Opinions - 20.08.2012
Cette lumière qui est en nous
Ab initio
Je commencerais cette réflexion en invitant à lire ce que dit l'un des neurobiologistes les plus connus au monde, Jean-Didier Vincent, membre de l'Académie des sciences et de l'Académie de médecine, auteur de « Bienvenue en Transhumanie. Sur l'homme de demain » : « La croyance est une fatalité du cerveau qui fait qu'on est attaché à des objets ou à des situations qui n'existent pas. La foi est, au contraire, un acte totalement rationnel qui résulte d'une quête d'amour, la seule vérité qui compte. » Et je dois dire de suite que cette foi est, pour moi, une lumière qui est en nous, une nitescence illuminant chaque parcelle de ce pays, êtres vivants et non vivants.
Je tente ici, en effet, une réflexion prospective sur la société tunisienne, une sorte de philosophie du social en forme d'investigation tout à la fois de la surface de la peau sociale que de sa centralité souterraine, autorisant d'atteindre cette nappe phréatique qui irrigue l'imaginaire social et politique, de vérifier si elle n'est pas tarie, agissant le cas échéant, sinon en sourcier sociétal, du moins pour faire sens eu égard à la complexité du social naguère spécifiée par Edgar Morin dans sa grande œuvre qu'est la « Méthode ».
Car il est fréquent aux observateurs du fait social ou sociétal de faire l'erreur de continuer à braquer le regard sur ce qui se passe au sommet de la structure sociale, comme si l'État était encore le centre du pouvoir. Ce faisant, ils oublient que nous désormais dans une situation originale où la puissance populaire, ce véritable pouvoir instituant, a pris le dessus sur le pouvoir institué, surplombant. Ainsi commettons-nous souvent l'erreur de nous arrêter à l'état où en sont actuellement des choses et qui est en plein mouvement pourtant, omettant du coup d'en suivre la trajectoire. En cela, il ne s'agit pas nécessairement d'en anticiper un quelconque aboutissement, mais bien mieux d'en remonter la source afin de mieux comprendre la chute.
Allant relativement vite à l'essentiel, évacuant du coup l'écume des apparences tout en collant à l'actualité, nous commencerons par dire que nous ne jugeons nullement dans ce qui suivra l'action des acteurs politiques majeurs, notamment le plus en vue sur la scène. Si nous ne manquons pas d'émettre une appréciation sur le creux d'une stratégie, c'est juste dans le cadre de cette nécessaire articulation du dire sur l'armature de la société telle qu'elle est lue par ceux qui sont censés en tisser la trame, vérifiant la correspondance de celle-ci à la chaîne faisant aussi le tissu social.
In concreto
S'agissant des tenants d'un islam traditionnel au pouvoir en notre pays, nous estimons que pour réussir leur entrée en politique, ils ont su user d'une méthode imparable, mais sans nécessairement faire produire à leur thématique potentiellement porteuse ses meilleurs fruits.
À raison, ils ont tablé sur la fin du règne de la Modernité d'un Occident fatigué et malade, malmené par une ère nouvelle qu'est la postmodernité. C'est que l'économie de soi et l'économie du monde ont changé; le libre arbitre introduit par la Réforme en Occident, Descartes et son ego cogitant, le sujet autonome des Lumières, tout cela est bel et bien fini ! Ainsi, « l’axis mundi » en cette postmodernité, après être passé des Dieux, transcendants et immanents, à l'individu seul dieu reconnu omnipotent, est revenu au Dieu tutélaire autour duquel tout s’articule de nouveau.
Partant ainsi d'un constat parfaitement juste, ils se sont toutefois leurrés dans la tactique, croyant pouvoir réaliser en Tunisie, à la faveur du retour en force de l'irrationnel, le revif d'un islam cultuel. Or, une telle démarche relève de l'aporie, l'islam présenté comme moderne selon les catégories occidentales habituelles, se révélant être ipso facto rigoriste. En effet, dans une telle option de retour en arrière, aussi bien dans la déclinaison orientale qu'occidentale de notre religion, on se retrouve fatalement par-devers un rigorisme momifié ou une modernité agonisante.
En un mot, les islamistes dits modérés n'ont pas saisi les implications de leur stratégie. Si, à bon droit, ils ont cherché à classer la religion dont ils sont les hérauts hors de la rationalité classique qui n'est donc plus non rationnelle mais est bien rationnelle autrement selon les canons de la postmodernité, ils ont oublié qu'ils ne pouvaient le faire qu'avec un islam non cultuel, mais culturel, une religion de son temps et donc forcément un islam postmoderne.
À défaut, cela revenait à singer l'Occident si décrié, et ce tout pareillement à leurs adversaires politiques laïcistes, même si cela prenait en apparence une forme différente.
Verbi gratia
Prenons d'ores et déjà un premier exemple éclairant, mais nous ne manquerons d'en retrouver plus d'un plus loin. On sait parfaitement que du social occidental de la Modernité s'est élaborée une solidarité qu'on a qualifiée d'abstraite et de mécanique et dont la conséquence la plus évidente a été la destruction de la solidarité organique prémoderne d'un être-ensemble, un vouloir-vivre communautaire.
Or, la même chose est en train d'émerger du côté arabe musulman avec, juste en prime, une forte connotation politique du fait de la spécificité de la religion musulmane, à la fois religion et politique. On voit ainsi, spécialement en Tunisie, une solidarité croyante, nécessairement « excluante », se substituer à une solidarité organique ouverte et forte d'un désir d'être-ensemble, ce vouloir vivre bien communautaire, au sens d'une communauté élargie à l'autre.
En effet, dans la communauté musulmane d'origine, l'autre est toujours bienvenu par principe, car il s'agit d'une communauté islamique fondamentalement ouverte à l'altérité; et c'est pourquoi, pour ma part, j'utilise le néologisme de « communautarité » pour la qualifier.
De fait, si les mythes de la Modernité sont fatigués, particulièrement dans l'absolue infaillibilité de la technologie et de la science et le caractère prométhéen de la destinée humaine, les mythes islamiques ne le sont pas moins. Ici, il s'agit spécialement des rites de la foi cultuelle et de la communauté comme ethnie; car la foi chez le musulman lambda est davantage une culture qu'un culte.
Et on le vérifie avec ce mois du jeûne qui reste toujours, chez le peuple, un prétexte à la fête, quasiment orgiaque et bien loin de ce moment de piété classique que l'on croit ou qu'on veut croire et accréditer. Au vrai, les deux s'entremêlent en un mixte que résume la postmodernité actuelle où le divin est social et le social est divin à sa manière.
Quid
Aussi, d'un pur point de vue sociologique, il est tout à fait possible d'affirmer que si l'islam dure à nos jours tout en demeurant vivace dans les coeurs, c'est plus probablement du fait de sa dimension de culture que de culte ou, à tout le moins, de culte souple, s'adaptant à des formes culturelles diverses. Ce que confirme à merveille la conception de la communauté, certes constamment arabe, mais jamais au sens ethnique. Ne suffit-il pas de parler la langue du Coran pour être immédiatement intégré à la communauté?
Puis, est-il besoin de rappeler la facilité de la conversion à l'islam, qui reste la religion la plus ouverte à autrui, surtout lorsqu'on voit les obstacles pour une conversion au christianisme et surtout au judaïsme. C'est ce qui justifie le néologisme ci-dessus cité comme substitut au terme restrictif de communauté arabe ou islamique, impliquant une ouverture certaine et imparable à l'altérité.
Cette particularité islamique peut se révéler un atout majeur dans le cadre de notre monde nouveau. C'est une époque où toute notre chronologie est à réinventer pour la remettre à l'endroit au moment où les réalités humaines ne sont plus réduites à l'ère chrétienne ou à la centralité de l'Europe. Ce moment est comparable à l'antique « Kairos » , cette opportunité qui fait déborder le vase plein de vieilleries.
Aussi a-t-on besoin d'une sorte d'élimination culturelle intérieure, comme dirait Olivier Roy, et de passer de la logique communautariste prévalant actuellement (envers et contre la vraie conception) à une logique communalisante qui ne ferait que ramener aux sources. Et nos islamistes se doivent donc de faire l'apprentissage de la communalisation, de la mise en commun de l'héritage auquel ils s'attachent et qu'ils croient être les seuls à défendre. Car, outre le fait que cela ramène à l'islam des origines, il urge de concrétiser pareille oeuvre, le besoin de vivre autrement le temps étant si prégnant et bien généralisé.
C'est qu'à la faveur de la postmodernité, le monde est passé d'un temps cosmique, où l'ordre comptait seul en la forme d'un pouvoir institué et surplombant, à un temps océanique où tout est fluctuant et mouvant comme les vagues de l'océan et où il est plutôt question de puissance instituante, immanente, diffuse dans les strates sociales ou sociétales, que d'un pouvoir transcendant, y compris divin.
La stase postmoderne actuelle vécue en Tunisie est un moment présentéiste, centré sur l'actuel et le quotidien, se moquant du futur, profondément océanique. Cela implique que si l'on n'est plus nécessairement dans la mobilité religieuse, on n'est pas non plus dans celui de la fixité de la croyance, mais à un stade original, celui de la religion de la mobilité.
Et cela est conforme au dogme de toute religion, islamique surtout, qui est et demeure sa mobilité. Autrement dit, c'est la nécessité pour le croyant de faire des expériences en vue de trouver, différemment de ses ancêtres et par des voies multiples, une même vérité. Ce qui implique, au regard de notre religion dans son acception habituelle, la mobilisation d'une énergie soutenue et sincère afin de justifier le renouvellement de la pensée en activant le propre dynamisme de l'islam manifesté par recours à l'esprit insigne des textes. Arme éminente s'il en est aujourd'hui, elle n'a d'ailleurs pas échappé aux plus perspicaces des jurisconsultes classiques.
Quis
Il s'agit donc d'une autre manière, plus réactionnelle et plus émotionnelle, de se saisir de la thématique religieuse et d'en parler au peuple. En cela, c'est bel et bien une véritable bataille sur les postures dont il est question. Car, s'il ne peut y avoir qu'une seule scène, la même toujours : le palais du Bardo ou de La Casbah, pour cela et pour ce qui nous concerne, le scénario reste toujours original et à définir, car jamais écrit d'avance, son encre étant les veines et les artères du peuple.
Disons ici, de suite, que pour la réussite de ce nécessaire défi — si le parti islamiste tunisien au pouvoir souhaite sincèrement l'engager —, l'atout maître pour lui est manifesté par le fait qu'il n'est pas solitaire sur la scène politique mondiale, puisqu'il existe un islamisme en Turquie ayant une expérience de gouvernement qui a fait, de plus, ses preuves. Un autre atout à son actif est représenté par cette tendance, favorisée par la postmodernité, pour une sorte de « New-Agisation » de l'islam, y compris auprès de ses franges les plus traditionalistes, pour peu que le discours tenu à leur intention soit à leurs yeux en cohérence avec leur imaginaire.
Certes, cela n'occultera nullement le fait que la grosse difficulté pour nos islamistes au pouvoir demeurera la problématique du contrôle de l'interprétation des règles religieuses. Mais ils garderont entières leurs chances d'y réussir s'ils arrivent à se souvenir de deux choses capitales :
Primo, que le pouvoir est un imaginaire institué fait de désirs, et que le pouvoir en place est en mesure d'instituer son propre désir et d'en faire la base de sa légitimité, comme l'assurait Castoriadis, en la faisant partager au plus grand nombre.
Secundo, qu'il est interdit au pouvoir institué d'aller trop loin dans la gestion de son propre désir en s'éloignant notamment du réel désir populaire, car alors il y a forcément cassure et triomphe fatalement la puissance du véritable pouvoir instituant qui demeure à jamais le peuple.
Urbi
Or, le désir, en Tunisie, est aux couleurs de la liberté, s'y modulant selon les différentes strates des générations. Et l'on peut trouver des convergences dans ses différentes déclinaisons à la condition de ne pas trop verser dans le manichéisme, et surtout ne point s'arrêter à ces mots-valises sans aucun sens absolu, tels ceux qui sont à la mode actuellement : salafisme, islamisme et charia, d'une part, laïcité, sécularité et modernité, d'autre part.
En Tunisie d'avant le Coup du peuple, tel désir brillait en une clarté au fond de chaque Tunisien. Il s'agit d'une lumière qui lui a toujours appartenu et qu'on ne croyait plus brûler en lui. Et c'est quand on l'a pensée définitivement éteinte qu'elle a ressurgi de sous les cendres, illuminant un désir d'émancipation qui a irradié les écrans des ordinateurs. Puis, se propageant partout grâce à cette vitrine des nouvelles images du désir qu'est Internet, elle constitue aujourd'hui la nouvelle structure des désirs en notre pays.
C'est que la Tunisie relève aussi de cette ère de « l’universel concret » de la philosophie hégélienne que nous vivons dans le monde au travers de la communication en réseaux, humains mais surtout virtuels, notamment par le biais du réseau des réseaux.
De fait, ce dernier a correspondu à un impératif de connectivité prégnant dans la société, auprès de la jeunesse surtout, assurant une totale fluidité des désirs et des fantasmes. Toutefois, soyons ici attentifs au fait parlant qui suit : si la dimension essentielle des réseaux sociaux, consistant à se raconter, véhiculer des récits, remplit aujourd'hui une fonction essentielle dans les sociétés postmodernes, elle rejoint en Tunisie une réalité qui a toujours été inhérente à la société. C'est cette caractéristique, aspect traditionnel des moeurs, de se raconter une histoire, raconter son histoire dans un exercice où, comme le dit Ricoeur, on devient soi-même un autre.
Ce qui s'est passé et ce qui se passe toujours chez nous, c'est que ce désir est allé grandissant grâce à l'internet, tout comme il était activement cultivé sur le terrain par le travail intensif des islamistes contribuant, à leur manière, à la transformation des désirs. Et, rappelons-le, cela a eu lieu au moment où l'Europe choisissait la mauvaise option de financer les dictatures, alimentant la répulsion des masses. Aussi, de la combinaison de pareil double travail s'est petit à petit mis en place un système de désirs qui a fini par devenir un système d'actions. Ainsi, c'est tout à fait logiquement qu'on a vu, presque simultanément, Internet triompher dans les rues et auprès des larges strates de la société et le parti EnNahdha gagner le coeur des larges masses aux premières élections libres du pays.
Orbi
Ce qui s'est passé en Tunisie n'a fait qu'annoncer ce qui a désormais lieu de par le monde où l'on assiste aussi à la transformation des désirs au point que l'on peut assurer sans se tromper que là ou d'aucuns croient voir un choc des cultures, il n'y a, en fait, qu'un choc des générations et un clash de leurs désirs opposés.
Pour l'Europe qui nous intéresse plus particulièrement, il y a lieu de rappeler que ses peurs de l'islam ne font que la ramener à ses propres peurs, orpheline qu'elle était devenue d'un européanisme défunt dont elle n'est pas arrivée à faire le deuil. Il est évident, en effet, que l'Europe n'est plus le psychanalyste mondialisé depuis les années 2000 et que son entrée dans le troisième millénaire s'est accompagnée d'une peur de soi, la peur de sa propre ombre. Et c'est l'islamisme qui est aujourd'hui, à tort, l'ombre de l'européanisme.
Nonobstant, au-delà de ses peurs propres, l'Europe et le monde entier sont unis par une appartenance à une même ère emportant une nouvelle et identique philosophie. Aujourd'hui, quel que soit le pays auquel on appartient, que l'on soit donc d'Occident ou d'Orient, en Europe ou en Tunisie, on est désormais à des années-lumière de la philosophie des Lumières et de sa performativité prométhéenne.
Le monde entier est désormais bien plus proche d'un savoir qui est enraciné dans la terre, chtonien, renouant avec cette « âme de la brousse », selon l'expression de C. G. Jung, ou encore cette « grammaire fauve » de la pensée espagnole qui, soit dit en passant, n'est pas si loin de la manière de penser tunisienne originale si on la toilette du résidu de ce je qualifierais de pensée protectorale.
Il s'agit donc d'une réalité universelle nouvelle dont on peut saisir et toucher l'esprit naturel chez nous, en notre pays, par une raison sensible, une connaissance ordinaire, tout ce qui est de nature à rappeler que la théorie a étymologiquement une essence contemplative, faisant l'éloge de ce qui est et non de ce qui doit être. Or, ce qui est, sur le sol de Tunisie, est une lumière aveuglante dans nos rues, mais invisible dans les châteaux et les salons de la République, y étant tenue sous le boisseau, châtelains et salonnards lui préférant l'éclat artificiel des dorures et des lambris.
Sensu stricto
Telle lumière est notamment dans cette sagesse populaire pouvant se révéler démoniaque et qui a l'avantage de mettre l'accent sur l'entièreté de l'être dont les humeurs — toutes les humeurs avec leurs diverses sécrétions — font l'équilibre du corps humain, assurant son bon fonctionnement. Or, celles-ci s'appliquent mutatis mutandis au corps social dont elles sont une force inouïe permettant aux masses populaires de résister à l'aspect totalitaire et unidimensionnel de cette « Volonté de savoir » bien décrite par Michel Foucault.
Elle manifeste chez les dirigeants une tension, comme un projet récurrent, vers une société parfaite où l'homme serait accompli en totalité et ce pour évacuer la part d'ombre qui le travaille, niant cette réalité tout en ne faisant que travailler ainsi, trop pris par leur peur d'elle, au retour du refoulé. Alors que la vieille sagesse populaire a toujours su qu'il vaut mieux composer avec cette ombre en nos entrailles, parallèle obligé à notre part de lumière, plutôt que de la dénier; ne pas la fuir, mais passer au travers.
Chez notre peuple, une telle résistance à cette constante chez les élites dirigeantes, est dans sa Volonté de vivre, si bien repérée et magnifiée par le chantre de son âme éternelle, et qui est de nature à contrarier toute entreprise d'embrigadement cherchant à réaliser la parousie d'une quelconque autre divinité que la sienne, évacuant ce qui fait la nature même de l'humain, cet humus, sa part obscure. Car tout doit être accepté de la nature, surtout de la nature humaine; et à trop vouloir éduquer cette nature, l'émasculer au nom de faux préceptes sacrés, on n'aboutit qu'à son saccage; et en sus, au dérèglement des consciences.
C'est ce que ne semble pas comprendre parfaitement le parti islamiste au pouvoir dans sa recherche effrénée à islamiser à ses vues une société parfaitement islamique au sens postmoderne.
Mais disons à sa décharge que ses adversaires laïcs ne comprennent pas mieux le véritable état des choses. Ils ne réalisent pas qu'ils ne peuvent opposer à une prétention religieuse d'embrigadement de la société — erronée certes, mais ayant pour elle l'avantage d'être domestique — une autre prétention aussi religieuse dans sa radicalité, ayant en plus le désavantage de l'extranéité.
Sensu lato
Car se réclamer de la pensée d'un Occident, en crise qui plus est, que ce soit celle de Saint Paul ou de Saint Augustin, des philosophies des Lumières ou des théorisations hégélian-marxistes, ce n'est rien de moins que reproduire la tradition judéo-chrétienne à la base de cet universalisme, qui a cherché à imposer avec outrance sa vision du bien pour une société parfaite devant être la Cité de Dieu.
Pour ce faire, cet Occident qui avait tout bon dans ses origines orientales, a été amené à les répudier pour une coïncidentia oppositorum aboutissant à une Docte Ignorance tel que démontré magistralement par Nicolas de Cuse avant de finir par devoir renouer avec la sagesse des origines en un retour remarqué à ce que S. Lupasco et de G. Durand formulent comme étant le contradictoriel. Or celui-ci n'est que la coexistence des contraires et leur complémentarité; ce que nous connaissons si bien dans notre tradition arabe musulmane; tellement bien que cela relève même de la banalité, comme ces mots uniques aux sens opposés.
Il faut dire que, chez nous, et on le redécouvre désormais en Occident, la sagesse populaire est incorporée; elle est bien plus vécue que pensée et donc relativiste, étant en étroite relation avec les éléments de la nature humaine, réalisant la plus parfaite des symbioses entre ses composantes, les plus nobles et les plus basses, des plus disciplinées aux plus sauvages. Car, ainsi que l'assure le logicien P. Feyerabend, tout est bon dans la nature, même le mal, même le dysfonctionnement, même le contradictoire ou contradictoriel !
Sui generis
La rationalité axiologique en ce siècle nouveau suppose un syllogisme pratique s'appuyant sur des prémisses solides. L'époque actuelle étant celle de la postmodernité et l'islam étant une religion de son temps, l'islam est donc forcément postmoderne. Voici le syllogisme religieux de la postmodernité.
Et le politique vrai en Tunisie (compréhensif, selon ma terminologie) est celui qui en tient compte, particulièrement s'il a pour but d'agir au nom de ses convictions islamiques. Mais au-delà de cette spécificité, il lui faut d'abord être ce vrai politique postmoderne dont le bureau est la rue et qui ne se coupe pas du peuple, ses éléments les plus humbles surtout qui expriment au vrai l'âme de la société. Il doit vivre parmi eux, ne mettant même pas de porte à son logement suivant la recommandation du meilleur politique que fut en la matière le calife Omar, ce qui revient aujourd'hui à se passer de portier.
C'est en cela qu'il sera fidèle à l'esprit et à la pratique de nos ancêtres, salafis comme on dit; mais alors salafis au sens d'un retour à la vérité, donc au sens du soufisme originel qui a su honorer l'âme de l'islam bien plus que sa forme, et qui est véritablement le salafisme authentique. Nous y reviendrons infra.
Ce politique compréhensif ou postmoderne ne doit surtout pas oublier que le régime de la postmodernité se fait sous l'ombre de Dionysos et d'Éros, dieux mythologiques certes, mais qui ne sont pas si loin des moeurs arabes.
Rappelons, au risque de surprendre, que les Arabes ont découvert avec émerveillement la culture grecque, l'ayant trouvée cadrant parfaitement avec leur esprit libertaire et festif; et avant de la transmettre à l'Occident, ils l'ont non seulement épiphanisée, mais enrichi aussi. Il suffit d'observer, pour se convaincre de l'érotisme social et du dionysisme populaire, les rues des villes arabes musulmanes un soir de ramadan ou de fêtes religieuses, sans parler des manifestations populaires à connotation soufie ou maraboutique.
Une sorte d'orgiasme sociologique parcourt les sociétés arabes sous l'apparence d'orthodoxe morale laquelle, paradoxalement, ne se maintient que grâce à ce socle informel libertaire. Il s'agit là assurément d'un aspect érotique bien patent quoique jouant de la transparence comme on jouerait de la séduction, voilant et dévoilant ses charmes selon l'intensité et l'occurrence du désir.
Et la morale religieuse en tout cela ne joue que la limite objective que l'on se trace moins pour la respecter nécessairement que pour la satisfaction psychologique et l'utilité pratique de son existence plus formelle que réelle.
Tout cela participe de la lumière animant le corps populaire en Tunisie faite de cette structure holistique originale qu'est le Tunisien, qui est une clarté bigarrée de rayons; ce côté festif, orgiaque presque, n'étant que l'un d'eux, mettant en relief un aspect précis de ses traits psychologiques, peut-être les moins avoués bien qu'il soit si évident dans le comportement de tous les jours.
D'autres rayons de lumière sont dans ces instruments variés utilisés par ce Tunisien qui ne se conçoit que comme un individu relié à l'autre, son prochain, non pas tant par un lien religieux, à la limite spirituel, mais surtout animal. Et il le vit comme un trait naturel, en un antidote à sa finitude, un gage de perdurance, une tactique pour s'assurer la longue durée.
Pareille tactique est aussi repérable quotidiennement à tous les coins de rue du pays. Elle est, par exemple dans le quasi ensauvagement de la vie par cette musique, permanent fait social total, ou par cette exubérance dans un parler quotidien généralisé assez proche de l'argot des loubards et des truands, où l'on retrouve d'une manière paroxystique une éminente posture de résistance à l'ordre établi transcendant, rappelant les exigences de la nature humaine, sa divinité immanente. Pour la manifester, il n'est jusqu'aux pratiques si communes de sorcellerie ou ses succédanés faits de jonglerie pratiquée au grand jour et qui, si l'on croit Jung, ont ce « but diabolique de renverser l'ordre divin et d'établir à la place un désordre infernal ».
C'est qu'il y a, dans le psychisme du Tunisien, une interaction permanente du matériel et de l'immatériel qu'il faut veiller à ne jamais perdre de vue. Et on doit surtout se garder d'anathémiser ce démonisme ambiant, mais en tenir compte comme une facette essentielle de l'identité d'un peuple, d'autant plus que ce dernier a fini par se réveiller à une puissance en lui, toute lumineuse, de nature à contrer n'importe quel pouvoir se voulant surplombant, fût-il divin.
Il faut dire que cette véritable posture existentielle n'est une particularité tunisienne que dans sa déclinaison et sa forme, sinon elle renvoie à une constante anthropologique des sociétés en général.
C'est que la postmodernité a permis de retrouver cette réalité au-delà des codes du discours rationaliste, renouant avec une vitalité plongeant racine au creux de l'entièreté humaine et de sa totale adhérence à cette terre dont l'homme est pétri, qui le fait et le défait.
Mais — et nous insistons en y revenant — ce qui fait surtout la grandeur du peuple de Tunisie c'est de s'être réveillé à temps à sa véritable nature, une grandeur qui peut nous paraître parfois négative, mais qui n'est nullement la négation d'une telle grandeur, comme il en va de la grandeur négative de Kant.
Sed lex
Les observateurs de courte vue soutiennent que notre pays est actuellement au bord du gouffre, et ils ne se doutent pas que la proximité de l'excès est aussi une constante anthropologique. Celle-ci rappelle que la vie ne se réduit pas à l'utilité, que l'effervescence et l'anomie sociales dans la vie des peuples (ou encore, pour employer une expression de Bloch, l'instant obscur) ne sauraient condamner les promesses du renouveau qu'elles emportent; car elles ne condamnent qu'un ordre fini, saturé.
C'est l'intuition que j'ai de la réalité de mon pays, au sens exact de vision, soit d'action de contempler de l'intérieur. Et c'est une de ces idées-forces dont on ne peut faire l'économie si l'on souhaite avoir une emprise sur l'avenir. D'ailleurs, de tout cela, le peuple du fait de sa naturelle sagesse est bien conscient. De par la clarté irradiant son être, il a ainsi une soif d'authenticité qui, alliée à son adaptabilité à toute épreuve, lui permet de survivre à toutes les expériences. Jacques Lacan rappelait d'ailleurs que « chaque fois qu'un homme parle à un autre de façon authentique, il se passe quelque chose qui change la nature des deux êtres en présence ».
Or, comme chacun sait, nous sommes depuis pas mal de temps déjà dans l'ère des foules et des tribus qui n'est rien d'autre qu'une effervescence marquée par l'émotionnel de l'affoulement populaire et cet irrationnel qui est une rationalité originale. C'est aussi une approche spiritualiste des choses de la vie, le temps de la puissance des masses, ce pouvoir instituant de tout corps politique en une socialité nouvelle, faisant la nique au pouvoir surplombant des vieilles institutions transcendantes, jusques y compris à cette conception désormais dépassée du contrat social.
Oui, le contrat social est bien mort ! Que ceux qui continuent de s'y référer ou cherchent à le réactiver en Tunisie en prennent acte! C'est désormais les termes d'un pacte qu'il faut chercher, une sorte de pacte delphique basé sur la loi des frères, une relation horizontale de la puissance sociétale plutôt que celle périmée du père, Dieu le père ou le maître divinisé qui, il n'y a pas si longtemps, était encore l'État omnipotent.
Mais comme rien ne naît « ex nihilo », à partir de rien, il n’y a absolument pas de débuts ou de fins abrupts. On retrouve en quelque sorte cet « éternel retour » du philosophe, jamais le retour du même, car on a affaire à une sorte de croissance prenant la forme de la spirale.
En ce cycle en gestation, la règle d'or à avoir à l'esprit est que la perfection n'est plus limitée à être celle des sommets, seule admise jadis. La pratique sociale, surtout dans la lutte quotidienne pour la survie, n'a pas nécessairement le ciel et la divinité pour but, même si cela peut demeurer pour elle un idéal. En plongeant dans les profondeurs de la réalité sociale, on réalise qu'il est un abîme riche de vérités insoupçonnables, celui de cette animalité sommeillant en tout humain, sa part d'ombre ou du diable.
C'est de pareil esprit animal libéré par la révolution qu'il nous faut prendre conscience, surtout qu'il revient sur le devant de la scène sociale non seulement en Tunisie, mais dans toutes les sociétés postmodernes du monde. Et, ce dont on doit surtout s'assurer, c'est qu'il ne s'agit pas là d'une quelconque régression d'un sens moral, mais d'une attitude sociale raisonnée et raisonnable, adaptée aux réalités contingentes, une « regrédience » qui implique et intègre l'archaïque, le primitif et l'animal en l'homme, jamais absents dans la nature humaine. En tenir compte, c'est entrer (ingresso) dans l'entièreté de cette humaine nature sans en rejeter telle ou telle partie qui ne serait qu'un acte de cruauté, une émasculation, l'ablation d'un organe du corps.
C'est ce que la pensée fouriériste appelle « l'esprit des bêtes » ou encore l'ultima ratio des sens, ce sensible se limitant à vivre le présent, ne projetant pas dans d'hypothétiques lendemains une réalisation souhaitée, la laissant se faire toute seule.
Statu quo
Or, une telle peur de l'animalité du peuple anime notre élite, toutes tendances confondues, qui demeure déconnectée des réalités populaires. En cela, elle ne fait que réagir selon l'orthodoxie telle que vue durant la modernité occidentale, fondant même sa perspective universaliste.
Aujourd'hui, elle fait surtout le fonds de commerce des partis d'obédience islamiste tout comme ce fut le cas des élites bourgeoises en cet Occident fatigué. Rappelons ici ce que Marx disait de ses chefs de file : « Ils n'ont pas de morale, mais ils se servent de la morale. »
Ainsi, il n'y a au fond aucune originalité dans ce que le gouvernement actuel entreprend comme forme de moralisation de la société, y compris en fermant les yeux sur la traque du péché; il ne fait que reproduire une pratique bien rodée en Occident, à ceci près qu'elle se basait sur la tradition judéo-chrétienne.
De fait, ceux qui se réclament aujourd'hui d'un islam rigoriste ne se doutent pas qu'ils ne font que militer pour un islam judéo-chrétien dans son inspiration moralisante, car le vrai islam est autrement moins pudibond dans sa conception de la morale et du sexe. Et pour se rendre compte du degré de mimétisme de la part de nos traditionalistes, il suffit de relire M. Foucault qui résume cette tradition occidentale par son expression de « volonté de savoir » déjà signalée et qui, sous des figures diverses, redit la hantise constante et la peur de la part d'ombre en nos entrailles. Or, c'est cette part d'ombre qui permet de mieux distinguer la lumière qui est en nous.
Il est vrai qu'il n'est pas évident de détecter cette lumière brillant en notre peuple malgré toutes les ombres pouvant marquer son comportement. Cela a souvent amené et amène encore, par dépit amoureux le plus souvent, à une rupture avec les masses populaires prises à tort soit pour indolentes et léthargiques soit pour vulgaires et sans valeurs.
Aujourd'hui, pour y revenir, le parti islamiste, faut-il le dire, se réfère à un aspect de cette lumière, mais juste pour le déterrer de dessous la cendre des avanies faites à sa propre idéologie religieuse durant son combat passé, croyant y débusquer toute la clarté du peuple, alors que ses autres rayons qui éclairent déjà dans nos rues sont traqués par les milices des bonnes moeurs.
D'autres, quand ils arrivent aussi à distinguer cette lumière ou quelque halo d'elle, craignent à raison qu'ils ne disparaissent sous les assauts obscurantistes tout en proposant d'y substituer une lumière artificielle, sans se rendre compte que celle-ci ne saurait remplacer la naturelle lumière et que tôt ou tard elle n'est qu'obscurité.
Enfin, nombreux sont ceux qui ne voient nulle lumière autour d'eux, sans réaliser que l'obscurité qui les entoure est celle de leur cécité. Il se trouve que la pensée négative qu'ils entretiennent sur leur pays n'émane que de leur propre manque de clarté malgré cette cendre continuant à rougeoyer en eux, et ce du fait de leur appartenance à ce pays et ainsi qu'elle l'a longtemps fait chez le peuple avant de prendre feu.
Non bis in idem
Désormais éclairé de ce feu, le peuple a besoin en cette étape décisive de son histoire d'une lumière à la mesure de la sienne. Il veut que l'on prenne compte de celle qui est en lui, tout autant que de sortir celle que l'on garde sous le boisseau. Politique, celle-ci est relative à ce qui s'est passé et ce qui se passe au pays, aux responsabilités des uns et des autres, et notamment à l'idée que ses politiques se font réellement de lui.
Le peuple aimerait savoir s'il est pris pour des moutons de Panurge ou pour l'avant-grade d'une escouade filant vers la rénovation des mentalités en un monde postmoderne en pleine saturation de ses vieux repères vers l'émergence d'un cycle nouveau rompant avec le passé et non le reproduisant, lui resservant cette même chose déjà rejetée au rebut.
Or, cela ne semble pas être encore dans les cordes de la classe politique actuelle, toutes tendances confondues. Et la Tunisie attend toujours un personnel s'adonnant à une politique autre, capable d'avoir le goût d'autrui, cet autre nous-mêmes, écouter les autres sans les juger, oublier cette envie du paraître, consubstantielle à une forme antique de la politique qui a épuisé tout son sens, étant appelée à être transfigurée en cette nouvelle ère de la postmodernité.
In abstracto
Pour y revenir, le politique postmoderne, politique compréhensif par excellence doit réunir en sa personne la geste du Christ, l'exemple de notre prophète et le combat de Gandhi. Il est celui qui se présente à son adversaire les mains nues, en ami, s'offrant à racheter par son propre exemple la mauvaise conduite de celui qui se définit en ennemi. Pour cela, il n'a d'armes éventuellement — et juste pour se défendre — que celles de son adversaire qu'il ne fera que retourner contre lui, ne parlant que fraternité, rappelant le message d'amour qu'est l'islam en religion humaniste, de toute l'humanité.
Et la fraternité islamique véritable n'est pas ce succédané décaféiné que dénonce Régis Debray, mais ce que j'aime à appeler affrèrement, cette fraternité d'anciens temps, qu'on annonce pour un futur qui serait régi par la loi des frères précitée.
Celle-ci peut bien être celle que chantent nos Frères musulmans sans savoir ni en incarner réellement l'esprit ni surtout en respecter les exigences, notamment en termes de tolérance et de respect d'autrui dans toute sa différence, jusques et y compris ses possibles humaines imperfections.
De la gesticulation et du ramage des méchants, le politique compréhensif se contente de renvoyer l'écho trompeur en cris de guerre faisant défaut de sa part, se résolvant en chants de gloire, répétant sans se lasser dans sa philosophie humaniste en parlant de ses supposés ennemis : ils sont mes chants, ils tirent le meilleur en moi d'aménité dans l'adversité, de sérénité dans la calamité, de clémence face à la cruauté.
Et il ne regarde en arrière que juste pour éclairer devant lui sachant pertinemment qu'à force de voir en arrière on finit par croire en arrière et avancer à reculons. Peu lui chaut alors d'être conforme à l'esprit de son temps ou d'être pris pour un homme posthume selon la terminologie nietzschéenne, car ainsi il est assurément mieux entendu, même s'il est si peu écouté. Sa congruence avec la réalité lui suffit, une réalité entière, non réduite au principe réducteur dit justement de réalité.
Swami Vivekananda disait que « la force et le courage jaillissent de notre expérience de la réalité ». Cette réalité, le politique postmoderne la prend justement telle qu'elle sans essayer de la vouer aux gémonies ni d'y complaire. Et dans son action, il ne cherche pas à être sympathique ou emphatique, veillant tout juste à être vrai et empathique, quitte à avouer son ignorance, et bien pis sa faiblesse, car comme disait Balzac « un homme est bien fort quand il s'avoue sa faiblesse » .
Et dans la Tunisie postmoderne, ce politique a intérêt à suivre le conseil de Swami Prajnânpâd pour réussir : « Ne pas penser, ne pas interpréter, ne pas juger, ne pas comparer, mais voir ce qui est comme cela est. Accepter ce qui est. C'est la seule façon de le transformer ».
C'est donc bien d'humilité qu'il s'agit; or, l'humilité de la part du politicien est ce qu'il a le plus de difficulté à avoir, le pouvoir faisant rapidement prendre la grosse tête. Pourtant, se savoir ignorant quand on est véritablement savant n'est-ce pas le plus haut degré du savoir ?
Et dans une telle politique de l'humilité il y a nécessairement aussi une contiguïté cultivée avec cet « humus » dont est pétri ce qui est « humain ». Ainsi, par « humilité », le politique en Tunisie revient tout autant à une saine politique humaine qu'à une juste appréhension de la science politique.
Rebus sic stantibus
Le personnel politique actuel en Tunisie est-il en mesure d'être compréhensif, reproduit-il les qualités précitées? Le sûr est qu'il donne à tort, eu égard à la valeur intrinsèque de ses membres, l'image d'être un têtard, la grosseur de la tête, et donc de l'ego personnel surtout, étant inversement proportionnelle au corps, réduit le plus souvent à une simple queue en perpétuelle agitation. Telle se décline, aux yeux du plus grand nombre, l'action chez cette élite, notamment celle s'étant retrouvée orpheline d'us et coutumes de l'ancien régime dans lesquels elle était passée maîtresse dans cet art la caractérisant de la simulation et de la dissimulation.
Il en va ainsi de la marche entamée pour le retour au pouvoir par le talentueux Béji Caïd Essebsi qui rappelle par sa magistrale orchestration la célèbre marche de Radetzky. À ce propos, pourrait-on ignorer que cette célèbre marche militaire viennoise de Johann Strauss père célébrant les mérites du maréchal autrichien du même nom est adoptée par la fanfare de l'armée chilienne pour ses défilés? Aussi ne manquerait-elle pas de faire songer, ainsi interprétée à la tunisienne, à la noire époque de Pinochet premier du nom et, du coup, à une période nationale aussi noire, de celui que d'aucuns considéraient comme un Pinochet national ?
L'arme magique proposée par l'Appel de la Tunisie dénommée consensus serait efficace si elle n'était enrayée ou utilisant des munitions controversées. Car c'est moins d'entente et de complicité entre ses élites dont le peuple a besoin; le consensus il le connaît pour le pratiquer instinctivement. De plus, celui proposé par les élites politiques se résout à ses yeux en une forme de clause tacite de maintien des choses en l'état au pays, alors qu'il rêve de changement. Un changement en tout, y compris dans la vision et la pratique de l'islam en tant que partie intrinsèque de la politique.
Le défi donc que doit relever cette composante de l'élite tunisienne est bien simple tout en étant original. Il ne s'agit, rien de moins, que d'accepter l'effort de faire table rase du passé dans ce qu'il a de plus difficile à disparaître: les mauvaises habitudes incrustées et leurs symboles au-delà des personnes, leurs qualités intrinsèques et leurs talents avérés. Ainsi réussira-t-elle à se faire la violence inévitable qu'impose la situation et qui est de nature à nous permettre de distinguer finalement cette lumière qui est en nous !
Certes ce travail sur soi ne lui est pas spécifique, s'adressant à la totalité de l'élite stationnant à l'orée du stade nécessaire pour comprendre la psychologie des foules tunisiennes. Il reste que si l'ensemble continue de vivre hors du temps ou hors du réel populaire palpable et sensible, cela est particulièrement remarquable et remarqué chez les formations politiques qui allient à un ramage strident un plumage attrayant.
Nourries aux mamelles de la culture de l'Occident, aveuglées par sa lumière qui fut réelle et qui ne l'est plus, sinon comme celle des étoiles lointaines déjà éteintes, certaines parmi elles semblent les plus incapables de voir ce qui crève les yeux. Il s'agit encore de ce rayonnement intérieur en chaque Tunisien, ce complexe de sérénité harmonieuse et d'énergie débordante dont est faite la magie animant l'âme des grands peuples. Et, paradoxalement, elle ne comprend pas qu'il est exactement cette aura dont parle Walter Benjamin. Il s'y condense, aux creux des apparences et des résidus de la matérialité de ce monde factice, une sagesse tout en spiritualité invisible quoique bien réelle, tout comme l'air, ayant la consistance de la matière la plus raréfiée, la plus quintessenciée.
C'est, au final, ce qui distingue ces franges de notre élite de l'autre, arrivée au pouvoir et qui a donc pris conscience de la présence de pareille nitescence, même si elle finit par ne plus la voir que selon sa propre vision déformante, une illusion d'épiphanie lumineuse religieuse.
Nonobstant ce bémol, le parti de cheikh Ghannouchi, notamment après le retour au bercail de sa figure soufie emblématique, cheikh Mourou, semble objectivement être en pole position pour encore mieux comprendre le peuple dont il a partagé les souffrances. Nous y reviendrons.
Dans l'immédiat, nous dirons aux uns et aux autres que leur déconnexion des réalités du peuple ne portera pas à conséquence s'il ne s'agit que d'une étape dans un parcours nécessaire devant supposer, pour le moins, la rupture avec un surplace mythique pour l'aboutissement obligé du trajet à une autre étape du moment que l'ensemble se situe sur le cheminement bien orienté vers cet horizon qui est la vérité.
Toutefois, croire avoir atteint le niveau maximal de la modernité politique, sous sa forme religieuse ou profane, la considérant quasiment comme un succédané du nirvana dans son apparence scientifique imparable, c'est être le jouet d'une véritable hallucination. Puisque la modernité elle-même — et nous le rappelons bien volontiers — n'a été qu'un stade qui a fini par se saturer, se résolvant en un stade supérieur, celui d'un autre ordre des choses, un nouveau cycle qui s'appelle donc actuellement la postmodernité.
Faut-il rappeler aussi — ce qui est toujours bon à l'intention des sectaires de tous bords — que les véritables théories scientifiques sont potentiellement fausses, faute de quoi la science ne progresserait jamais. De fait, une théorie n'est qu'une proposition sur le monde et comme ce monde est en continuel changement, elle attend toujours ce que Gaston Bachelard appelait « un fait polémique », ce réel qui vient souvent briser la théorie si elle ne peut pas l'expliquer. Aussi n'est-elle grande, en quelque sorte, qu'en puissance, ayant juste le potentiel pour le devenir à l'advenue du fatal fait nouveau en défi mettant à l'épreuve sa pertinence et qu'elle relèverait, mais toujours dans l'attente d’un autre fait polémique, un autre fait à relever.
Ex aequo
Pour revenir à l'équipe dirigeant actuellement le pays, nous insisterons sur le fait que si elle se réclame justement de la splendeur de cet islam, elle n'en retient pour l'instant que l'éclat du socle, qui est certes important, mais bien loin de l'esprit encore plus lumineux. Elle ne réalise pas encore assez qu'en tant que religion postmoderne, l'islam est une foi polydimensionnelle, à la carte en quelque sorte. Et cela est non seulement dû au fait que l'islam est à la fois un culte et une culture, mais aussi parce qu'il s'adresse à la raison et que la véritable adhésion à ses préceptes se fait par la seule conviction.
Aussi, elle se doit vite de comprendre que le croyant en islam postmoderne ne relève pas ou plus seulement du culte ou de sa riche culture, même si la totalité de la foi suppose les deux intimement liés et le recommande. Plus encore, cela ne saurait être imposé au croyant sans violer l'esprit de l'islam. Car il est la religion d'une foi libre où le croyant n'est soumis à personne d'autre qu'à son créateur à qui — seul — il doit répondre de ses actes, sinon on atteindrait à la souveraineté et à la première caractéristique divine qui reste l'absolue magnanimité.
Tout autant que le reste de l'élite du pays, de laquelle elle ne diffère donc pas dans la pratique de la politique, elle se doit de comprendre le peuple pour mieux le servir et non desservir ses plus chers voeux à la dignité.
Et elle se doit, par conséquent, de prendre acte de la lumière qui brille au fond des yeux de tout Tunisien, vieux et surtout jeunes, porteuse de mille envies et de milliards de rêves et de projets d'avenir. Cette lumière que nous ne nous lassons pas de célébrer et qui est comme l'éclat du soleil en ce pays, brillante et chaleureuse, irradiant tout le corps social par capillarité. Une lumière qui ne saurait plus s'éteindre !
Summa injuria
Parlant de l'islam, on ne peut se limiter à ceux qui se situent par rapport à lui, mais on doit aussi évoquer ceux qui se tiennent à une distance plus ou moins rapprochée de lui, sinon carrément loin. En notre paysage politique actuel, en effet, il en est aussi qui n'y voient qu'une religion dépassée vouée aux gémonies, dénonçant sa prétendue anhistoricité et autre obscurantisme, ressassant des clichés éculés.
Ceux-ci tirent avantage du fait que leurs thèses se trouvent accréditées par la pratique de certains activistes qui, face à eux, se présentent comme étant les plus fervents défenseurs de cet islam incompris en son essence véritable. Mais les uns et les autres se trompent sur la vraie nature de l'islam.
Celui-ci ne réside pas dans sa lettre, combien même on la dit intangible, car sacrée, mais dans son souffle, encore plus sacré et réellement inviolable pour ce qui le concerne. En effet, le texte du Coran ne peut être dénué d'un esprit dont il procède, et c'est celui-ci qui est le véritable verbe divin qui est éternel, donc non susceptible d'être altéré par la moindre modification. Par contre, ce texte même quoique d'inspiration divine se trouve, de par sa fonction propre, adapté à la situation hic et nun des croyants et demeure donc susceptible d'évolution selon la situation atteinte par la société que l'islam sait parfaitement évolutive et changeante, et ce dans le strict cadre de l'inspiration divine éminente qui est l'âme même du texte, sa transcendante visée.
Dire le contraire au nom d'un sacré qui serait intouchable, serait violenter l'islam dans ce qu'il a d'essentiel, à savoir sa validité pour tout temps et tout lieu, son caractère éternel tout simplement. Ce serait aussi se méprendre sur le sens intrinsèque du sacré qui, dans la culture arabe, est loin d'avoir le caractère de fixité qu'on lui suppose. Il est bien plutôt de la déférence, la même que le croyant doit à son créateur, et qui est une sacralité dynamique, appropriée au fond des choses, nullement attachée à une forme par définition volatile.
Tout dans la tradition du prophète et du texte du Coran atteste cette vérité d'extrême dynamisme coranique et de l'élan révolutionnaire de l'islam, tel que le confirme la geste prophétique. La technique même appliquée par Allah en son texte sacré, notamment celle de l'abrogation, prouve à quel point l'évolutivité est un impératif catégorique en islam, correspondant à une vision éminemment humanitaire et une appréhension rationnellement juste et fondamentalement scientifique de la nature des choses. Elles reflètent une sorte de coenesthésie appliquée par avance par cette religion — humaniste par excellence — à la vie sociale perçue déjà comme une socialité avant la lettre.
Aujourd'hui, la lumière du génie du peuple, longtemps sous le boisseau, alliée à l'aura de l'islam, dégagé de ses enluminures naïves et anachroniques devenues hideuses et monstrueuses, peut constituer, sans lampe ni luminaire, la nouvelle nitescence de l'islam dont la pureté et la brillance n'a plus que faire d'une brillance devenue une matité, léguée par les âges, sa luminance naturelle étant suffisante.
C'est pourtant cette fausse lumière qui tient lieu d'oriflamme à la cinquième colonne intégriste infiltrée en islam pour essayer de détruire de l'intérieur notre Tunisie et son islam postmodernes. Et, la léthargie culturelle aidant, aux menées des adeptes des Écritures sacrées classiques, ennemis de l'esprit libertaire du renouveau du monothéisme islamique, de se retrouver en roue libre !
S'agissant des tenants de la raison à outrance, qui profitent de la moindre occasion pour mettre plus bas que terre une religion qui honore justement cette raison, nous dirons tout juste qu'ils se révèlent aussi obscurantistes que ceux qu'ils dénoncent.
Nous leur dirons aussi qu'on peut certes pratiquer la philosophie au marteau, mais à la condition qu'elle ne soit pas marteau; comme ces propos entendus dans la bouche d'un philosophe assimilant le tourisme à la prostitution. Car; ce faisant, on ne fait que théoriser nos phantasmes, religieux ou laïcs, non seulement en pensée mais aussi en jugements, au lieu de prendre la vérité ici, le peuple en d'autres circonstances, tels qu'ils sont et surtout les servir.
Pour le peuple, on aurait tort de chercher une « rationalisation généralisée de l’existence », selon l'expression de Max Weber, et qui n'est qu'une oeuvre réductrice des richesses de notre peuple musagète, ce qu'Auguste Comte résumait par l'expression : « reductio ad unum ». Et rappelons-nous ce que disait d'Alembert bien avant notre entrée en postmodernité : « La nature de l'homme est un mystère impénétrable à l'homme même, quand il n'est éclairé que par la raison seule ».
Pour ce qui est de la vérité, nous signalerons la réflexion, dans une récente conférence, de Bernard d'Espagnat qui est probablement le physicien qui a su le mieux analyser les conséquences philosophiques des données de la physique quantique. Elle s'insère dans des considérations qui constituent un véritable séisme intellectuel et épistémique dans le monde scientifique puisqu’elles permettent de récuser les représentations que le matérialisme philosophique se faisait de la réalité.
Celles-ci nous indiquent clairement que l’être ne sera jamais réductible au paraître, que le spectacle n’expliquera jamais le spectateur, ni la théorie le théoricien. Mieux, elles soutiennent que s'il y a une réalité indépendante de notre esprit, elle ne peut être que « lointaine » et « voilée », insaisissable par notre entendement qui ne peut, tout au plus, qu’y penser, l’évoquer analogiquement et symboliquement. Ainsi se vérifie, comme il le signale lui-même, la prémonition attribuée à Henri Poincaré : « les objets réels que la nature nous cachera éternellement ».
Verba volant
En cette ère où tout s'envole, les souvenirs comme les paroles, surtout celles de la vérité, nous rappelons à ceux qui sont toujours entichés de l'Occident qu'on y avait fabriqué artificiellement une dualité structurelle à partir de la notion de culpabilité chrétienne issue de la peur nourrie par cette religion de la part d'ombre dans le peuple. Elle fut ensuite théorisée par la « séparation » hégélienne et la coupure freudienne dans un commun rejet de l'entièreté de l'être, répudiant ce qu'il peut y avoir de tragique intimement lié à la condition humaine.
C'est ce qui fut le fondement de cette conviction de l'éternité de l'homme, maître du monde, et sa fuite éperdue de la mort, sa dénégation même, alors que cette dernière reste la source de l'existence. Ne le voit-on pas dans le refus de considérer le vieillissement cérébral comme une fatalité, un processus naturel, comme on le faisait chez nous il n'y a pas si longtemps encore, et de l'ériger en maladie (ce mythe de la maladie d'Alzheimer) qu'il fallait absolument médicaliser et traiter au non d'une science pourtant impuissante devant l'oeuvre de la nature?
Toujours en cet Occident, référence absolue pour les uns et aussi étalon inconscient pour les autres, on a déjà rêvé de la société parfaite, le paradis sur terre au nom d'une religion triomphante ou d'une modernité anticléricale. Puis, on se rendit compte que l'on ne pouvait évacuer sans dommages le mal de la nature humaine, mais qu'il fallait négocier avec lui, car qu'il en allait de la dignité humaine.
Nous faut-il donc aujourd'hui, en porteurs d'oeillères, singer les erreurs de l'Occident, alors que les principes de la religion mis en oeuvre pour cela contredisent notre entreprise et se retrouvent faussés par elle?
Qu'est-ce donc que ce sentiment d'infériorité qui nous fait ignorer ce qu'il peut y avoir de bon chez nous, au seul critère qu'il est de chez nous? Mais qu'est-ce aussi ce complexe de supériorité qui nous fait toiser les autres pour les croire seuls susceptibles d'être salis par ce que l'être humain, tout être humain, a de moins vertueux en sa nature, et de les rabaisser sans nuances?
C'est oublier que tout complexe de supériorité est en fait un complexe d'infériorité inversé. C'est aussi oublier que l'islam est tout sauf arrogance et mépris d'autrui et que l'amour islamique est bien plus fort que celui incarné par le christianisme qui généralise le péché à tous les humains et, du même coup, consacre la rémission divine des fautes pour tous les pécheurs.
Et pour revenir ici à la pensée grecque qui a eu l'influence que l'on connaît sur l'esprit occidental, disons d'abord que cela ne fut possible que grâce à l'intermédiation arabe qui a traduit un égal intérêt pour cette pensée de la part de nos ancêtres au temps de la splendeur de l'islam.
Disons ensuite qu'il y existe une distinction importante à méditer : le péché, d'un côté, qui est un acte sur lequel on peut agir et que l'on peut éviter éventuellement et, de l'autre, la pollution, qui est automatique, indépassable. Le premier est en quelque sorte ponctuel, la seconde est structurelle.
Prendre en compte de cet aspect structurel est une question de clairvoyance populaire et permet de garder cette sagesse quotidienne de la nécessité. Cela ne peut que conduire à une posture existentielle qui ne s'offusque ni ne rejette les formes variées de dérélicition dans la recherche d'un équilibre riche de ses déséquilibres apparents, des équilibres (dés-équilibre) variés et non contradictoires. Il en va de même du désordre nominal (des-ordres) qui n'est donc que la recherche d'ordres autres, nouveaux, et cela mène à un équilibre, à un ordre plus complexe certes, mais plus complet. Il est celui du contradictoriel, cette logique qui ne fonctionne pas sur le dépassement du mal par la synthèse obligée et la perfection recherchée, mais qui fait de l'imperfection et de la part d'ombre des éléments essentiels, inévitables de la vie individuelle et collective.
Quare
Et qu'on se le dise ! s'il doit y avoir renouveau ou même refonte en islam, c'est celle du sens et non pas simplement du droit. C'est une refonte radicale qui ne se fera pas non plus de l'extérieur, mais de l'intérieur même de cette religion qui a produit, durant sa riche histoire, l'instrument de sa propre régénération. C'est dans sa spiritualité, qui a su assez tôt saisir le sens vrai de la révélation coranique, aller à son esprit au lieu de demeurer à la surface de sa lettre, que se situe ce nouvel effort d'Ijtihed qui est, dans le même temps, ancien et authentiquement islamique.
Il s'agit bien évidemment du soufisme des origines, seul capable aujourd'hui de contrer la pensée occidentale fatiguée en même temps que le discours intégriste musulman. Or, le soufisme est bien vivace en Tunisie, et c'est ce qui a permis d'enrayer dans ce pays le processus de sclérose de cette religion déjà bien entamé ailleurs, aboutissant à une inversion totale des valeurs islamiques originelles et originales. Comme le dit Éric Geoffroy dans « L'islam sera spirituel ou ne sera plus », le soufisme est « tel un noyau en fusion, il a le pouvoir de vivifier l'écorce de la forme religieuse en réévaluant les rapports entre raison et supra-raison, entre Loi et esprit de la Loi».
Dans l'ère postmoderne que nous vivons, cet Ijtihed spirituel réussira d'autant mieux la révolution du sens islamique qu'il ne se coupera pas de la pensée occidentale dominée par le nihilisme et/ou l'errance morale. Comme l'exclusion de la religion a amené au désenchantement du monde occidental, l'islam revivifié par sa spiritualité soufie pourrait fort bien réussir à réenchanter ce même monde par une véritable quête de l'excellence spirituelle à travers un islam paisible, tolérant et ouvert, un islam soufi. Cette ambition universelle au sens où l'utilise Adorno devrait inciter Ennahdha et les islamistes véritables à oeuvrer dans ce sens en conformité avec la prétention de leur religion à l'universalisme.
Grâce au soufisme et en ce moment propice qu'est la postmodernité, la société islamique tunisienne est enfin en mesure de féconder ses immenses richesses en les sortant de leur fixité soigneusement érigée en dogme autour des quatre grandes écoles juridiques. Celles-ci, contrairement au souhait de leurs maîtres, ont été imposées en diktat politique plutôt que purement religieux par un pouvoir instituant qui y trouvait matière pour contrôler le peuple, châtrer ses velléités d'émancipation .
Un retour à une saine interprétation de l'islam telle que tentée et réalisée par le soufisme, le vrai, permet de retrouver l'esprit de l'Ijtihed qui consacre la primauté de l'effort individuel de compréhension de sa religion par le croyant dans un rapport direct avec Dieu où le collectif ne se substitue pas aux libertés individuelles, mais en constitue la somme et au mieux la synthèse.
En Tunisie, la révolution des sens que fut celle du jasmin en appelle une autre donc, celle du sens en réussissant à étendre la force régénérante qui a permis le coup du peuple du domaine social et politique au domaine sacré et religieux en un mouvement de sublimation du pur cultuel vers une conscience plus élevée d'ordre mystique et de facture culturelle.
Il nous faut, par conséquent, nous convaincre que l'islam perpétuel est l'islam spirituel, celui entrevu déjà par les soufis de la Vérité. Et que les soubresauts actuels en Tunisie du fait, entre autres, de notre rapport à la religion authentique ne sont que les douleurs de la gestation d'une réalité nouvelle. Ils consacrent surtout un passage inévitable du collectif à l'individuel et du pathologique à l'ontologique.
Hic et nunc
Pour cela, et afin de relativiser le jugement sévère sur la situation actuelle au pays, il ne faut pas oublier que toute situation de crise n'est que l'achèvement d'un cycle saturé et le passage à un autre; c'est cette « pars destruens » (inévitable destruction) préalable au passage à la « pars construens » ou « pars aedificans » (nécessaire reconstruction). Cela correspond à cette part en nous qu'on doit éliminer même dans les pires douleurs, et ce comme une peau nécrosée en cas d'escarre devant être nécessairement soumise à détersion pour laisser la place à une nouvelle peau saine.
La dépense d'énergie à laquelle on assiste actuellement chez notre peuple est prodigieuse, même quand elle se pare de ses plus mauvais atours, car elle doit être prise au sens de G. Bataille, soit comme une recherche de la fusion. Une fusion avec ce gouvernant qui prend ses distances, une vision avec l'autre étranger qui nous snobe en nous fermant ses frontières. En fait, on a tout juste en oeuvre ces « lois de l’imitation » proposées par Gabriel Tarde et qui semblent non seulement caractériser son comportement, mais aussi celui du monde entier où elles seraient la règle actuellement.
Car, dans sa sagesse ancestrale, le peuple tunisien sait d'instinct que nous n'existons que dans et par le regard de l’autre, que cet autre soit celui de la tribu affinitaire, celui de l’altérité humaine de la nature ou le grand Autre qu’est la déité. De fait, si durant la Modernité défunte, l’autonomie était à la fête, l'homme étant sa propre loi, en postmodernité, c'est l’hétéronomie qui prévaut, la loi de l'un, c'est l’autre qui la fait. C'est une sorte d'inversion du temps pour le mettre à l'endroit, comme on écrit le mot police à l'envers sur les véhicules des forces de l'ordre pour que cela soit visible à l'endroit dans les rétroviseurs des automobilistes.
Aussi, désormais, c’est moins l’Histoire linéaire qui importe que les histoires humaines. On a pu parler, à ce propos d'une « Einsteinisation » du temps, dans ce sens que le temps se contracte en espace qui est bel et bien un présent qui se vit ici et maintenant, mais jamais seul, avec d’autres et en un lieu donné.
Cela a permis à certains de dire que le présent postmoderne rejoint la philosophie du « kairos » déjà évoqué et qui met l’accent sur les occasions et les opportunités; l’existence n’étant en quelque sorte qu’une suite d’instants éternels qu’il convient de vivre, au mieux, hic et nunc. N'est-ce pas là ce qui caractérise au fond le peuple tunisien aujourd'hui au-delà des conceptions simplistes relatives au chaos?
Aujourd'hui, chez les sociologues compréhensifs, celui-ci n'est plus interprété en termes alarmistes comme avant. Ainsi, l'un d'entre eux, le plus en vue, Michel Maffesoli, a proposé pour l'appréhender une subtile distinction entre les notions de drame et du tragique. Le drame, comme son sens étymologique l'indique, serait ce qui évolue vers une solution possible et même nécessaire, comme le bourgeoisisme moderne l'a illustré, avec une tension permanente vers un degré zéro du risque. Tout au contraire, le tragique se révèle « aporique », car ne recherchant ni n'espérant de solutions ou de résolutions des états de crise, reposant sur la tension des éléments hétérogènes.
Ainsi, en une suite logique d'un processus dialectique, le drame aboutit à une synthèse recherchée et espérée, alors que le tragique, pour reprendre le néologisme déjà utilisé, repose essentiellement sur le « contradictoriel » au sens où le contradictoire doit être pris en tant que tel, sans opposition mais complémentarité entre ses éléments apparemment antagoniques.
Et la postmodernité est le temps du tragique par excellence. Il s'agit donc là d'une autre façon de dire que l'on doit accepter le présent tel qu'il est et le prendre pour ce qu’il est, en ne cherchant surtout pas à se projeter dans quelque avenir que ce soit.
C'est ainsi que réagit actuellement notre peuple, mais ce n'est pas ainsi que le perçoivent ses élites qui, ayant toujours en vue le côté dramatique des choses, un aspect donc dépassé, pensent pour lui à un avenir dont il ne veut guère se soucier. Il n'est donc pas surprenant que cet avenir ne lui convienne pas tant qu'il n'en aura pas fait son présent; ce qui nécessite une autre politique de la part de dirigeants estimés, à tort ou à raison, déconnectés des réalités populaires véritables.
Quomodo
Au-delà de la politique compréhensive qu'ils ont intérêt à développer, il y a lieu donc pour les politiques en Tunisie de veiller à l'image qu'ils donnent d'eux-mêmes, l’image étant devenue aujourd'hui un « mésocosme », c’est-à-dire un milieu ou vecteur, un élément primordial du lien social.
C'est qu'avec la postmodernité, on assiste à la (re) naissance d’un « monde imaginal », une manière d’être et de penser, traversée entièrement par l’image, l’imaginaire, le symbolique, l’immatériel, véritable réceptacle du désir précédemment évoqué. L'optique weberienne toujours d'actualité ne soutenait-elle pas que l'on peut parfaitement comprendre le réel à partir de l’irréel ou de ce qui est réputé tel ?
N'est-on pas loin, désormais, du temps de cette Modernité de Descartes à Sartre où l’image et l’imaginaire étaient jugés comme entravant le bon fonctionnement de la raison, stigmatisant la moindre sensibilité théorique. En ces temps révolus, l’imagination était la « folle du logis », expression philosophique devenue proverbe populaire. Tout au contraire, en postmodernité, et par le biais de l’imaginal, on est en mesure d'être plus attentif à la société complexe, prendre acte de la solidarité organique qui s’y amorce et avoir conscience de cette parfaite « correspondance », au sens baudelairien, qu'on y trouve entre tous éléments de l’environnement social et naturel, parfaitement imbriqués.
Notre époque est bien en prise avec les réalités concrètes, et donc plus attentive à l’impermanence des choses les plus établies. C'est pourquoi elle a permis l’émergence des valeurs archaïques enterrées par la Modernité; ce qui met l'accent sur cette loi capitale enseignant que si toute civilisation est mortelle, la vie, quant à elle, ne peut que perdurer.
En notre pays, la page du cycle ancien a été tournée par le coup du peuple tunisien. Or, galvauder cette révolution qui est la première page de ce nouveau cycle marqué par le génie d'un peuple alerte, illuminé par une nitescence, en lui aujourd'hui active, c'est tout simplement ne pas être à la hauteur de ce peuple, ne pas refléter sa lumière et démontrer une étroitesse culturelle et psychique engendrant frustration et compression sociale.
Ne pas la galvauder revient à en respecter l'esprit en ne contrariant pas l'élan du Tunisien vers l'autre, son ouverture d'esprit et son ingéniosité, alliée à une insatiable soif de libertés, et qui le faisait inventer, par couscoussier interposé, sa propre antenne parabolique en un temps où l'information était encore plus cadenassée qu'aujourd'hui.
Comment y arriver ? En consacrant ses valeurs dans la future constitution, y élevant en dogme sa traditionnelle tolérance et en sacralité l'égalité de tous les citoyens de ce pays, où la femme n'a jamais été inférieure à l'homme et n'a jamais démérité dans le service de son pays. C'est aussi et surtout lui tenir le langage du coeur, qui est un langage de vérité et revendiquer tout haut son droit à circuler librement.
En un monde qui a changé, on ne peut faire la diplomatie comme avant; on ne peut surtout prétexter du statut et du poids de la Tunisie qu'on suppute minime et qui est bien plus grand qu'on ne le pense pour se priver d'innover.
Aussi est-il possible et impératif d'envisager entre l'Europe et le Maghreb une véritable convergence démocratique méditerranéenne, dans le cadre d'un pacte de civilisation, aboutissant à la réalisation d'objectifs concrets de cohésion sociale. Cela pourrait se faire à travers une circulation fluide, grâce à l'adoption et la généralisation du principe du visa de circulation, plus d'efficacité dans le domaine économique par le biais de la coopération décentralisée et davantage de compétitivité moyennant un véritable espace de liberté et de gouvernance régionale et locale.
Pour cela, il faut oser, au nom du peuple et de sa réalisation historique, inviter l'Union européenne à anticiper le sens de l'histoire et à innover en imaginant une sorte de processus avant la lettre d'intégration à venir de la Tunisie, pays désormais démocratique, au cercle européen des démocraties et en mettant à sa disposition la batterie des fonds structurels décennaux prévus pour mise à niveau préalable à toute adhésion. Ce serait la meilleure façon d'ancrer la Tunisie dans la démocratie tout en assurant les intérêts bien compris de tous les pays de la région.
Que nous cessions donc, élites tunisiennes toutes tendances confondues, de ne voir que notre nombril comme s'il était celui du monde et non seulement de notre pays ! C'est une variante maladive de l'égoïsme trop humain, un égotisme bien politique qui n'est même pas ce qu'en disait Aristote pour qui « l'égoïsme n'est pas l'amour de soi, mais une passion désordonnée de soi ». Il est, tout simplement, un désordre dépassionné de la vie une désorientation spatio-temporelle, un Alzheimer politique.
Et que l'on se tienne, ô partis islamistes, à l'impératif catégorique de se défaire de toute tentation de réductionnisme confessionnel pour une homogénéité religieuse illusoire ! S'il faut une dose d'apostolat dans vos activités, faites qu'elle soit de nature politique conformément à la nature double de l'islam qui est fondamentalement une religion et une politique. Aussi, pareil apostolat doit-il obéir aux règles de la démocratie, le régime politique le moins mauvais, aussi bien dans le prêche par l'exemple et le débat, acceptant et suscitant la contradiction, que dans la reconnaissance d'une nécessaire opposition avec la garantie de tous ses droits légitimes.
En un mot, il nous faut passer de l'état dépassé de la croyance à celui nouveau de la foi. Or, la foi islamique s'y prête à merveille si ses adeptes administrent la preuve qu'ils la méritent vraiment. Aussi, nous faut-il nous persuader que rien n'arrêtera l'advenue de l'islam postmoderne, étant donné que « rien n’arrête une idée dont le temps est venu », ainsi que le dit Victor Hugo.
Il nous faut juste, pour y être prêts, adopter la posture intellectuelle nécessaire, audacieuse et résolue pour définir les grandes caractéristiques de cet islam dans le cadre de l'épistémé postmoderne et cela d'une manière non judicative, non normative. Il s'agit, rien de moins, que d'épiphaniser les grandes caractéristiques de notre religion qui sera culturelle, spirituelle ou elle ne sera plus !
Il faut aussi que l'élite politique actuelle au gouvernement, bien plus donc que celle en dehors du pouvoir, regarde la Tunisie au fond des yeux et y voie son âme dont la douleur digne se cache derrière une résignation qui est moins une faiblesse qu'une force de caractère rétive à la violence pour ses excès. En cela, tout comme l'ensemble de notre élite, elle reste tout éprise par les plans de sa carrière, négligeant l'essentiel qui est d'être en empathie avec le peuple, cherchant la voie facile, affectant une sympathie de circonstance. Et elle dit aimer ce peuple dont l'amour doit être logiquement la première condition pour le servir; mais ses initiatives démontrent qu'elle n'aime qu'une représentation mythique de sa personne, correspondant à ses désirs. En tout cas, elle ne lui voue pas cet amour simple et sincère tel que ce fils du peuple que fut Farhat Hached l'a incarné, par exemple.
Sine die
Aujourd'hui, plus que jamais, il urge que la classe dirigeante répare ses erreurs de jeunesse dans cette démocratie naissante en en refondant la pratique à mettre au diapason des attentes du peuple et ne pas repousser aux calendes grecques les réponses à ses attentes.
Ce qui urge le plus pour l'ensemble de la classe politique cette fois-ci, c'est d'arrêter de repousser l'action utile à plus tard, sans nul engagement sérieux sur un délai, une date, pour s'atteler enfin à l'essentiel, au présent. Or, cela découle du fait qu'elle est tellement prise par l'écume inutile d'un futur taillé à la mesure de ses ambitions, ajoutant l'inutilité d'une attitude politique à l'inutile social, ce qui ne manque pas de donner fatalement une somme d'inutilités ayant juste une apparence d'utilité, ne faisant qu'alimenter encore plus l'inutile.
Il est temps, pour les uns et les autres, d'écouter l'exhortation du sage : «Ne vous appesantissez pas sur le passé, ne rêvez pas de l'avenir, concentrez votre esprit sur le moment présent ! » Et ce perspicace conseil de Bouddha est non seulement sensé du point de vue de la philosophie sociale ainsi que l'on s'est évertué à le démontrer tout au long de cette réflexion, mais aussi et surtout d'un point de vue neurologique, l'importance de vivre dans l'instant étant capitale dans le cerveau; et l'on sait ce qu'il en coûte de perdre nos souvenirs, de succomber à la maladie de l'oubli !
C'est que personne parmi notre élite politique n'est arrivé encore à être à la hauteur de ce que mande le peuple : ni les anciens, nostalgiques d'un ordre révolu qui serait beau s'il n'était celui des tombes bien alignées dans le silence des cimetières ni les nouveaux qui ne réalisent pas être les revenants d'un monde périmé englouti par l'effervescence de la postmodernité que nous retrouvons dans les remous émotionnels et créatifs du peuple.
Ils ne réalisent pas que ce peuple ne saurait accepter un retour en arrière, la reprise même sous des oripeaux neufs des haillons d'un passé honni. Surtout, ils ne se doutent pas assez, dans le feu de leur action supposée judicieuse, qu'il nous faut repenser la politique, reconnaître sa transfiguration, pratiquer la politique compréhensive dont il a été question dans cet article.
Celle-ci suppose, s'agissant par exemple de l'attitude à l'égard des brebis galeuses de toute nature, que la société ne saurait les traiter comme avant par l'exclusion, mais comme des égarés, sans restriction de leurs droits à l'expression et, dans le même temps, sans compromission avec le respect des libertés de tous. Si cela est avéré de la part d'EnNahdha avec les salafistes, leurs sbires et séides nostalgiques de la dictature ou illuminés d'un grand soir islamique, il doit l'être aussi et de la manière la plus évidente avec tous ceux qui se situent aux antipodes de ses croyances et convictions, des hérétiques aux homosexuels en passant par les libertaires.
Certes la loi de l'exercice politique est dure, imposant sa lourdeur, mais faut-il passer sous les fourches caudines du conformisme? Doit-on continuer à pratiquer le pouvoir à la manière antique, sans réaliser que la langue de bois n'a plus cours et que la sincérité doit être de mise, même si les politiciens vieux jeu, tout auréolés des palmes de l'âge et de l'autocélébration, croient que cela relève de la naïveté et de l'inexpérience ?
Ils ne peuvent ignorer, pourtant, que les paroles en politique volent et qu'elles emportent désormais avec elles moins les espoirs de ceux qui les entendent — personne ne les écoutant plus —, mais les illusions de ceux qui les tiennent, croyant réussir à bâtir un avenir en politique, alors qu'ils ne font que construire un château de sable au bord de la mer de leurs illusions.
Il en va, mutatis mutandis, de la théorie religieuse déconnectée de son socle social où l'irrationalité, de part et d'autre, se décline à l'état absolu. Ainsi, et on s'y est assez étendu, le fait religieux islamique est, pour les uns, intangible, figé, comme s'il n'était pas rationaliste, scientifique même dans sa vision de l'homme et du monde. Pour les autres, l'islam serait inconciliable avec la modernité sauf à être repensé sur des bases rationalistes.
Or, nous avons assez répété que la Modernité n'est plus, que la rationalité postmoderne ne correspond pas à celle connue par l'Occident et que l'islam, qui fut moderne avant la lettre — ou plutôt « rétromoderne », d'après mon néologisme —, est forcément appelé à être postmoderne pour assumer au moins sa vocation d'être en harmonie avec son temps, à défaut d'être en avance comme il en a la légitime disposition.
Pretium doloris
Disant cela, nous ne contestons nullement à l'équipe dirigeante actuelle, comme le font à tort certains, toute capacité politique ni surtout sa légitimité à faire face à la situation actuelle du pays. Ceux-là contredisent leur profession de foi démocratique en agissant et réagissant selon la couleur idéologique de l'équipe au pouvoir sans saisir assez sa caractéristique principale qui est d'avoir été bel et bien dans l'opposition active et l'exil, outre d'avoir été longtemps persécutée.
Car c'est cette caractéristique majeure qui la marque pour l'essentiel, et c'est elle qui a motivé le vote citoyen. Pour le peuple, la couleur politique peut n'être qu'une apparence qui change selon les réalités du pouvoir, surtout si la pratique politique heurte les convictions issues du combat politique. Cela relève de la transfiguration du politique désormais patente même si certains continuent de l'ignorer, mus moins par le flair politique que par des réflexes conditionnés.
Certes, en voyant le peuple lui ouvrir la voie au pouvoir, le parti EnNahdha a eu le tort de croire qu'il était assez savant, qu'il connaissait suffisamment l'âme de ce peuple pour, non seulement l'incarner, mais en réécrire la trame. Aussi, au lieu de marcher sur les pas du peuple et laisser se soulever devant lui le voile de sa grandeur si discrète et par trop pudique, il a préféré emprunter sa propre voie, qui n'était même pas originale, reprenant les incunables de ses prédécesseurs adeptes de cette politique tellement à l'ancienne. Ce faisant, il a omis que ce que le peuple attendait de lui, c'était de le voir prendre goût pour une philosophie réellement au marteau, une déclaration de guerre aux chimères et aux idées reçues, où l'on brûle au feu d'une pensée comme une psychanalyse du feu, une méthode qui serait nouvelle d'investigation, au carrefour entre la religion et la science.
Il est vrai que le pouvoir à de ces délices qui font oublier les devoirs qui y sont attachés, surtout quand le mécanisme psychologique de réparation d'un dommage subi joue à fond, au point de faire de la réparation du dommage moral une licence pour tout faire. Il est donc temps de se rappeler que s'il est une vertu en politique, c'est celle de la mesure en toute chose, y compris en matière de ce à quoi on estime avoir légitimement droit.
Et nunc erudimini
Il est surtout temps que nos islamistes se rendent compte que leur slogan de retour à la mélodieuse partition divine de l'existence n'est pas une spécificité musulmane. Toute la conscience occidentale a été marquée par une semblable partition se voulant une séparation entre les ténèbres et la lumière. L'esprit longtemps triomphant de la Modernité avait déjà développé une thématique semblable axée sur une telle séparation.
Aussi, croyant innover, nos islamistes, les moins modérés d'entre eux particulièrement, ne font que mettre leurs pas dans ceux de la tradition judéo-chrétienne. Il est vrai que, pour être scientifiquement exact, il faut désormais parler d'une tradition judéo-christo-musulmane, tellement le fonds sémite est commun aux civilisations gréco-romaine et arabo-musulmane. De plus, ils n'ont pas conscience que ce qu'ils croient original dans leur prêchi-prêcha, débordant de cette moraline hors de temps, pour user de la dérision nietzschéenne, puise directement dans la philosophie des Lumières qu'ils croient dénoncer.
Ce faisant, ils tournent le dos à ce qui a fait la spécificité de la civilisation arabo-musulmane qui a su rompre justement avec l'hypocrisie d'une morale judéo-chrétienne qui n'a fait qu'engendrer frustrations et pathologies sociales diverses.
L'islam a su, en effet, se développer et prospérer grâce à une pratique assumée de tolérance et d'ouverture endossant « l’entièreté de l’être », sa « complétude », incarnant ainsi bien mieux que ses héritiers occidentaux la dialectique nuancée, signalée ci-dessus, de la pensée grecque, à savoir cette imbrication subtile entre le « péché», factuel et dépassable, et la « pollution », structurelle et inéluctable, qu'il échet d'accepter et de faire avec.
Notre civilisation, en transmettant à l'Occident son héritage, après l'avoir enrichi, a su sauvegarder son esprit originel et éviter ce qui allait devenir une coupure radicale dans l'Europe du Moyen-Âge, fondant le conflit métaphysique entre le bien et le mal? C'est ce que nous voyons, ironie du sort, ressurgir chez nous, faisant d'une réalité étrangère la plus authentique de nos mythiques spécificités.
En effet, pour le christianisme, que singe aujourd'hui un islam dénaturé, aucun équilibre n'existe entre deux entités voulues opposées, antinomiques. Ainsi, dans la pensée augustinienne, dont on sait l'importante en chrétienté, le mal n'a aucune réalité en soi puisqu'il n'est que privatio boni, une privation du bien. Or, elle est reprise par nos islamistes qui voient pourtant bien son peu d'impact sur la sagesse populaire qu'ils jugent démoniaque du fait qu'elle continue de reconnaître, à bon droit et selon sa tradition ancestrale, que le bien et le mal restent deux entités autonomes et équivalentes.
Ce qui est remarquable et à remarquer ici, c'est que les manifestations d'une telle sage intuition marquent le quotidien de ce peuple intelligent, admettant par tradition l’imperfection comme étant aussi un élément structurant du donné social tunisien. C'est ce qui devrait inspirer le politique, tout autant que l'observateur des phénomènes sociaux, comme un angle d’attaque particulièrement pertinent pour son action ou ses études.
Et on ne le répétera jamais assez, il ne s'agit là, rien de moins, que d'une conception saine de l'esprit de l'islam dans sa vision exhaustive de l'existence réelle. Sa tradition, tout comme celle, profane, du peuple ne pullule-t-elle pas de fées, d'esprits et de démons ?
Sursum corda !
Aujourd'hui, si le parti de cheikh Ghannouchi est encore dépositaire de la confiance populaire, et même s'il souhaite et plus que tout la garder, il semble ne pas savoir comment exorciser sa hantise à voir se défaire lentement, mais sûrement semble-t-il, la confiance du peuple placée en lui. Celle-ci, rappelons-le, stipulait essentiellement qu'il réussisse à réunir par son style propre — soit avec un islam épuré comme par un ciment de mosaïque — les pierres précieuses qui sont celles d'angle de l'édifice Tunisie, à savoir la tolérance, l'ouverture et la liberté.
En se comportant comme il le fait, réagissant émotionnellement à tout ce qui ne convient pas à ses militants, surtout parmi les plus extrémistes, n'hésitant pas à en faire une atteinte à l'islam, il fait de notre belle religion cet ânon que tout un chacun cherche à enfourcher et dont on s'improviserait le propriétaire en cherchant à défendre l'animal d'être monté.
Or, loin d'être ce bourricot, l'islam est une altitude inatteignable, une sommité que ne saurait abaisser nulle bassesse ou turpitude, sauf paradoxalement notre propre comportement qui ne ferait alors que donner une fausse vision de la hauteur sublime de notre religion. Par conséquent, nous ne serions que pareils à cette mère dite juive, prototype de toute mère possessive et si débordante d'amour au point d'étouffer son enfant chéri.
Et nous le rappelons encore, quitte à nous répéter : l'instant éternel que vit le peuple aujourd'hui est un instant soufi, en ce sens que l'islam tunisien est fondamentalement imprégné par l'esprit soufi qui est une recherche de connaissance directe de la divinité, une mystique enseignant la progression spirituelle sur la voie d'une rencontre de l'âme du croyant avec son créateur. C'est ce qui fait l'attachement du Tunisien à sa religion en une forme de
plénitude d'islam vécu comme une voie d'excellence et vers l'excellence.
Aussi, après la fragrance du jasmin, la Tunisie pourrait s'embaumer du parfum de l'islam dans sa saveur soufie, cet éveil à l'universel et au goût d'une foi rationaliste apaisée.
Écoutons, pour terminer comme on l'a commencé, ce qu'assure le célèbre neurobiologiste Jean-Didier François sur l'inévitabilité de la foi, et ce bien qu'il soit un indécrottable matérialiste, croyant à la naissance inévitable d'un homme transhumanisé (que, personnellement, je pense être plutôt un homme spiritualisé) : « Je n'ai pas besoin de l'hypothèse de Dieu pour faire ma science. Mais je suis quand même "religieux", puisque je prie. Mon besoin naturel de transcendance s'exerce librement, sans que je sois contraint par une morale ou par un dogme. Dieu peut être un partenaire, mais pas un destinataire. »" À méditer...
Farhat OTHMAN
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