Riadh Zghal: Politique, leadership et bonne volonté

La question de leadership fait couler beaucoup d’encre dans le domaine du management depuis qu’on a observé que le commandement hiérarchique n’était pas fonctionnel dans tous les cas et qu’il était concurrencé par l’existence, à côté de la structure formelle consignée dans un organigramme, d’une structure sociale informelle des employés, dirigée par des leaders bénéficiant de légitimité auprès d’une majorité de leurs collègues. Cela se manifeste nettement lorsque des grèves sont décrétées par des syndicats d’entreprises, ou bien sans aller jusqu’à la grève lorsque les travailleurs observent un ralentissement de l’activité soit par l’absentéisme, soit par le tire-au-flanc ou la fréquence de départs volontaires. Reste la question du comment émergent ces leaders informels? Généralement, ils sont adossés à une centrale syndicale ou bien ce sont parfois des individus qui se distinguent par un charisme, des capacités de communication et autres qualités particulières qui leur permettent de mobiliser autour d’eux un groupe d’activistes.
Dans le domaine politique, le leadership brasse à grande échelle, celle d’une majorité de la nation. La formation d’un leadership engagé pour la libération de la Tunisie du joug colonial a nécessité une maturation des opinions qui a duré 75 ans ponctués par des écrits avant d’en arriver à la lutte organisée par des militants du verbe et des armes. Les leaders de l’indépendance ont émergé en s’exposant à une répression coloniale impitoyable et sauvage. Ils ont payé de leur chair mais pas seulement. S’ils ont réussi à libérer le pays du joug colonial, c’est surtout parce qu’ils ont réussi à constituer une masse critique de personnes unies par la même volonté de se sacrifier pour une cause, guidés par une vision politique à mettre en œuvre une fois acquise l’indépendance du pays. Une telle masse critique, associée à une vision de l’avenir partagée, a permis la fondation d’un parti et de structures en mesure de diffuser l’engagement de larges pans de la société pour supporter le coût d’une lutte pour l’Indépendance.
Plus tard, une masse critique d’adhérents au parti politique a servi à soutenir une politique de développement telle que définie par les leaders politiques qui ont pris le pouvoir. A cet égard, on peut déduire que la formation d’un leadership nécessite une période plus ou moins longue, nécessaire à une maturation historique et sociale variable selon les pays et les conditions géopolitiques qui caractérisent un moment de domination d’une idéologie, d’une puissance. Toutefois, la légitimité d’un leadership n’est jamais durable. Les germes de la contestation des leaders se développent au gré des changements de contexte et de la gouvernance adoptée par les leaders souvent tentés par l’entretien de leur pouvoir, quitte à instituer un régime autoritaire et répressif de toute contestation.
Afin d’asseoir son leadership, outre ses qualités personnelles, le leader politique appartenant à un parti bénéficie de nombreux avantages que lui procure ce dernier. Cela peut débuter par une formation que les partis bien établis et organisés offrent à leurs jeunes adhérents, puis de nombreuses opportunités de communication et d’apprentissage par l’expérience, l’observation de «role models» parmi les aînés. Le leader potentiel d’un parti dispose d’une vision et d’un programme d’action bien ficelé, ce qui constitue une base sur laquelle il peut s’appuyer pour rayonner et mobiliser des sympathisants de plus en plus nombreux. Le cercle de ces derniers s’élargit de manière considérable si un usage adéquat est fait des réseaux sociaux, ce qui contribue à donner une visibilité au leader et à son engagement pour le projet politique de son parti. Ainsi le parti offre un cadre pour la structuration du profil de leader dont une plateforme pour s’exprimer, exercer ses capacités de communication, de persuasion et par suite de mobilisation des soutiens aussi bien à son statut de leader qu’au parti qu’il représente. Le parti offre au leader potentiel l’opportunité de conduire des débats publics, là où il est confronté à des controverses émanant de personnes appartenant à des partis opposés et à la société civile dans toute sa diversité. Une telle expérience stimule sa capacité d’affiner son argumentaire et celle de jeter un regard critique sur le programme de son parti.
Si le fonctionnement démocratique de la société respectueux des institutions ne peut se passer de gouvernement, la démocratie ne peut se passer de partis et «la société démocratique ne peut se passer de leadership», écrivait Moisei Ostrogorski.
Le leadership est le produit d’un contexte où interviennent plusieurs variables dont la nature de la société. On se rappelle le dicton arabe "كما كنتم يولى عليكم" «tels que vous êtes, vous serez dirigés». Seulement ce dicton ne dit pas tout dans la mesure où les « menés » se retournent contre celui qui a été leur meneur. Le leadership qui a été opérationnel dans certaines circonstances n’est plus efficace lorsque des changements se produisent générant une situation nouvelle à plusieurs points de vue. Combien de leaders ayant bénéficié d’une légitimité sociale, puis mués en dictateurs une fois assurés d’une légitimité institutionnelle, ont très mal fini. Ainsi ont chuté des empires et des régimes nationaux aveugles aux changements qui se produisent autour d’eux et dans le monde, et sans vision prospective.
Tout porte à croire que le leadership politique ne s’improvise pas dans une société comme la nôtre en phase de transition, exposée aux incertitudes d’un monde en mutation. En revanche, afin d’éviter les turbulences de l’incertitude, il y a besoin d’une vision fixant une orientation vers laquelle puissent se diriger les acteurs sociaux car «il n’y a pas de bon port pour celui qui ignore sa destination». De même, les acteurs sociaux, érigés grâce à une dynamique sociale particulière, ne logent pas uniquement au sommet de l’Etat. Ils sont disséminés à travers toutes catégories sociales et au gré de leurs activités émergent des leaders qui pourraient être guidés par une vision partagée de l’intérêt national. Mais ce n’est pas toujours le cas. La question d’ordre politique récurrente est comment prémunir le leader contre la dérive autocratique ? Des éléments de réponse se trouvent dans le style de leadership adopté.
Le style de leadership renvoie au comportement du leader en rapport avec ses collaborateurs et la population qu’il est censé diriger, que ce soit à une échelle nationale ou celle d’une population de citoyens plus réduite. A ce propos, les théories divergent. Les premières plaçaient le leader au centre du processus de leadership. Selon son profil et sa volonté, le leader mise sur son charisme, sur la production de règles à respecter ou bien se contente de laisser faire. Plus tard, les théories ont considéré le rapport entre la situation chargée de multiples variables et le style de leadership, puis en sont arrivées à considérer le fait que le leadership est d’abord une interaction entre un meneur et ceux qu’il dirige. Et dans cette relation, il y a une réciprocité au sens où toute action appelle réaction et donc changement dans les perceptions, les attitudes et les comportements. Autrement dit, le pouvoir de changement n’est pas l’apanage du seul leader même s’il croit en avoir tous les pouvoirs.
En politique, le leader peut être puissant mais des citoyens et la société dans son ensemble disposent de pouvoirs, d’où l’importance des interactions sociales entre le leader et son peuple. Contrairement aux styles autocratique ou transactionnel de type donnant-donnant, le leadership transformationnel place les interrelations au centre du lien qui unit le leader et ses suiveurs. La question devient alors de trouver les moyens de cadrer l’action de manière à créer une harmonie dans les comportements des uns et des autres pour assurer l’efficacité dans la poursuite des objectifs fixés par un projet politique. Le leader transformationnel tout en étant à l’écoute de ses suiveurs cherche à construire un consensus autour d’objectifs visés, de valeurs et de normes partagées. Il cherche à donner l’exemple et agit en tant que «role model» inspirant émotionnellement et intellectuellement. Ce qu’il attend de ceux qui le suivent, tout en leur manifestant sa considération, non l’obéissance mais un degré d’autonomie s’appuyant sur le développement de leurs capacités de résolution de problèmes complexes, de créativité, d’engagement envers un projet d’intérêt commun et de valeurs partagées et par suite de prise de décision adossée à un socle commun de consensus relatif aux orientations d’ensemble dont la stratégie nationale de développement.
En cette période trouble que traverse le monde, dont notre pays qui cherche sa voie pour la paix et la prospérité, il y a un besoin de leadership transformationnel, non seulement au sommet mais aussi au niveau de toutes les strates de la société et des organisations. Un tel leadership opère des changements dans les représentations grâce à une vision partagée de l’intérêt général, fondée sur une stratégie nationale explicite et largement diffusée, des valeurs communes orientant la gouvernance des institutions nationales et locales. Structurer un tel leadership ne s’improvise pas mais exige des préalables dont une vision consensuelle ou du moins bénéficiant de l’adhésion du plus grand nombre. En plus de la vision et d’une stratégie nationale, un tel leadership va avec plus d’autonomie des acteurs et la transformation des responsables en leaders par la formation à un tel rôle orienté vers l’efficacité de l’action débarrassée d’idéologies et d’immobilisme administratif et d’autoritarisme improductif. Finalement, le leadership politique mû par l’intérêt général ne se suffit pas de bonnes volontés.
Riadh Zghal
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