Opinions - 27.11.2012

Radhi Meddeb : Cession des bien confisqués, évitons les pièges

La transmission d’une entreprise ou la cession d’un bloc de référence de son capital est un moment particulier de la vie d’une entreprise, de ses employés et de ses partenaires. Les actionnaires sortants, éthiquement responsables, visent en général un double objectif : maximiser la valeur de la transaction envisagée pour avoir une compensation juste du risque entrepreneurial pris et souvent du travail de toute une vie, mais aussi (et surtout) pérenniser l’entreprise à laquelle ils ont souvent consacré tout leur temps et toute leur énergie.

Dans ce contexte, plusieurs actionnaires fondateurs sortants privilégient la reprise de leur entreprise par les managers qui en ont accompagné le développement, combien même ces derniers n’offrent pas le meilleur prix, partant du principe qu’ils présentent en contre partie le meilleur gage de pérennité et de développement de leur entreprise. Ce scénario constitue d’ailleurs un grand classique dans le monde des fusions acquisitions portant le nom de Management Buy Out (MBO), traduction littérale de reprise des entreprises par leurs dirigeants.

Ces deux impératifs constituent également les bases de toute opération réussie de désengagement de l’État du capital d’entreprises du secteur concurrentiel. La privatisation a pour objectif de donner une nouvelle impulsion à l’entreprise cédée, permettant de créer plus de valeur à la communauté, à travers le développement de nouveaux produits et services accessibles aux populations locales au meilleur rapport cout/qualité avec tous les effets induits qui peuvent en résulter en matière de création d’emplois, d’augmentation des impôts collectés, de développement des exportations, de transfert de savoir faire,…

En Tunisie, nous avons, sous la pression de la prédation du clan Ben Ali, raté plusieurs virages structurants en matière de privatisation et notamment celui de télécommunications. Tout le monde se souvient des conditions d’attribution du bloc de référence de Tunisie Télécom et de la manière avec laquelle le cahier des charges a été rédigé pour orienter la vente à un partenaire « stratégique » sensé booster ce secteur vital pour la Tunisie. Dans d’autres pays comparables au notre, la privatisation de l’opérateur télécom historique a constitué une rupture technologique et entrepreneuriale majeure et a contribué à la relance de la recherche et du développement dans le secteur des technologies de l’information, à la constitution de centaines de Start-up , au lancement d’une nouvelle générations de chefs d’entreprise et à la création d’emplois par dizaines de milliers notamment pour les diplômés en quête de premier emploi.

Or, le repreneur final du bloc de 35% de Tunisie Télécom, aussi prestigieux fut-il au niveau financier, présentait au moment de la sélection technique des soumissionnaires pour seule référence (dans une des branches perdues de son organigramme juridique) une filiale, ayant le statut de Fournisseur de services Internet et justifiant d’une quinzaine de milliers de connexions (ce qui la situe dans la monde des grands opérateurs, en se référant à notre jargon post révolution, dans le segment des Zéro, virgule….) . Cette coquille était d’ailleurs tellement anecdotique pour le repreneur de ce bloc qu’il l’avait cédée par inadvertance quelques jours avant la proclamation des résultats définitifs de l’adjudication, rendant l’offre en théorie juridiquement irrecevable, ce sur quoi les autorités de l’époque ont préféré fermer les yeux pour préserver les intérêts parallèles des intermédiaires du clan (qui selon quelques indiscrétions non confirmées se chiffrent à quelques centaines de millions de dinars).

Tout le monde se souvient aussi du désastre causé à toute la région du Nord Ouest lors de l’attribution de la société Laino, fleuron de l’industrie laitière, à un membre du clan. Cette société faisait la fierté de Bousalem et de Jendouba et permettait de nourrir plusieurs milliers de famille entre employés et éleveurs dans la région.

Pour l’immense majorité des Tunisiens, la révolution doit balayer ces pratiques du passé et instaurer pour tous des règles de gouvernance et de transparence répondant aux meilleurs standards internationaux. La cession des actifs confisqués constitue pour le citoyen tunisien un premier test permettant de s’assurer que nous avons définitivement tourné ces pages sombres du passé. Or le processus de cession du bloc de 13% du capital de la Banque de Tunisie qui a fait réagir abondamment les médias locaux et les réseaux sociaux, suscite de notre part les commentaires suivants :

  • Notre propos n’est pas de dénigrer à ce stade le soumissionnaire (la Holding Royal Luxembourg Soprafi) ayant présenté la meilleure offre financière et qui s’est présenté dans les médias comme étant le repreneur pressenti, parce que nous ne le connaissons pas et que les investigations menées par les personnes et journalistes qui se sont intéressés au sujet ne permettent pas d’en savoir plus sur l’identité de ses propriétaires. Nous souhaitons simplement dire que le processus de sélection des soumissionnaires a ignoré une règle simple en matière de privatisation, c’est la parfaite connaissance de l’identité du bénéficiaire final et sa validation.
  • Quand nous avons affaire à une société Holding, la procédure simple et rodée qui incombe à l’État est de s’assurer de l’identité des actionnaires de la Holding, et, si c’est une cascade de personnes morales, de remonter jusqu’à l’identité finale des actionnaires au sommet de l’organigramme juridique. C’est un grand classique qui relève d’ailleurs du bon sens. Le fait que le processus de sélection n’ait pas intégré cette étape avant l’ouverture des offres financières est une erreur qui se muerait en faute grave, si l’adjudication définitive était proclamée sans parfaite connaissance des personnes qui seraient indirectement propriétaires de ce bloc d’actions.
  • Le contexte de la cession des actions de la BT (vente de « biens mal acquis ») a une valeur symbolique essentielle pour notre Tunisie nouvelle que nous voulons tous, propre et irréprochable sur le plan de l’éthique. L’aspect financier que nous considérons tous comme fondamental, surtout dans cette phase de transition où on peine à boucler le budget de l’année, ne doit pas nous amener à faire un compromis d’aucune sorte sur les procédures et diligences approfondies ayant trait aux aspects déontologiques et de lutte anti blanchiment. Il y va de l’image de l’institution concernée mais aussi et surtout de celle de la Tunisie. Nous l’affirmons d’autant plus qu’il nous semble toujours possible sur la base des offres financières que l’Etat Tunisien a reçues, d’avoir un prix équivalent à celui de RLS ou qui s’en rapproche sensiblement si celle-ci s’avérait irrecevable pour les raisons évoquées ci-dessus.

Enfin il ne faut pas oublier que la BT est une institution financière de tout premier plan en Tunisie, soumise au contrôle de la Banque Centrale de Tunisie. Elle est donc, elle-même, tenue par des procédures strictes qui l’obligent à la parfaite qualification de l’origine des flux de tous les capitaux qui transitent par ses livres. Par ailleurs, la présence d’un actionnaire inconnu (donc par définition suspect) lui interdirait toute possibilité de lever des financements auprès de grands bailleurs de fonds internationaux que sont la Société Financière Internationale, la Banque Européenne d’Investissement, la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement, l’Agence Française de Développement ou autres, lui causant par voie de conséquence à elle (et par ricochet à ses actionnaires, notamment aux petits porteurs mais aussi à ses clients) un préjudice certain surtout dans le contexte actuel caractérisé par un manque de liquidité, et ou les ressources longues ne sont pas disponibles au niveau de l’épargne locale en montants suffisants.

La Banque de Tunisie a d’ailleurs vécu cette triste expérience d’exclusion par les agences de développement internationales quand des membres du clan Ben Ali ont commencé à annoncer au marché financier les franchissements de seuil successifs qui les ont portés à 13% de son capital et habilité à en contrôler la gouvernance.

La présente cession d’un bloc significatif d’actions de la BT, dont la géographie du capital se caractérise par son émiettement, aurait pu être l’occasion d’adosser la banque à un partenaire stratégique reconnu. La question se pose d’autant plus que la Tunisie s’engage, à travers le partenariat privilégié qu’elle vient d’adopter avec l’Union Européenne, sur la voie de la libéralisation de son secteur des services, avec ce que cela implique comme mise à niveau de nos institutions, renforcement de leur maitrise des processus et de leur capacité d’évaluation et de gestion des risques. Cela aurait dû être une des conditions de l’appel d’offres. Nous avons raté une occasion de placer cette cession d’actions dans le cadre de l’inéluctable processus de restructuration de notre secteur bancaire.

En conclusion nous souhaitons affirmer avec force que la manière avec laquelle sont menées ces premières opérations de cession des biens confisqués engage la crédibilité de l’État et constitue un test sérieux pour l’image de la Tunisie post révolution en matière de transparence et de gouvernance des deniers publics. L’enjeu dépasse largement le cadre de l’opération de cession du bloc d’actions de la Banque de Tunisie.
Nos responsables ont le devoir historique de ne pas rater cette étape que le monde entier observe avec attention.

Radhi Meddeb

Président de l’Association : Action et Développement Solidaire

Lire aussi: Comment le CIC a raté de si peu le contrôle de la Banque de Tunisie

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