, le Maréchal Tito a réservé un accueil grandiose au Combattant suprême. Les deux hommes, qui avaient eu un même parcours, s’admiraient réciproquement. Dernière étape : Athènes.

L’émotion de fouler cette terre célèbre depuis des millénaires. Bourguiba nous semblait aller à la rencontre de toutes les figures éminentes qui ont marqué sa brillante civilisation. Diogène criant ses vérités du fond de son tonneau, Périclès parcourant les rues de son pas martial. Ainsi prit fin, le 9 avril, ce voyage surréaliste, riche en événements, en rebondissements, en traîtrise et en amitié. Il fit un grand bruit à l’époque, et ses échos perdurent jusqu’à aujourd’hui. Ce fut la victoire de la sagesse et du courage émanant d’un grand visionnaire. Son message rejoint celui des grands hommes qui ont tissé l’histoire du monde, y laissant une trace indélébile.

Quelques années plus tard, alors que nous foulions le territoire égyptien et passant devant le siège de la radio, une multitude de souvenirs surgissent : la visite de Bourguiba, ses conseils prémonitoires à Nasser: «Ne vous laissez pas griser», «La guerre contre Israël doit être minutieusement préparée»; les fanfaronnades de Nasser : «S’ils veulent la guerre, ils sont les bienvenus», puis la voix du Raïs cassée par l’émotion, reconnaissant la défaite de l’Egypte.

S.G.M.
(*) Journaliste, ex-directrice des programmes politico-socio-culturels à l’ex-RTT

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4 Commentaires
Les Commentaires
ridha L - 09-04-2015 12:15

Choses Que Les Personnes Fortes Mentalement Ne Font Jamais: - Les personnes fortes mentalement ne vivent pas dans le passé et n'ont pas de regrets. Au lieu de ça, Néanmoins, elles ne s'attardent pas à revivre sans cesse leurs anciennes expériences ou à fantasmer sur leurs heures de gloire. À la place, elles préfèrent vivre dans le présent et planifier pour le futur. - Elles ne craignent pas les changements - Elles ne cherchent pas à plaire à tout le monde - Elles ne répètent pas sans cesse les mêmes erreurs

T.B. - 09-04-2015 12:47

Nous devrions oublier et depasser ce temps plein de conflits et de querelles de toutes sortes, entre des leaders qui n´en aboutit á rien. Je rappelle que le nationalisme arabe á inventé par des chrétiens arabes, surtout Michel Aflak dont le nom est lié au movement dés le début (en 1936) jusqu´aprés Nasser. Les raisons ne sont pas plus volontaristes et arbitraires que d´autres mouvements comme l´Islamisme. Nous devrions laisser aux historiens de faire ce travail.La polémique engendre d´autres. Sommes-nous entrés dans l´ère de la démocratie? il ya beaucoup á faire dans ce domaine pour ne pas oublier le present.

Sarra - 09-04-2015 19:37

Quoiqu'on puisse dire , cette tournée historique il y en a eu un avant et un après. Bourguiba n'est plus le même .Il n'est plus le leader qu'on connait et il entame une déchéance prématurée qui aura duré plus de vingt ans ponctuée de longues périodes de dépression. Cette séquence aurait-elle eu des répercussions sur le mental du ZAIM qui, emballé par ses performances nationales, aspirait à une dimension arabe qui lui échappe? Les psychiatres qui l'ont traité ont certainement leur idée qu'il se doivent de partager pour l'histoire.

Moncef - 10-04-2015 08:11

Je voudrais rendre hommage à Madame Saïda El Meherzi, l'animatrice célèbre de "Hissatou el mar'a" que j'avais beaucoup apprécié au cours des années d'après l'indépendance de notre pays.

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