News - 08.08.2014

Bourguiba, sous le microscope des archéologues du savoir

Monastir a vécu les 2 et 3 août de cette année un événement inhabituel, même si les commémorations de la naissance de Habib Bourguiba sont devenues un rituel chez les monastiriens depuis des années.
Une véritable «fête scientifique» selon les propos de Dalenda Bouzgarrou en réponse à une animatrice de radio monastir,  autour de Bourguiba, de sa mémoire, de son itinéraire et de son œuvre et qui a réuni des dizaines et dizaines d’intellectuels, d’universitaires, de figures historiques du monde de la culture, des médias et de la politique.

A l’initiative du Laboratoire du Patrimoine de l’Université de Manouba dirigé par Abdelhamid Larguèche et de l’observatoire tunisien de la transition démocratique animé par Hamadi redissi, figures intellectuelles ancrée dans la culture de la gauche, un colloque de grande envergure a eu pour thème : «Bourguiba, le Retour?».

Devant une foule nombreuse et plurielle, Abdelhamid Largueche a introduit le colloque par une série d’interrogation, pourquoi revisiter Bourguiba?, est-ce nécessaire?, est-ce possible?, c’est l’actualité de Bourguiba qui nous y incite, l’ombre de Bourguiba plane sur le pays, sur le paysage politique et les débats. Du point de vue de l’histoire, l’école historique tunisienne, celle qui s’intéresse particulièrement à l’histoire nationale a longtemps condamné Bourguiba à l’oubli, considéré à tort comme ayant bénéficié d’une écriture officielle prolifique toilettée par les oins de Mohamed Sayah. Les maîtres de l’Histoire contemporaine, tel Ali Mahjoubi ont orienté des générations d’historiens vers d’autres pistes, l’histoire ouvrière, celle du mouvement social et syndical. Du côté de l’histoire proprement politique, même Thaalbi, fondateur du destour de 1920 a eu droit à une thèse d’histoire, mais pas Bourguiba.

Culture contestataire de gauche oblige, mais aussi, l’école des Annales qui a marqué cette génération d’historiens a simplement déterminé des choix plus complexes, ceux d’une histoire des dynamiques profondes à l’œuvre dans la société coloniale, des tendances lourdes, mais pas celle des individus quelque soit la position qu’ils occupent dans les évènements.

Ridha Chennoufi: Bourguiba à l’épreuve de Habermas

Animant le premier panel, le philosophe Ridha Chennoufi, a dès le départ démystifié une démarche caduque plus morale que scientifique, celle de juger en partant d’un schème classique, celui de la responsabilité et de l’intentionnalité de l’acte. Invitant Habermas et sa théorie de l’agir communicationnel au débat sur Bourguiba, le modérateur a proposé une grille de lecture qui intègre des  outils opératoires comme ceux de médiation, d’intersubjectivité et de langage. Ce n’est uniquement l’acte en lui-même qui est pris en compte, mais la communication qui suppose la participation à l’acte de plus d’un acteur, d’un faisceau d’acteurs interagissant et aboutissant, à travers tensions et entente à la production de normes partagés et d’une acceptation des actes comme étant des productions de la communication agissante.

Cela veut dire simplement, cessons de voir en Bourguiba, la seule source du bien ou du mal, Bourguiba devient une expression agissante de de deux logiques perceptibles en efficiente : celle de la rationalité communicationnelle qui prime dans l’ordre du vécu et celle instrumentale appropriée au système politique dans son ensemble.

Hamadi Redissi: Le Bourguibisme est bien une Pensée

A la question de savoir si le bourguibisme est une pensée Redissi répond par l'affirmative à condition qu'on fasse la distinction entre l'homme (dont la carrière est controversée) et la l'oeuvre. Celle-ci se présente comme  l'expression tunisienne de  la modernité (laquelle est universelle). Un seul exemple suffit :  l'égalité entre l'homme et la femme est universelle, mais elle est en quelque sorte la marque de fabrique du bourguibisme. Au fond trois valeurs du Bourguiba sont d'actualité : le nationalisme (par opposition à l'allégeance à l'étranger), le culte de l'Etat (face au délitement des institutions) et l'islam modéré (miné par le fanatisme et l'extrémisme).

 

Abdelhamid Larguèche: Le Nationalisme bourguibien est un Humanisme tunisien

Commentant un texte inédit, mais récemment publié, Abdelhamid largueche a commenté le « Testament intellectuel de Bourguiba» écrit en 1975 et remis confidentiellement à Ezzdine Guellouz, au début des années 1980, alors directeur de la Bibliothèque Nationale. Pris comme un discours de la vérité, écrit dans un style serein, Bourguiba s’adonne à une relecture de son propre itinéraire et de celui de son pyas et de son peule. Le nationalisme, n’est pas un fanatisme, il faut relire notre histoire politique de manière cumulative qui permet d’apprécier l’apport de chaque génération en partant des beys husseinites à l’édifice national en construction. Le fait national est un fait principalement urbain et citadin, la géographie de la Tunisie interpelle l’histoire pour commander à une destinée inscrite dans le cycle long de l’histoire. Les lumières jaillissent de la ville ouverte au contact de la civilisation avec ses doses de violences et d’agression extérieure, qui fonctionnent comme catalyseur de l’éveil de la conscience nationale. Un éclectisme fait d’humanité, du sens des réalités, de la reconnaissance et de l’éthique d’un homme qui maîtrisait les grandes questions de son époque. Bourguiba réhabilite dans son testament les précurseurs, y compris ceux qu’il a jadis combattus. Une véritable «autocritique» à la quelle procède le vieux Bourguiba en revisitant son propre itinéraire fait de ruptures et d’affrontements. L’homme reconnaît humblement qu’il n’était pas seul à construire l’édifice dont il s’enorgueillît toujours.

Dalenda Larguèche: Bourguiba en bon élève de Haddad

De son côté, Dalenda Bouzgarrou-larguèche, a procédé à une lecture audacieuse de l’œuvre de Bourguiba en matière de libération des femmes et de généralisation de l’enseignement moderne, à l’épreuve d’une confrontation intellectuelle et historienne avec le grand précurseur sacrifié de la modernité tunisienne, Tahar Haddad.

Elle propose une hypothèse qui définit les deux hommes appartenant à la même génération, aux même idéaux de réformisme social radical, mais divergents quant au contexte de l’action et de la hiérarchie des valeurs. Le politique serait chez Bourguiba, le niveau et le point nodal de tout processus de délivrance de la société entière. Haddad, en intellectuel révolté s’attaquait à la mauvaise tradition qui maintenait la société tout entière dans les abimes , alors que Bourguiba lui désignait tout simplement les limites de cette vérité dans les conditions d’asservissement colonial. Tout doit être subordonné au politique en contexte colonial. Point de salut et de refonte de l’édifice social sans libération politique et souveraineté. Vieille question de l’hégémonie du politique dans la pensée bourguibienne, mais que l’histoire confortera, le jour où Bourguiba, en véritable chef vainqueur annonce sa première réforme en promulguant dès août 1956, le code du statut personnel, véritable constitution de la femme avant même la Constitution. A la foule qui criait «vive Bourguiba», il répondait humblement, «dites vive Haddad», ainsi, la femme libérée, Haddad réhabilité et toute une société nouvelle allait naître des entrailles d’une ancienne société  par le biais de «la femme nouvelle et de l’école moderne».

Sophie Bessis, coauteur d’une Biographie de Bourguiba avec Souheyr belhassan a développé sa thèse sur les stratégies élaborées par Bourguiba en matière de communication et comment il a mis ses ressources aratoires et ses capacités politiciennes pour construire un projet à la mesure des ses ambitions, thème déjà abordée par Ridha chennoufi avec une toute autre approche.

Les conférences se succèdent à un rythme aussi novateur que passionné. Une nouvelle génération d’intellectuels, jadis frustrée par Le dictateur aux sabots d’argile qui a empêché des années durant les esprits de repenser leur histoire immédiate et les hommes qui ont fait cette histoire.

Bourguiba et l’islam, deux conférenciers, Asma Nouira et Alaya Allani, ont tout deux, chacun en partant de son corpus démontré que Bourguiba a mis en œuvre une conception de l’Etat et du modèle social, interdisant tout usage abusif du religieux en société comme dans la gestion du politique. Cela l’a amené à placer l’Islam dans une position d’interface entre l’espace privé et un espace public aménagé par l’Etat en conformité avec les choix modernistes. Le lourd malentendu avec les islamistes et les confrontations successives avec l’Islam politique n’étaient que la suite logique de cette opposition entre deux modèles, celui bourguibien de l’Eta civil aménageant l’espace religieux et le projet islamiste, considéré dans la vision bourguibienne comme un contre projet de société et d’Etat.

L’Historien Hédi jalleb, a reconstruit les grandes étapes de la construction de la politique internationale bourguibienne. Du non alignement de Bandung au célèbre Discours de Ariha, Bourguiba où il proposait une démarche particulière à la solution du problème national palestinien apparaît comme l’homme des compromis historiques, de l’attachement à la légalité internationale et des solutions pacifiques des conflits coloniaux et postcoloniaux.

La question identitaire, abordée par Said Bhira a montré comment Bourguiba lisait sur la longue durée l’émergence d’une entité tunisienne, territoriale d’abord, mais aussi culturelle et sociale, faisant de la Tunisie une entité à part mais participant des grands ensembles, maghrébin d’abord, arabe et méditerranéen  ensuite.

La grande innovation du colloque fut la séance consacrée à des témoignages de type nouveau dirigée par le doyen Habib Kazdaghli, avec une habileté digne d’un chef d’orchestre.

Diversité des générations, venant d’horizons politiques et idéologiques divers, De Ahmed Kallala et Pr. Amor chedly, fidèles parmi les fidèles à la tradition bourguibiste, jusque Ali ben salem, Hechmi Troudi et Larbi belarbi, respectivement anciens youssefiste, perspectiviste et communiste, mais sans oublier la fine Dorra Bouzid, première journaliste femme, aimée de Bourguiba en personne et qui nous épaté par des souvenirs intimes de ses entrées et doléances en faveur des femmes même les plus marginales.

Une chose est sûre : chaque fois que Bourguiba est interpellée par l’un des acteurs présents autour d’une question sociale, culturelle ou d’injustice, c’est en véritable homme post-moderne qu’il répondait, encourageant le jeune troupe de raja farhat à présenter sa pièce « Mohamed Ali » à la télé alors qu’elle venait d’être censurée par le Ministère de la Culture.

Mais le précoce déficit démocratique du système Bourguiba transparait déjà à travers le témoignage de Abdelwahed Braham, présenté dans son style littéraire habituel retraçant les illusions et désillusions du jeune militant nationaliste et rêveur d’un nouvel ordre, qui, vers la fin des années 1950, tel un candide croyant sincèrement aux vertus de la nouvelle société, il s’engagea dès son jeune âge enflammé dans le jeu des élections au cœur du pays profond. La désillusion fut lourde, lorsqu’il vît les membres de sa liste indépendante élue, se défaire pièce par pièce sous la menace d’une bureaucratie politique déjà allergique à toute «dissidence» aussi civile soit-elle.

Il ressort de ces témoignages que chacun avait construit une image de Bourguiba à la mesure de ses ambitions ou de son idéaltype, et que Bourguiba, l’homme, l’intime, reste un mystère et ne se dévoilera jamais, parce que justement l’Homme public qui a contribué de lui-même à façonner sa propre image, reste sans cesse à redécouvrir.

L’actualité de Bourguiba, finit par rattraper critiques, adorateurs et fidèles compagnons.
Aujourd’hui, Bourguiba n’est plus, mais son œuvre rejaillit et s’impose à toute une société en mal de projet.
Le projet Bourguibien construit sur une triade chère aux Tunisiens : Un Etat national aujourd’hui fragilisé, un modèle de société ébranlé et une unité territoriale agressée de l’extérieur comme de l’intérieur ; ce projet reste une référence commune pour des franges entières d’une société qui vit les convulsions du vide chaotique et national.

Mais une chose est sure, Bourguiba, n’ayant pas d’héritiers légitimes, fait partie désormais de la mémoire collective des Tunisiens.

Qu’est ce que être bourguibien aujourd’hui ? question ouverte et qui aura ses multiples réponses en attendant de révéler Bourguiba, cette figure voilée par le masque de la sacralité et du mythe.

 

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1 Commentaire
Les Commentaires
T.B. - 08-08-2014 12:28

Le droit de vote a été accordé aux femmes y compris les (Maori)en 1893 en Nlle Zélande, donc rien de miraculeux de la part de Bouguiba ; par contre, au Liban qui est considéré , non seulement par les arabes mais aussi en Europe, comme un pays moderne et émancipé, le droit de vote est optionel pour le femmes. Elles doivent avoir un certain niveau d'instruction. Le probleme des femmes est loin d´être résolu dans le monde, il ya encore des mouvements pour l´émancipation , aussi en Tunisie. En tout cas sans m´attarder trop dans ce domaine, je dirais que l´essentiel qu´un leader devrait laisser a son people c´est un heritage plus au moins (éternel). Je nomme Staline et l´arme nucléaire, l´exploration de l´espace et l´industrie lourde, qu´il a leguée à la Russie. Je nomme Lincoln qui a unifier les USA, Mao qui a passé au people chinois un dynamisme etc beaucoup d´autres exemples. Mais qu´est ce que Bourguiba a donné comme heritage, la situation actuelle de la Tunisie en temoigne? c´est un politicien oui, il a été un leader aussi mais il ya eu aussi énormément de problèmes avec ses collaborateurs et aussi avec le people. Enfin le monde arabe était dans une mauvaise situation au temps de Bourguiba, ça c´est connu. Mais un père laisse á ses enfants au moins un héritage.

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