Opinions - 08.08.2014

Les deux Tunisie sous l'angle des inégalités de revenu

Le terme quelque peu violent que j’ai utilisé à propos «des deux Tunisie qui ne se rejoignent que pour compter les morts» l’a été à dessein. La ligne de démarcation qui sépare, sur le plan du développement socioéconomique, le littoral tunisien des régions de l’intérieur et du sud se double en fait d’une ligne démarcation éducative et culturelle, autrement plus redoutable pour la paix civile et l’unité nationale.

C’est  cette ligne qui est la plus inquiétante dans les circonstances actuelles, et elle l’est d’autant plus que le rattrapage socioéconomique, s’il devait être initié avec volontarisme, a un rythme relativement moins lent que le rattrapage culturel et éducatif. Il s’agit ici d’éclairer ce décalage par le biais nécessairement incomplet et déformant de quelques données statistiques disponibles. Auparavant, il faut tordre le cou, une fois pour toutes, à une certaine légende selon laquelle la société tunisienne est moins marquée par les inégalités de revenu que les sociétés arabes ou du même niveau de développement.

Il n’existe pas d’outil de mesure objective des inégalités. Néanmoins, l’indice de Gini constitue un outil globalement acceptable. Cet indice compare la répartition des revenus (ou de la consommation) à une situation d’égalité parfaite. Plus il est proche de zéro, plus on s’approche de l’égalité. Plus il est proche de un, plus on est proche de l’inégalité totale.  Il se situe actuellement à 0,398 en Tunisie; à 0,353 en Algérie; à 0,395 au Maroc; à  0,344 en Egypte et 0,354 en Jordanie. L’indice tunisien se situe loin par rapport à celui de l’Afrique du Sud (0,631) ou le Brésil (0,519), pays réputés inégalitaires. Mais il se situe loin aussi par rapport à celui du Danemark (0,247) ou de la Suède (0,260), pays réputés égalitaires. Des sociétés arabes, réputées plus fragmentées que la nôtre, sont en fait au même niveau inégalitaire que la société tunisienne.

Le rapport interdécile apporte pour sa part des indications précieuses sur les écarts de consommation. Celui-ci est le rapport entre le neuvième décile (niveau de vie qui sépare les 90 % qui touchent le moins des 10 % qui touchent le plus) et le premier décile (niveau de vie qui sépare les 10 % les plus pauvres des 90 % restants). L’écart est de 3553,5 dinars selon l’enquête de consommation de l’INS de 2010 (différence entre 4171 dinars pour le neuvième décile et 627,5 dinars pour le premier). Sur le plan régional, les dépenses de consommation par personne et par an se situent à 3498 dinars dans le Grand Tunis, à 3081 dinars dans la région du Centre Est (Sahel traditionnel + Sfax), à 2464 dinars dans la région du Sud Est (Gabès, Mednine et Tataouine) et à 2241 dinars dans la région du Nord-Est (Nabeul, Bizerte et Zaghouan), contre 1622 dinars dans la région du Centre Ouest (Sidi Bouzid, Kasserine et Kairouan), 1754 dinars dans la région du Nord-Ouest, 2064 dinars dans la région du Sud-Ouest (Gafsa, Tozeur et Kébili), la moyenne nationale se situant à 2601 dinars.

Deux types de consommation sont significatifs de la division du pays en deux entités socioculturelles «divergentes».

Les dépenses moyennes par personne et par an en cours particuliers et de rattrapage scolaire se situent à 26 dinars dans le Grand Tunis (23 dinars dans le Centre Est) contre à peine 4 dinars dans le Centre Ouest. Le rapport de 1 à un peu plus de 2 qui existe entre le Grand Tunis et la région du Centre Ouest en matière de dépenses globales de consommation passe de 1 à plus de 6 pour ce qui est des dépenses en cours particuliers et de rattrapage scolaire. Or ces cours particuliers ont des conséquences directes sur les résultats au Bac et par suite sur l’orientation universitaire et le  niveau de chômage des diplômés du supérieur par CSP et région.     

Les dépenses moyennes par personne et par an en loisirs et culture se situent à 53,3 dinars dans le Grand Tunis  contre 12,6 dinars dans le Centre Ouest, soit le niveau le plus bas de toutes les régions, loin derrière la moyenne nationale (35,5 dinars). On repasse donc d’un rapport de 1 à un peu plus de 2 en matière de dépenses globales à un rapport de 1 à près de 4,5 en matière de dépenses de culture et de loisirs.

Ces données sont édifiantes même si elles restent fragmentaires et contestables sur le plan méthodologique. Au surplus, il existe dans la même région et dans la même agglomération des écarts de revenu et de consommation bien plus importants que ceux relevés entre régions. Malheureusement, ces écarts sont difficilement mesurables pour l’instant quoique les niveaux de consommation par CSP du chef de ménage leur apportent des indications indirectes, mais incontestables.

Ce qu’il faut retenir de cette brève digression est clair et  inquiétant à la fois: plus encore que le retard économique et d’infrastructure, l’ouest et le centre du pays, accusent un retard plus grand encore en matière culturelle et éducative, et par là même un retard dans l’évolution des structures mentales et des comportements sociaux. C’est ainsi que le terrorisme qui se nourrit de la misère matérielle a trouvé dans la misère culturelle caractérisant ces régions un terrain propice à son éclosion. Dès lors, la lutte armée contre le terrorisme doit s’accompagner par une politique socioéconomique et éducative spécifique en faveur de certaines régions. 

Habib Touhami

Tags : Tunisie  
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8 Commentaires
Les Commentaires
farhat - 08-08-2014 18:56

Une methodologie et des unites de mesure qui ne veulent rien dire.Remarques et questions: -Si le terrorisme se nourrit de la misere, pourquoi ne puise-t-il que dans les viviers arabo-musulmans,pourvoyeurs les plus importants depuis beaucoup d annees ?Alors que la misere est tellement plus criante ailleurs -Si le terrorisme prend ses racines dans le sous-developpement educatif et culturel,pourquoi ses chefs sont-ils des medecins et des ingenieurs. pour ne pas parler des " savants/oulemas" C est joli de tout mettre en formules et equations pour.pouvoir faire des comparaisons faciles mais les realites et les faits sont beaucoup plus tetus.

T.B. - 08-08-2014 20:32

Vous avez raison de soulever cette question de l´inégalité, elle est tellement actuelle qu´un économiste francais qui s´appelle "piketty" lui a consacré un gros livre. je n´en ai lu que peu mais il parait qu´il dit déjà que l´inégalité va en s´élargissant. C´est aussi mon impression. Seulement on dispose de statistiques sur plusieurs années en Europe. Mon idé est que l´ínégalité est passé de (1 á 4 á 1 á 8) c´est á dire que sur un 15-20 ans les revenus les plus bas n´ont pas augmenté alors que les revenus les plus élevés ont doublé. Pour les revenus les plus bas il y a eu une regularisation de l´inflation. C´est pourquoi je me demande est-ce que l´inégalité a augmantée par rapporte au passé ou elle est stable en Tunisie. En Europe elle augmente est il parait que Marx a raison que le capital augmente tout le temps si rien ne l´arrête. Pour revenir aux statistiques sur l´inégalité en Tunisie ca dément ce qu´on dit sur l´avance de la Tunisie sur les autres pays arabes, mais vous l´avez dit .

el hani abdelhamid - 08-08-2014 21:03

je vous prie d'etre plutot positif.Notre si beau pays a plutot besoin du rassemblement de tous ses enfants pour un developpement haromieux.il a besoin de programmes de developpement global.

T.B. - 09-08-2014 01:34

J´ai trouvé necessaire de faire une mise au point: ya t-il de la "mode" en politique. on connait la mode de vêtement, la mode de musique, on peut dire que les différentes écoles dans les domaines de l´architechture, les genres en litterature comme de la mode qui change. Mais en politique comment peut on appeler le changement de comportement du people dans le choix de ses revendications politiques , sociales et meme dans le désir de changement de la société? nous avons tous vu ou lu comment les années soixantes, soixante-dix. quatrevingts, quatrevingts-dix et la decennie suivante, pourquoi y a til ce changement? eh ben á mon avis parce que avant les quatrevingt-dix il y avait un projet universel, c´est á dire dans tous les pays, et ce projet porte en lui l´espoir de paix de progres dans le monde; il faut diviser le people en meneur ou leaders et une masse de gens qui trouve un interêt á suivre ce mouvement, c´était le cas avant les années quatrevingt-dix. Qui a crée ce movement qui porte l´espoir de paix et de progres, cette question je la laisserais á chacun de la definir. Mais c´ est un fait qu´il ya un changement de movement des masses, de progressiste et de gauche á reactionnaire et de droite; c´est ce dernier mouvement qui est dominant dans le monde, il se manifeste sous des formes d´éxtrêmisme, de nationalisme comme en Europe et de terrorisme messianique dans principalement les pays arabes. Il ya donc comme une nouvelle "mode" en politique, il ya des dirigents de droite en Europe et des dirigents fondamentalistes dans les pays arabes principalement. Mais si les leaders ne sont plus les memes de gauche sont devenus de droite pour les masses il ny a pas de changement de but, ils ne le savent pas, pour les masses c´est un mouvement, comme l´ancien, qui sert de moyen pour realiser la meme chose, c´est á dire une meilleure vie a eux et leurs enfants.pour les masses il ny a pas de changement puisque le but est le meme, c´est une vie meilleure. Toute la question c´est de comprendre la marche ou le concept du "temps" en politique. C´est trés difficile pour beaucoup de faire la difference entre la passé et le present.

zeineb - 09-08-2014 13:16

Permettez-moi Si Lhabib de vous féliciter pour cet article particulièrement clair sur la forme comme sur le fond, qui rejoint ma principale préoccupation depuis les années 90. Je vous suggèrerais de l'enrichir par des propositions pour remédier à cet état de fait. Pourquoi pas un local dévoué à la culture mis à la disposition des citoyens par l'Etat ou les collectivités locales dans chaque quartier, et animé par les citoyens eux-mêmes, notamment du 3ème âge, qui égaieraient la vie locale et leur propre existence en transmettant leur savoir et leur expérience quelques heures par semaine ou par mois ? Imaginez les bienfaits d'une telle organisation sur le tissu social et l'éclosion de (saines) vocations...

mali bouhadiba - 10-08-2014 09:47

un article tres clair,mais meme dans les regions cotieres favorisees,53 dinars par an dans la culture est tres insuffisant.On ne batira notre pays que sur la culture.Vaclav avel disait il faut la culture de tout dans tout pour batir un pays.

Béchir Toukabri - 12-08-2014 11:52

Les Tunisiens, toutes classes confondues, n'ont pas besoins de ces critères sophistiqués pour se situer économiquement. Pour eux le prix de quelques produits de base et le niveau de leurs revenus suffisent. Tout le reste ce n'est que du bla bla bla.Et puis le roles des intellectuels est de simplifier les choses non de les compliquer pour nous égarer

Ahmed - 12-08-2014 17:12

le terrorisme a un bel avenir devant lui, tant que les classes qui accaparent les richesses du pays ne se resigent pas a accepter le partage equitable des richesses nationales et comprennent pour une fois que la matraque , la force militaire et la diabolisation de l autre ne pourront pas vaincre le terrorisme. Lorsque les doyens des facultés de medecine de Sfax,Monastir,Sousse et Tunis refusent la creation de nouvelles facultés a l interieur du pays, tout comme les fils et filles des previligiés des villes cotieres refusent de faire leur specialisation en medecine dans les regions defavorisées, tout comme les grosses fortunes refusent de payer leur juste du en impots en tenant au secret bancaire inexistant dans les democraties traditionelles, alors il y a craindre que ce pays ne retouvera ni stabilité ni prosperité et que tous seront perdants nantis et démunis....

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